Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome III

CHAPITRE IV – Les drames du feu

En bordure des propriétés de lord AstorBurydan et de Mr. Pasquier s’étendaient, sur une longueur deplus de cinq miles, des bois et des cultures appartenant aubaronnet Mathieu Fless.

Au centre de ce domaine, un des plus vastes dudistrict de Winnipeg, s’élevait une ferme solidement construite enpierres de taille et qui avait des allures de gentilhommière.

C’est là que le vieil avare s’était retirélorsque le retour inopiné de lord Burydan l’avait forcéd’abandonner le château de ce dernier.

Depuis le jour fatal où il avait été obligé dedéguerpir de cette résidence princière, le vieillard ne décoléraitpas. Il faisait expier à ses créanciers, par mille tracasseries,l’amère désillusion qu’il avait éprouvée.

Levé avant le jour, il chevauchait de ferme enferme, monté sur une jument poussive qui eût rendu des points àRossinante pour la maigreur, et qu’on eût crue échappée del’abattoir d’un équarrisseur.

Le baronnet avait conservé l’aspect que nouslui connaissons. Il ressemblait, comme par le passé, au Juif errantde nos vieilles images d’Épinal. Sa barbe était seulement un peuplus longue, son visage un peu plus ridé et ses vêtements un peuplus sales.

Ses cheveux, qui flottaient sur ses épaules,étaient, comme jadis, protégés par un bonnet de peau de lièvre, quitenait à la fois de la casquette, du béret et de la mitreépiscopale.

Il n’avait pas cessé de porter sa robe dechambre de drap vert, chaudement doublée de peaux de lapin etingénieusement raccommodée avec des morceaux d’étoffe de toutes lescouleurs de l’arc-en-ciel.

Ses doigts étaient toujours aussi crochus etaussi maigres ; ses ongles, par exemple, étaient devenus aussilongs que ceux de certains mandarins.

D’ailleurs, sa santé demeurait excellente.

Ses petits yeux noirs pétillaient toujours,aussi vifs que ceux d’un merle, derrière ses sourcilsbroussailleux. Et son appétit, entretenu par le régime austère quelui imposait son avarice, semblait s’accroître au lieu de diminueravec l’âge.

Ce matin-là, le baronnet s’était levé plus tôtque de coutume. Son premier soin, en sautant à bas du canapé auxressorts détraqués qui lui servait de lit, fut de se confectionnerune soupe rafraîchissante avec de l’oseille sauvage, qu’il allacueillir dans la clairière voisine, et des croûtes de pain sec,gardées de la veille et qu’un chien tant soit peu délicat eûtrefusées avec mépris.

L’avare huma avec délice ce laxatif potagejusqu’à la dernière cuillerée.

– Excellent ! murmura-t-il, entreses dents. Au printemps, le sang a besoin d’être rafraîchi… Et,maintenant que me voilà bien réconforté, en route ! Je vaisaller déjeuner chez mon fermier Flambard, qui ne demeure qu’à huitmiles d’ici… une vraie promenade… et chemin faisant, je verrai siles orges et les avoines ont bonne mine.

Le baronnet se coiffa de son bonnet de peau delièvre, prit en main son bâton de houx et se mit en route, toutguilleret. Ses jarrets étaient aussi secs et aussi nerveux que ceuxd’un vieux cerf. Aussi marchait-il avec une rapidité qu’eût enviéeun coureur de profession.

De temps en temps, il faisait halte,s’assurait de la bonne venue d’un de ses nombreux champs decéréales, arrachait çà et là une mauvaise herbe, et repartait deplus belle.

Il parcourut ainsi, sans ressentir le moindresymptôme de fatigue, le chemin qui le séparait de la ferme deFlambard.

Il y arriva juste à temps pour se mettre àtable.

Une vaste marmite de soupe aux choux fumait,pendue à la crémaillère, et exhalait une vapeur qui chatouillaagréablement les narines de l’avare.

Le fermier, assez mécontent de cette visite,ne put s’empêcher d’inviter le baronnet à s’asseoir à la tablecommune.

Le nouveau convive émerveilla les valets deferme par son appétit, car, autant le baron Fesse-Mathieu étaitsobre chez lui, autant il était avide et même glouton quand ildînait en ville.

De mauvais plaisants prétendaient que,semblable au serpent boa, il pouvait manger pour quinze jours.

Après avoir dévoré comme un ogre et bu commeun templier, le baronnet reçut cent dollars que lui devait sontenancier, et, bien restauré, se remit en chemin pour la ferme d’unautre de ses débiteurs, qui se trouvait à dix miles de là.

Il y arriva à la tombée de la nuit, touchacinquante dollars et dîna.

– La journée n’a pas été mauvaise,songeait-il tout en allongeant le pas pour regagner sa demeure. Jen’ai pas trop dépensé aujourd’hui. Tout irait bien sans ces diablesde sabots qui semblent s’user à vue d’œil. Il faudra que j’y mettemoi-même de gros clous un de ces matins ! J’en ai déjà ramasséune dizaine qui feront parfaitement l’affaire.

Il était dix heures du soir lorsque l’avarefranchit le seuil de sa cuisine.

C’est à peine s’il ressentait quelque fatigue,et, en dépit de l’usure de ses sabots, il était, somme toute,enchanté de sa journée.

Il frotta précautionneusement une allumette ets’en servit pour enflammer l’extrémité, aiguisée d’avance, d’une deces branches de pin résineux que l’on trouve dans les tourbières.Ce luminaire répandait une fumée acre et nauséabonde ; mais ilavait, aux yeux du baron Fesse-Mathieu, l’inappréciable avantage desupprimer l’emploi de la bougie, du pétrole et de tous autreséclairages dispendieux.

L’avare relut avec soin, à la lueur de ceflambeau, son livre de comptes. Puis il alla serrer son argent dansune chambre spéciale, ferma soigneusement serrures et verrous, et,enfin, fatigué d’une journée si bien remplie, il se jeta sur sonlit, après avoir pris soin toutefois de se débarrasser de sessabots et de son bonnet de peau de lièvre.

Il s’endormit presque immédiatement.

Il n’avait pas fermé les yeux depuis cinqminutes qu’on frappa rudement à la porte.

Le baronnet, en homme habitué aux alertes dece genre, sauta rapidement en bas de son lit, s’arma du grosrevolver placé sous son oreiller, et s’avança pieds nus du côté dela porte, où l’on continuait à frapper, à coups redoublés.

– Qui est là ? grommela-t-il. Passezvotre chemin. Ce n’est pas une heure pour réveiller les honnêtesgens !…

Il ponctua sa phrase en faisant craquer labatterie de son arme.

– C’est moi, mon père, répondit une voixforte et claire. Moi, votre fils aîné… Ouvrez-moi vite… Le vent estglacial…

L’avare avait reconnu la voix de son fils,attaché de l’ambassade anglaise de New York et dont il n’avait paseu de nouvelles depuis un mois. Par un reste de défiance, il ne sehâta pas d’ouvrir.

– C’est bien toi ? fit-il. Parleencore, que je sois bien sûr de ne pas me tromper.

– Mon père, je vous en prie, s’écria levisiteur avec impatience, dépêchez-vous ! La bise du nord mepique les oreilles comme un millier de fines aiguilles.

– Allons, ne t’impatiente pas ! Jecrois que c’est bien toi. Je vais t’ouvrir !

Lentement, le baronnet tira les verrous, fitjouer la clef dans la serrure. Mais, d’abord il ne fitqu’entrouvrir la porte, qu’une chaîne solide maintenaitentrebâillée : puis, haussant sa torche de résine d’une mainet tenant son revolver de l’autre, il s’assura d’un coup d’œilcirconspect que c’était bien son fils aîné qui venait heurter à sonhuis à cette heure indue.

Enfin, la chaîne tomba. La porte s’ouvrittoute grande, et le fils aîné du baronnet put entrer dans lacuisine.

Grand et robuste, il était engoncé jusqu’auxoreilles dans une pelisse de renard noir et coiffé d’un élégantchapeau de voyage. Entre le fils et le père, il y avait unedissemblance complète de tenue et d’allure ; l’un était aussiélégant que l’autre était sale et négligé. Mais leurs regards àtous deux brillaient du même feu cupide, et Fless le diplomate, laquestion d’âge mise à part, ressemblait trait pour trait à Flessl’avare.

– Comment se fait-il que tu soisici ? demanda le baronnet à son fils avec surprise. Je net’attendais pas !… Tu as donc pris un congé ?

– Mon père, s’écria le jeune homme avecagitation, il n’est plus question de congé pour moi. Je viensd’être révoqué.

– Révoqué ? s’écria le vieillardavec saisissement.

– Eh bien, oui ! Et cela, grâce àmon cousin lord Burydan. Il a fait agir contre moi les hautesinfluences dont il dispose en Angleterre. On m’a accusé de jouer,d’avoir des maîtresses et de faire partie d’une association debandits qui s’appelle la Main Rouge.

L’avare était hébété de stupeur et de chagrin.Il chérissait son fils aîné à sa façon. Autant il détestait NoëlFless, le mari d’Ophélia, l’habitant de la Maison Bleue, autant ilaimait le diplomate. Celui-ci avait su jusqu’alors faire croire àson père qu’il était aussi « économe » que lui. Et ilavait eu l’art de faire déshériter entièrement son frère Noël à sonprofit.

– Qu’y a-t-il de vrai dans toutes cesaccusations ? demanda le baronnet avec inquiétude.

– Pas un mot. Ce sont d’atrocescalomnies. Lord Burydan – qui vient de se marier exprès pour nousdéshériter – ne m’a jamais pardonné d’avoir pris part à soninternement au Lunatic-Asylum, de même qu’il vous en voudraéternellement, mon cher père, d’être entré un peu trop vite enpossession de ses domaines quand tout le monde le croyait mort.

– Ah ! les beaux domaines !murmura l’avare avec un soupir de regret, les belles forêts !les bonnes terres à blé ! les beaux pâturages ! Dire quej’ai été dépouillé de tout cela !… J’en ai reçu un tel coupque je ne m’en remettrai jamais.

Le diplomate regardait avec une grimace dedégoût cette misérable cuisine sans feu, où toutes les provisionsétaient représentées par un bloc de pain noir qui paraissait aussidur qu’une pierre et qui devait avoir au moins huit jours de date.Heureusement, il avait pris la précaution de dîner à Winnipeg.

– Lord Burydan est un mauvais parent,dit-il après un moment de silence ; c’est à lui que je dois laperte de mon emploi et l’accusation qui pèse sur moi.

– Une accusation ? s’écria levieillard, que veux-tu dire ?

– Ne vous ai-je pas dit tout à l’heure,répliqua le jeune homme avec impatience, qu’on avait prétendu quej’appartenais à la Main Rouge ?… Il vaut mieux que voussachiez toute la vérité… Un mandat d’arrêt a été décerné contre moiet j’ai dû m’enfuir précipitamment…

Le vieillard s’était assis sur un escabeau, enproie à un véritable chagrin.

– Mais, au moins, murmura-t-il d’un airsoucieux, tu n’es pas coupable ?

– Lord Burydan est cause detout !

– Tu ne risques pas d’être arrêtéici ?

– Il faudrait pour cela me faireextrader…

Le vieillard, la tête dans ses mains, demeuraplongé quelques instants dans de sinistres réflexions.

– Alors, dit-il avec amertume, te voilàréduit aux expédients, et tu viens me demander de l’argent !Vraiment je n’ai pas de chance !

– Non, répliqua le jeune homme d’une voixsombre, je ne veux rien ! Je ne viens pas vous priver deséconomies que vous avez amassées avec tant de peine…

– Je n’ai pas un sou d’économies,répondit machinalement l’avare.

– C’est entendu. Mais vous seriez bienaise, j’en suis sûr, de rentrer en possession du château et desterres qui l’entourent ?

– Que faudrait-il faire pourcela ?

– Tout simplement me laisser agir à maguise. J’ai voué à lord Burydan une haine mortelle. Il faut quel’un de nous disparaisse.

– Mais il est marié ! murmural’avare épouvanté des sanglants projets de son fils.

– Sa femme aura le même sort quelui !

Un tragique silence plana pendant quelquesminutes dans la cuisine glaciale. Ni Mathieu Fless ni son filsn’osaient dire tout haut ce qu’ils pensaient.

– Lord Burydan est un coquin, murmuraenfin l’avare. Si j’étais sûr de le tuer sans courir aucun risque,je n’hésiterais pas un instant.

Le diplomate soupira bruyamment.

– C’est cela, mon père !s’écria-t-il. Pas de faiblesse ! Pas de scrupulesinutiles ! Soyons énergiques ! Je suis heureux deconstater que vous partagez entièrement ma façon de voir.

Il ajouta, comme s’il eût voulu brusquer leschoses et empêcher l’avare d’hésiter plus longtemps :

– Le vent est très violent cette nuit… ilsouffle de l’ouest… et les terres de lord Burydan sont précisémentsituées à l’est des vôtres.

Le vieillard avait compris.

– Tu veux mettre le feu ?demanda-t-il en tremblant de tous ses membres.

– Ai-je dit cela ?… Eh bien, je nereviens pas sur mes paroles ! Un incendie de forêt, en cettesaison, produirait des ravages incalculables. Le château estprécisément situé au milieu de bois d’arbres résineux.

– Mais mes forêts, à moi ? répliquale vieillard avec vivacité.

– Ne vous ai-je pas dit que le ventsoufflait de l’ouest ?

– C’est vrai… Toutefois, quand même lesbois et le château brûleraient, cela ne nous débarrasserait pas del’excentrique ?

Le diplomate haussa les épaules.

– Vous ne m’avez donc pas compris ?murmura-t-il. L’incendie n’est que le prétexte. À la faveur dudésordre causé par un pareil sinistre, il peut se passer bien deschoses.

Et le misérable eut un geste significatif, enportant la main à la crosse de son revolver.

– D’ailleurs, continua-t-il, la ville deWinnipeg est trop loin pour qu’il puisse en venir du secours entemps utile.

– Mais, interrompit précipitamment levieillard, la Maison Bleue où habitent ton frère Noël et Ophélia,sa jeune femme, se trouvera forcément englobée dansl’incendie ?

– Eh bien, tant pis ! Je détesteNoël. Tout ce que je peux lui souhaiter de mieux, c’est qu’il ne setrouve pas en face de moi pendant les quelques heures qui vonts’écouler d’ici le lever du soleil !

Le baronnet n’osa répondre.

Il était épouvanté de ce fils qu’il avaitpourtant élevé suivant ses principes, et auquel il avait appris,dès sa plus tendre enfance, à mettre la richesse avant toutes lesautres choses.

Le vieillard comprenait bien qu’il était troptard pour empêcher le misérable de donner suite à son projet, et,par une réflexion rapide, il en arrivait à trembler pour lui-mêmeet pour son trésor.

– Allons, dit précipitamment le fils del’avare, hâtons-nous ! Les heures sont précieuses… Vousm’accompagnez ?

– Je… je ne sais !… balbutia lebaronnet.

– Je vois que ça vous ennuie. Bon !Je n’ai besoin de personne pour agir !… Ah ! une dernièrerecommandation… Si je ne reviens pas, n’ayez nulle inquiétude… Sij’ai réussi, je m’arrangerai pour disparaître pendant quelquetemps, de façon à ce qu’aucun soupçon ne puisse tomber sur moi.J’ai sur le lac Winnipeg une petite embarcation avec laquelle je merendrai où je voudrai. En tout cas, n’avouez jamais, quoi qu’ilarrive, que vous m’avez vu ce soir !

– Bien ! bien ! murmura l’avareavec inquiétude ; bonne chance !

Le fils de Mathieu Fless avait déjà disparudans la nuit.

*

**

Le baron Fesse-Mathieu demeura quelque tempsimmobile et accablé sur le seuil. Puis, prenant subitement unerésolution désespérée, il se munit de son revolver et se glissa àson tour dans la forêt.

La nuit était brumeuse et froide, un furieuxvent d’ouest faisait gémir mélancoliquement le tronc élastique dessapins et semblait murmurer aux oreilles de l’avare de confuses etterribles paroles.

Le baronnet frissonna, et, enfonçant sur sesoreilles son bonnet de peau de lièvre, il se dirigea vers cettepartie de sa forêt qui confinait aux propriétés de lordBurydan.

Il avait fait à peine une centaine de pas qu’àune assez grande distance, entre les arbres, il vit jaillir unepetite lueur qui alla en s’élargissant lentement.

Le crépitement du brasier, qui commençait às’allumer, parvint à ses oreilles. La lueur, pourtant, demeuraitfuligineuse. Malgré le vent furieux qui l’activait, l’incendiecouvait, dévorant les buissons et les brindilles jusqu’à ce qu’ileût rencontré quelque bouquet d’arbres résineux qui luifourniraient un aliment.

Retenu par une terrible curiosité, le baronnetcontinua à longer le saut-de-loup qui séparait sa propriété decelle de lord Burydan.

Coup sur coup, il vit s’allumer deux autresfoyers d’incendie. Un moment viendrait où les trois brasiers n’enferaient plus qu’un, où la forêt flamberait comme une torcheimmense, cernant le château de l’excentrique d’une mer de feu.

Une heure s’écoula.

L’incendie s’accroissait avec une imposantelenteur.

C’était comme une aurore sanglante qui selevait peu à peu entre les hauts troncs noirs des sapins, entre lestroncs blancs des bouleaux et des érables.

La forêt de lord Burydan était, maintenant,recouverte d’un dôme de fumée noire d’où jaillissaient des millionsd’étincelles. L’avare n’avait plus froid. Le rayonnement intense dubrasier le pénétrait à travers ses haillons, et il se reculait,épouvanté de cette lueur qui montait, toujours plus terrible deminute en minute.

Tout à coup, de grands cris éclatèrent dans lesilence, suivis de sons de cloche et jusqu’au bruit aigu d’unetrompe d’automobile.

À travers le rideau mouvant des flammes,l’avare aperçut des ombres qui allaient et venaient avec des gestesfous. Des coups de cognée retentirent, entremêlés d’ordresbrefs.

Comme cela se pratique en pareil cas, lordBurydan essayait de limiter le fléau par des abattages ; à latête de ses serviteurs, lui-même guerroyait contre le feuenvahisseur. Il était, d’ailleurs, vaillamment secondé par sesamis. Goliath faisait tomber des hêtres en trois coups de cognée.Bob Horwett, Kloum dirigeaient les serviteurs du château sur lespoints les plus menacés.

Puis on vit arriver une escouade de bûcheronssous la conduite de Noël Fless.

Caché derrière le tronc d’un chêne, l’avareassistait à ce poignant spectacle et, lui aussi, de son coin, sepassionnait pour cette bataille contre le plus destructeur deséléments.

– Ils sont capables de venir à bout del’incendie, grommelait-il avec rage. Voilà déjà toute une partie depréservée. Heureusement que nous avons le vent pour nous.

Une demi-heure s’écoula. Le nombre destravailleurs s’augmentait de minute en minute. La fureur de l’avarene connut plus de bornes lorsque les deux autos et le mail-coach,expédiés en toute hâte dans les villages voisins, débarquèrent unenouvelle troupe de bûcherons.

Tous ces efforts n’auraient servi de rien silord Burydan n’avait eu une idée de génie.

– Nous ne viendrons jamais seuls à boutdu fléau, s’écria-t-il, nous ne sommes pas assez nombreux !Que tout le monde laisse les abattages et qu’on se rende auRuisseau rugissant.

On avait compris.

– Le lord a raison ! cria la fouledes travailleurs, il faut faire un barrage ! L’eau seule estcapable de lutter contre le feu !… Le torrent vaincral’incendie !

Des pierres, des troncs d’arbres, des sacs desable furent précipités dans le lit du torrent. En moins d’un quartd’heure un solide barrage fut élevé. Dégringolant impétueusementles pentes, les eaux se précipitèrent vers le brasier qui s’ytrouvait reflété comme dans un miroir. Puis il y eut un longsifflement. Entre les éléments ennemis, la lutte commençait.

Toute la forêt fut envahie par un acrebrouillard de fumée et de vapeur d’eau. Il y avait de grands arbresdont le pied était déjà entièrement baigné et qui continuaient àflamber comme des torches, en projetant de tous côtés leursbranches changées en tisons incandescents. Certains taillisformaient comme de petites îles de feu que l’action de l’eaudiminuait de minute en minute et qui finissaient par s’écrouleravec un bruit strident, ne laissant à leur place qu’un grand nuagede vapeur blanche.

L’incendie n’avait heureusement pas atteintles hauteurs, de sorte que le Ruisseau rugissant, dont les eaux necessaient de se déverser, finit par en avoir presque complètementraison.

De sa cachette, le baronnet Fless avait suiviles péripéties de ce drame en grinçant des dents. Il voyait avecrage que son fils avait commis un crime inutile.

Mais il était écrit que le vieux coquinépuiserait, cette nuit-là, la coupe de l’horreur.

Mêlé aux travailleurs qui avaient combattul’incendie à son début, le Peau-Rouge Kloum avait, à un momentdonné, aperçu un homme qui, étendu à plat ventre et prenant lesplus grandes précautions, amoncelait des brindilles sur un foyerdisposé dans le creux d’un vieux sapin.

Taciturne de sa nature, Kloum ne dit rien àpersonne de sa découverte ; mais, se séparant de sescompagnons, il se mit à la poursuite de l’incendiaire et, avecl’habileté spéciale aux gens de sa race, il le suivit de loin, sansen être aperçu.

Au moment où le misérable, croyant son œuvreterminée, se disposait à prendre la fuite par un sentier quiaboutissait au lac, le Peau-Rouge se dressa devant lui et, avantqu’il eût eu le temps de faire un geste, lui sauta à la gorge et leterrassa.

Puis, mettant un genou sur la poitrine del’homme ainsi abattu, il le considéra avec attention à la lueurrougeâtre de l’incendie.

– Tiens ! fit-il, le fils du baronFesse-Mathieu ! Cela ne me surprend pas…

– Laisse-moi m’enfuir ! râlal’incendiaire à demi étranglé.

– Non ! dit froidement Kloum enarmant son revolver.

– Grâce ! J’ai dans ma poche unportefeuille plein de bank-notes. Il est à toi si tu me laissesaller.

– Non.

– Au moins, murmura le fils de l’avaredans un râle, ne me tue pas maintenant ! Conduis-moi à tonmaître !… Lord Burydan est mon cousin, il est l’ami de monfrère, il me fera grâce ! Tu n’as pas le droit de me tuer,toi !

– Eh bien ! je le prends !répliqua Kloum impassible.

Et, appuyant le canon de son arme sur la tempede son ennemi, il lui brûla la cervelle.

Le corps fut agité d’un long tressaillement,puis demeura immobile. L’héritier du baron Fesse-Mathieu étaitmort.

Au bruit de la détonation, un homme avaitsurgi brusquement de derrière le chêne où il s’était tenu cachéjusqu’alors. C’était l’avare lui-même. Il se dirigea en hâte versle corps ensanglanté, qu’il avait reconnu au premier coup d’œil,pendant que Kloum s’évanouissait, comme une ombre, dans l’épaissefumée.

L’avare vit son fils le front troué d’uneballe, la face encore hideusement crispée par une suprême grimacede haine et d’épouvante, et il n’eut pas une parole. Il soulevacette tête morte que le reflet des flammes entourait d’une auréolesanglante, effleura de ses lèvres ce front encore tiède et tombaévanoui.

*

**

Quand il revint à lui, il se trouvaitenvironné d’une vive clarté, des bouquets de mélèzes flambaient enjetant une lueur blanche éblouissante. Chacune de leurs branches,gonflée de sève humide, éclatait comme un feu d’artifice. C’étaitle bruit de ces détonations qui avait tiré le vieillard de satorpeur.

Chose étrange, il ne vit plus à côté de lui lecadavre de son fils. Quelqu’un avait profité de son évanouissementpour l’emporter.

L’auteur de cette disparition n’était autreque Kloum. Ne sachant trop comment lord Burydan pourrait apprécierle supplice de l’incendiaire, le Peau-Rouge avait jugé prudent deporter le cadavre à l’endroit où les flammes étaient le plusardentes.

Le baronnet regarda quelques instants autourde lui, avec hébétement. Tout à coup, il jeta un cri d’épouvante etde stupeur. Il était environné d’un cercle de flammes qui allaitsans cesse en se rétrécissant.

– Le feu ! s’écria-t-il atterré, lefeu !… Et c’est mon propre bois qui brûle !… Comment celase fait-il ?…

Bondissant à travers les flammes, il s’enfuiten hurlant, droit devant lui, sans savoir ce qu’il faisait.

Voici ce qui s’était produit.

Pendant que lord Burydan, ses amis et sesserviteurs s’occupaient à combattre le fléau, le vent avaitbrusquement sauté de l’ouest au nord-est, et l’on s’était aperçu, àun moment donné, que c’est vers la forêt appartenant à l’avare quese déversait une pluie d’étincelles, de charbons ardents et debranches enflammées.

Tout entier à ses préoccupations, le baronnetne s’était pas aperçu que l’incendie, rampant sournoisement au rasdu sol, avait fait un long détour et l’avait peu à peuencerclé.

La barbe grillée, son bonnet de peau de lièvreroussi, il se retrouva, on ne sait comment, dans sa propremaison.

Il en ressortit presque aussitôt pour crier,appeler au secours.

Mais sa voix se perdit dans le tumulte del’incendie.

Le feu, presque éteint dans la propriétévoisine, semblait prendre pour ainsi dire une revanche en dévorantles bois qui appartenaient à l’avare.

Les bûcherons avaient été longtemps sanss’apercevoir que les bois du baron Fesse-Mathieu, eux aussi,étaient en flammes. Quand ils s’en furent rendu compte, ilsrefusèrent énergiquement d’aller continuer chez le baronnet leurtravail de préservation.

– Ce vieil égoïste peut bien griller toutvif dans sa tanière ! dit l’un ; ce n’est pas moi quilèverai un doigt pour le sauver.

– Il n’a jamais secouru personne, dit unautre. Il n’est pas juste que l’on vienne à son secours !

– Qu’il crève ! dit un troisième. Cesera un bon débarras !

Par une malchance que l’on considéra plus tardcomme un châtiment providentiel, l’eau du Ruisseau rugissanttrouvait son écoulement naturel dans le fossé du saut-de-loup quientourait les bois de l’avare, de telle sorte que l’incendie put sedonner libre carrière en cet endroit. Le feu dévora donc plusieurshectares sans rencontrer d’obstacles, et il s’arrêta de lui-même àl’espace découvert qui se trouvait tout autour de la maisond’habitation.

Lord Burydan était d’un caractère tropgénéreux pour laisser les flammes dévorer les propriétés de sonennemi. Il fit honte aux travailleurs de leur égoïsme, et, suivi deGoliath, de Bob Horwett, de Kloum, de Noël Fless et de sa femmeOphélia, il entra dans le bois de l’avare.

Mais l’excentrique arriva trop tard. Lui etses amis ne purent constater qu’une chose, c’est que le sinistren’avait produit que des dégâts, somme toute, peu considérables dansles futaies du baron Fesse-Mathieu.

Ils se contentèrent donc de circonscrire parquelques fossés le feu qui couvait encore sourdement, propagé parles racines des arbres. Une petite pluie qui se mit à tomber achevad’éteindre complètement les souches embrasées.

Ils se retirèrent complètement rassurés.

Noël Fless et Ophélia, qui étaient demeurésles derniers, allaient en faire autant lorsqu’ils distinguèrent, aumilieu d’un monceau de cendres, un squelette complètementcarbonisé. Ophélia faillit s’évanouir, persuadée que c’étaient làles restes de l’avare.

– Grand Dieu ! s’écria-t-elle, monbeau-père a été victime de l’incendie. Aussi, c’est notrefaute : nous ne sommes pas accourus à son aide assezpromptement.

Noël était devenu très pâle.

– Ce serait pour moi un éternel remordss’il en était ainsi, murmura-t-il, mais je doute fort que cesossements noircis soient ceux de mon père. Il n’a jamais porté deschaussures aussi fines.

Et il montrait une des bottines du défunt qui,par hasard, avait complètement échappé au feu.

– C’est vrai, s’écria la jeune femme dontla physionomie se dérida, je ne l’ai jamais vu que chaussé de grossabots.

– N’importe ! Je ne veux pas resterdans le doute ! Mettons-nous à la recherche de mon père. Ilest assez surprenant, tu l’avoueras, que personne ne l’ait vu surle lieu du sinistre.

Les deux jeunes gens n’étaient qu’à quelquespas de l’habitation de l’avare. Ils trouvèrent la porte grandeouverte, ils entrèrent.

Les meubles et les ustensiles étaient endésordre. Évidemment, la demeure du baron Fesse-Mathieu avait étéle théâtre de quelque drame.

Très inquiets, Ophélia et son mariparcoururent dans tous les sens le rez-de-chaussée et les chambresdu premier étage. Ils explorèrent même, mais toujours sansrésultat, les granges, les étables et les remises.

– Il n’y a que le grenier que nousn’avons pas vu, dit tout à coup Ophélia.

– Allons-y, murmura Noël en s’efforçantde dissimuler l’inquiétude qu’il ressentait.

Ophélia gravit la première l’escalier quiconduisait au grenier. Aux clartés de l’aube livide et grise, elleaperçut un spectacle effrayant.

Le baron Fesse-Mathieu, réduit au désespoir,s’était pendu à l’une des poutrelles de soutènement du toit.

Demeuré économe jusqu’au dernier moment, ilavait eu soin de déposer son bonnet de peau de lièvre, sa robe dechambre de drap vert et ses sabots avant de se décider à passer satête dans le fatal nœud coulant. À ses pieds, on voyait encorel’escabeau sur lequel il s’était hissé pour mettre à exécution sonfunèbre projet.

Ophélia était heureusement une femme d’actionà qui la vie en plein air, les longues chasses, les fatigantesrandonnées à travers bois avaient communiqué une énergie et unerobustesse presque viriles.

Son premier geste fut de couper la corde quienserrait le cou du vieillard, sans même attendre que son mari fûtlà pour l’aider.

Quand Noël Fless fut à son tour parvenu dansla soupente, la jeune femme avait étendu le baronnet sur une gerbede paille, et, constatant que le corps était encore souple ettiède, elle s’était mise en devoir de lui prodiguer tous les soinsusités en pareil cas.

– Il est mort ? s’écria Noëlterrifié.

– Non, dit Ophélia, mais il n’en vautguère mieux.

– Pauvre père ! murmura le jeunehomme profondément troublé.

– Il ne s’agit pas de perdre notre tempsen doléances inutiles ! Aide-moi… Peut-être peut-on encore lesauver !

Tous deux, par bonheur, étaient au courant desderniers progrès de la science ; ils pratiquèrent larespiration artificielle, les tractions rythmées de la langue.

Au bout d’un quart d’heure, l’avare ouvraitles yeux, puis les refermait après avoir poussé un profondsoupir.

– Il est sauvé ! s’écria joyeusementOphélia.

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