Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome III

SEIZIÈME ÉPISODE – La tour fiévreuse

CHAPITRE PREMIER – En Floride

Du train qui venait de faire halte à la garede Tampa, tout au sud de la Floride, il ne descendit, par cettetorride matinée de fin d’été, que deux voyageurs seulement. Tousdeux étaient vêtus de complets de couleur kaki, coiffés de casquesde liège, et suivis d’un domestique noir chargé de porter leursvalises ; tous deux jetèrent le même regard distrait etfatigué sur les constructions blanches de la ville de Tampa,au-dessus desquelles le vent soulevait des tourbillons depoussière, et qui se découpaient crûment sur le ciel d’un bleuéblouissant.

Ils firent, chacun de son côté, quelques pasvers la sortie de la gare et, se trouvant brusquement l’un en facede l’autre, ils jetèrent le même cri de surprise.

– Vous ici, lord Burydan ?

– Vous y êtes bien, mon cher Oscar. Maisj’ai beau regarder, il me semble qu’il y a en vous quelque chose dechangé ?

– Vous ne vous trompez pas, réponditgaiement le jeune homme. La dernière fois que je vous ai vu,j’étais encore quelque peu bossu ; maintenant je suiscomplètement débarrassé de cette difformité, et cela grâce ausavant traitement que m’ont appliqué l’illustre Bondonnat, monmaître et ami, et son gendre, M. Ravenel.

– Tous mes compliments ! dit lordBurydan en serrant chaleureusement la main de l’ex-bossu. C’estdonc pour cela qu’il y a un siècle qu’on ne vous a vu ?

– Oui. J’ai dû garder quelques semainesune immobilité absolue, le dos pris dans un appareil plâtré ;maintenant cela va tout à fait bien… Mais est-il indiscret de vousdemander où vous allez ?

– Une voiture qui appartient à un de nosamis doit m’attendre à la gare, ici même.

– Tiens ! c’est comme moi !J’attends aussi une voiture… Au fait, c’est peut-être lamême ?

– Ce ne serait pas impossible. Dans tousles cas, voici bien une voiture, mais il n’y en a qu’une.

Tous deux s’approchèrent d’une sorte de char àbancs attelé de deux mules fringantes et protégé contre les ardeursdu soleil par un dais de toile cirée. Un Noir sommeillait sur lesiège, à l’abri d’un vaste parasol. Oscar le secoua pour leréveiller et lui demanda s’il n’était pas au service de l’honorableMr. Bombridge.

– Oui, répondit le Noir en bâillant. Jeviens chercher deux voyageurs.

– Eh bien ! les voilà, dit lordBurydan.

Il ajouta, en se tournant versOscar :

– Vous voyez que je ne m’étais pastrompé. Il était écrit que nous devions prendre le mêmevéhicule.

Les deux amis s’installèrent sur les coussins.Le Noir fit claquer joyeusement son fouet, et les mules partirentau grand trot, dans un tintinnabulement de grelots, secouant auvent les pompons de laine de couleur vive dont leurs harnaisétaient garnis, en guise de chasse-mouches.

Ils traversèrent à fond de train la villepoussiéreuse et déserte. À cette heure de la journée, tout le mondeavait déjà commencé à faire la sieste.

Ils se trouvèrent bientôt sur la grand-route,que bordaient, à droite et à gauche, des massifs de palmiers, detulipiers et d’eucalyptus. Plus loin, s’étendait une fertilevallée, couverte de champs de tabac en pleine maturité, dont lesfeuilles couleur de bronze exhalaient, sous l’ardent soleil, unacre parfum.

Enfin, après deux heures d’une course que lapoussière et les moustiques rendaient des moins agréables, ilsgravirent une colline que couronnait une forêt de chênes, de cyprèset de pins. Là, régnait une délicieuse fraîcheur.

Les voyageurs essuyèrent leur visage baigné desueur et respirèrent plus à l’aise.

Ils purent reprendre la conversation commencéeà la gare pendant que le char à bancs, ralentissant sa marche,s’engageait dans une allée sablée, au-dessus de laquelle des myrtesarborescents, au délicieux parfum, formaient une voûte de verdure,impénétrable aux rayons du soleil.

– Je ne vous ai pas demandé, dit Oscar,le but de votre voyage ?

– C’est une affaire assez grave quim’amène. Vous savez que, jusqu’ici, la Compagnie des paquebotsÉclair, que dirigent le milliardaire Fred Jorgell et son gendre,Harry Dorgan, avait obtenu, près du public et près desactionnaires, un succès bien mérité d’ailleurs par la rapidité etle confortable de ses steamers ?

– Je suis parfaitement au courant. Lespremiers dividendes distribués avaient été assez élevés.

– Malheureusement – c’est un secret queje crois pouvoir vous révéler –, la Compagnie traverse une crise.Depuis moins d’un mois, deux de ses plus grands paquebots ont péricorps et biens.

– Ah ! j’ignorais cela… c’est ungrand malheur !

– Eh bien, je crois précisément, moi, queces deux sinistres, survenus dans les mêmes parages, en face mêmedes côtes de la Floride, ne sont pas de simples accidents ! Jesuis persuadé qu’il faut en accuser la malveillance, bien plutôtque le hasard.

– Vous avez des preuves ?

– Je n’ai encore que des soupçons.Toutefois, avouez qu’il est au moins singulier que ces catastrophesse produisent à point nommé, au moment précis où Harry Dorgan, lecodirecteur de la Compagnie des paquebots Éclair, entre en lutteouverte avec son frère Joë, qui, depuis la mort de William Dorgan,a pris la direction du trust des cotons et maïs.

– Je ne vois pas bien dans quelintérêt…

– Vous allez comprendre. La Compagnie despaquebots Éclair, ayant accaparé les moyens de transport par eau, arelevé considérablement le prix du fret pour les cotons etmaïs ; Joë Dorgan et ses deux associés, Fritz et CornéliusKramm, donneraient, je crois, de bon cœur quelques millions dedollars pour apprendre que les paquebots Éclair sont enfaillite.

– Je ne saisis pas davantage, déclaraOscar, quel rapport il peut y avoir entre ces deux naufrages etvotre voyage ?

– Je viens tout simplement faire uneenquête discrète, sur le théâtre même de la catastrophe, pourtâcher d’en deviner la véritable cause, et j’ai pensé, toutnaturellement, à demander l’hospitalité à notre ami Bombridge,devenu maintenant millionnaire.

– J’aurais préféré qu’il ne le devîntpas ! murmura Oscar avec un soupir. Je maudis la fatale idéequ’il a eue de prendre un billet à cette loterie des Étatsconfédérés, où il a gagné un million de dollars.

– Pourquoi donc ? demanda lordBurydan avec surprise.

– C’est que…, murmura Oscar avec effort,j’étais fiancé à miss Régine Bombridge…

– Vous ne l’êtes donc plus ?

– Non. J’ai compris que ma situationn’était plus en rapport avec celle de Régine, et j’ai cru de toutehonnêteté de lui rendre sa parole.

– Ho !… Quelle a été l’attitude deBombridge et de sa fille ?

– Régine était désolée. Elle m’a suppliéde ne rien changer à nos projets. Mais le père Bombridge a mis sipeu d’insistance à me retenir que j’ai compris qu’il ne serait pasfâché d’avoir un gendre plus riche que moi.

– Cela m’étonne, dit pensivement lordBurydan.

– Je dois dire, reprit Oscar, que rienn’est définitivement rompu. J’ai reçu, ces jours derniers, unelettre de Régine, qui me prie de venir passer quelques jours chezson père.

– Singulière manière d’agir !

– En réalité, plusieurs prétendants ontposé leur candidature à la main de miss Régine. Le père Bombridge,qui connaît l’affection de sa fille pour moi, est très indécis.C’est, paraît-il, cette semaine que la question doit être tranchée.Bombridge, en sa qualité d’ancien clown, est passablementhumoriste ; il doit réunir, pendant plusieurs jours, à satable, les concurrents à la main de sa fille, afin de pouvoirétablir des comparaisons.

– Je vous souhaite bonne chance, de toutmon cœur ! dit lord Burydan. Si je puis influer de quelquemanière sur la décision de Bombridge, croyez que je ne manqueraipas de le faire.

À ce moment, le char à bancs franchissait unportique, dont les colonnes étaient assez bizarrement surmontées dedeux gros escargots dorés. Ces ornements piquèrent la curiositéd’Oscar.

– Est-ce que Bombridge se serait anobliet aurait-il choisi les escargots pour décorer sonblason ?

– Vous n’êtes donc au courant derien ? répliqua lord Burydan. Bombridge, en quittant le postede régisseur général qu’il occupait dans la propriété de FredJorgell, près du lac Ontario, s’est lancé en grand dans lesaffaires. Il a organisé d’une façon intensive l’élevage del’escargot. Son établissement est, paraît-il, des plus curieux àvisiter. Après tout, le trust de l’escargot peut devenir aussibrillant qu’un autre.

La voiture s’était arrêtée en face d’unecharmante habitation, à la mode créole, bâtie au milieu d’un vasteparterre, que des pins parasols, de grands lauriers et des cyprèsprotégeaient contre les ardeurs du soleil.

L’habitation était petite, mais trèsconfortable.

Sur toute sa longueur, régnait une« varangue », ou galerie couverte, soutenue par descolonnes de bambou, autour desquelles s’enroulaient des pieds devanille grimpante, des pois d’Angole et des jasmins de laFloride.

Parmi les arbres, Oscar remarqua des magnoliaset des flamboyants aux corolles éclatantes, les pelouses, de gazonanglais, étaient jonchées de leurs pétales, et l’atmosphère enétait embaumée.

– On voit, murmura-t-il en respirant avecdélice ces capiteuses senteurs, que nous sommes vraiment dans lepays des fleurs, dans la Floride !…

Oscar fut vite arraché à la contemplation deces magnificences végétales par l’arrivée de miss Régineelle-même.

La jeune fille avait aperçu de loin lesnouveaux arrivants et s’était empressée d’accourir.

– Si vous saviez, dit-elle au jeunehomme, comme je suis heureuse de vous voir ! J’avais peur quevous ne vinssiez pas… Mais, qu’avez-vous donc ? ajouta-t-elleen jetant un léger cri de surprise et presque de frayeur.

Elle venait de s’apercevoir, elle aussi,qu’Oscar Tournesol était délivré de sa bosse. Ce furent desexplications sans fin, des rires, et enfin des félicitations.

– Comme je suis contente ! s’écriala jeune fille en battant des mains. Vous ne vous êtes pas trompéen croyant me faire une bonne surprise ! Puis voilà encore unedes préventions de mon père contre vous complètement réduite ànéant.

– Les prétendants à votre main sont-ilsnombreux ? demanda lord Burydan, souriant aux tendresprotestations des deux amoureux.

– Il n’y en a que deux. L’un est leprestidigitateur Matalobos, un ancien membre du Gorill-Club. Je neconnais pas encore l’autre, mais je sais qu’il s’occupe de sciencesoccultes.

– Et il se nomme ? demandaOscar.

– James Rollan.

– Connais pas.

– D’ailleurs, reprit miss Régine d’unpetit air décidé, je n’en ferai qu’à ma tête ! Je me suispromis d’épouser Oscar et je l’épouserai ! Mon père aura beaudire !

À ce moment, Mr. Bombridge, lui-même,apparut sur le seuil de sa demeure. Allant au-devant de sesinvités, il serra cordialement la main de lord Burydan et,peut-être un peu plus froidement, celle d’Oscar.

Pourtant, son accueil fut, somme toute, desplus hospitaliers.

Un Noir conduisit lord Burydan et son ami àleurs chambres, qui étaient munies de salles de bains où ils purentse rafraîchir et se débarrasser de la poussière de la route.

Quand ils redescendirent, ils étaientparfaitement reposés et s’apprêtaient à faire honneur au repaspréparé pour eux, et dont la bonne odeur montait déjà des cuisinesinstallées dans les sous-sols.

La salle à manger était aménagée avec le luxeparticulier aux créoles de la Floride et de la Caroline. D’énormesblocs de glace, dans des vasques de marbre, y entretenaient unefraîcheur délicieuse ; la vaisselle plate et les cristauxétincelaient, et, derrière chaque convive, se tenait un serviteurnoir, qui devait s’occuper exclusivement de celui auquel il étaitattaché.

Lord Burydan allait se mettre à table, lorsqueMr. Bombridge lui remit un pli qui portait le timbre deWinnipeg, dans le Canada.

– J’allais, dit-il, oublier cettemissive, qui est arrivée de ce matin.

– Je vous remercie. C’est précisément unelettre que j’attendais avec impatience.

Lord Burydan brisa promptement le cachet decire violette et s’absorba dans sa lecture.

– Je constate, dit à mi-voix Oscar, qu’ilne s’agit pas d’une mauvaise nouvelle, votre physionomie est tout àcoup devenue radieuse.

– En effet, répondit lord Burydan. C’estmiss Ellénor qui m’écrit. Comme vous le savez, elle se trouve, ence moment-ci, au Canada. L’excellent M. Pasquier a bien vouluse charger d’elle pendant quelque temps, ainsi que d’un autre demes amis, un vieillard qui, à la suite de l’émotion ressentie dansla catastrophe du pont de l’Estacade, se trouve complètement privéde l’usage de la parole.

Oscar eût bien voulu savoir quel était cevieillard devenu muet de peur, mais il n’osa questionner lordBurydan. Il n’ignorait pas que l’excentrique était d’une discrétionà toute épreuve quand il s’agissait de certaines affaires, et qu’ilne se laissait questionner que lorsqu’il le voulait bien.

Tous deux demeurèrent silencieux. Chacun sereportait, par la pensée, au temps qu’ils avaient passé dans lesverdoyantes forêts qui s’étendent autour de la Maison Bleue, où lefou assassin Baruch, après s’être évadé du Lunatic-Asylum, avaittrouvé un refuge.

Oscar demanda à lord Burydan comment seportait le dément. Cette question parut déplaire àl’excentrique :

– L’état du malade est assezsatisfaisant, répondit-il évasivement. Sa santé physique estexcellente ; mais je crains qu’il ne recouvre jamais saraison…

Oscar n’insista pas.

Matalobos venait d’entrer dans la salle àmanger. Le prestidigitateur, depuis qu’il aspirait à la main demiss Régine, était vêtu avec l’élégance d’un véritable gentleman.Des boutons de diamant étincelaient à ses manchettes et au plastronde sa chemise à petits plis.

Sa physionomie, qui reflétait autrefois lamalice et la gaieté, avait pris une expression de raideursolennelle. Il portait monocle et ses doigts étaient chargés debagues.

Il salua Oscar et lord Burydan. Uneconversation générale s’engagea, dont la croisière du Gorill-Clubfit les principaux frais, chacun évoquant quelque épisode de laprise de l’île des pendus.

Le repas se poursuivait joyeusement.

On en était au dessert, composé de ces fruitsmagnifiques comme il n’en mûrit que sous les cieux ardents de laFloride, lorsqu’un Noir apporta un télégramme à l’adresse de lordBurydan. Celui-ci en prit connaissance, et sa physionomie exprimaaussitôt un vif mécontentement.

– Messieurs, déclara-t-il, Fred Jorgellm’apprend qu’un des navires de la Compagnie des paquebots Éclairvient encore de périr corps et biens !

– Où cela, demandaMr. Bombridge.

– Mais toujours à la même place, sur lescôtes de la Floride ! On dira ce que l’on voudra, il y a làautre chose qu’un simple hasard.

– Est-ce loin d’ici ?

– D’après les renseignements que m’envoieMr. Jorgell, c’est sur les récifs du golfe d’Oyster Bay que sesont successivement brisés les trois paquebots venant de LaNouvelle-Orléans et se rendant à New York.

– Il y a eu, en effet, dit miss Régine,une terrible tempête avant-hier, je sais que plusieurs navires ontété jetés à la côte…

– Oyster Bay, interrompit Bombridge, maisce n’est qu’à quelques miles d’ici !

– Je vous demanderai de m’y conduire, ditlord Burydan.

– Si vous y tenez…, répondit Bombridgeavec hésitation.

– Cette proposition n’a pas l’air debeaucoup vous plaire ?

– Je vous dirai franchement que la régionavoisinant Oyster Bay est une des plus sinistres qui soient aumonde ! Ce n’est qu’un immense marécage peuplé d’alligators etde serpents. De plus, c’est le séjour favori de la fièvre jaune,que propagent les millions de moustiques nés des eauxcroupissantes.

– Voilà, en effet, qui n’est pas trèsengageant.

– Toute cette partie de la côte estdéserte. Autrefois, avant que les Espagnols aient vendu la Florideaux États-Unis, il existait à Oyster Bay un village de Noirs, maisvoilà près d’un siècle que tous ses habitants sont morts de lafièvre ou ont pris la fuite.

« La côte est bordée de récifs, et lesrequins y pullulent. C’est un endroit tellement dangereux que, bienque les huîtres perlières y abondent, à peine quelques pauvresNoirs y viennent-ils sur leurs barques, dans la saison la plusfavorable, se livrer à la pêche. Je ne connais pas de rivage plusinhospitalier.

– Il faudra pourtant bien, dit lordBurydan, que j’aille voir tout cela de près.

– Dans un pareil endroit, s’écria Oscar,le gouvernement aurait bien dû faire installer un phare…

– Il y en a bien un, dit Bombridge, justeà l’entrée de la rivière qui fait communiquer la mer et le lacOkeechobee ; mais, comme vous le voyez, il ne sert pas àgrand-chose !

La conversation en demeura là.

Tout le monde quitta la table pour allerprendre le café, qui était servi sous la varangue, et savourer lesexcellents cigares que Mr. Bombridge récoltait sur sapropriété même.

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