Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome III

CHAPITRE VI – Épilogue

La nouvelle de l’explosion de l’hôtel dudocteur Cornélius Kramm eut, dans toute l’Amérique, un profondretentissement ; dans certains milieux dévots, protestants oucatholiques, on affirma que c’était le diable en personne qui, surun cheval de feu, était venu emporter, tout vivant, dans lesenfers, le sculpteur de chair humaine.

Ailleurs, le bruit s’était répandu quec’étaient Cornélius et Fritz les grands chefs, les Lords de la MainRouge, et cette découverte causait dans la société new-yorkaise uneémotion considérable.

Pendant trois jours, un cordon de policemenentoura les ruines de l’hôtel, et des détectives, assistés d’uneescouade de travailleurs, explorèrent les décombres.

On retrouva plusieurs cadavres, plus ou moinsdéfigurés. Celui de Fritz Kramm fut le premier qu’on putidentifier ; un autre, découvert dans un four électrique et àdemi carbonisé, était absolument méconnaissable. On supposa, avecquelque vraisemblance, que c’était celui de Léonello, qui, tropbien informé des secrets de son maître, avait dû être assassiné parlui. Seuls, lord Burydan et Fred Jorgell, mis en présence du corps,avaient parfaitement reconnu Baruch. Mais ils gardèrent pour euxleur secret, et le nom de l’assassin de M. de Maubreuilne fut même pas prononcé au cours de l’instruction qui fut ouvertepour essayer de déterminer les causes de l’explosion, où plus decinquante policiers avaient perdu la vie. Quelques-uns des hautsfonctionnaires du Police-Office connurent la vérité. MistressIsidora, à laquelle on ne voulait causer aucun chagrin inutile, nesoupçonna jamais de quelle façon son misérable frère était mort. Cene fut que de longs mois après qu’une lettre du Canada lui annonçaque le dément de la Maison Bleue s’était éteint doucement sansavoir recouvré la raison.

Lorsque l’on eut terminé le déblaiement, on setrouva en présence du cadavre de Cornélius affreusement mutilé,mais, au dire des détectives, suffisamment reconnaissable.

Un fait qui causa beaucoup d’étonnement, c’estqu’on ne trouva trace, ni dans les banques ni dans les ruines del’hôtel, des sommes considérables en or et en bank-notes quepossédait Cornélius, au vu et au su de tout le monde. On supposaque le docteur avait été prévenu à l’avance de l’arrestation qui lemenaçait et qu’il avait mis son argent en lieu sûr en le confiant àquelqu’un des affiliés de la Main Rouge.

Quant à la fortune de Fritz, elle eut unedestination inattendue. Il existait chez un notaire de New York untestament en bonne et due forme, par lequel Cornélius, Fritz et JoëDorgan se léguaient réciproquement tout ce qu’ils possédaient. Cefut donc le véritable Joë Dorgan, l’époux de Carmen, qui entra enpossession des vastes magasins remplis de tableaux et d’objetsd’art.

Le jeune milliardaire ne voulut garder decette fortune suspecte que quelques tableaux sans valeur et lesdiamants provenant du vol commis chez M. de Maubreuil,dont un certain nombre n’avaient été ni taillés ni vendus.

Ce testament, que Fritz et Cornélius avaientimposé à leur complice Baruch, eut pour conséquence de rendre Joëseul propriétaire du trust des maïs et cotons. Il s’empressa departager intégralement avec son frère, l’ingénieur Harry, lescapitaux provenant de cet héritage.

Un moment, certains journaux, probablementdans une intention de chantage, insinuèrent que Joë Dorgan avaitété en trop bons termes avec les deux frères pour ne pas être leurcomplice. Mais les hauts fonctionnaires de la police de New York,parfaitement au courant de la véritable personnalité de Baruch,eurent vite fait de réduire au silence les maîtres chanteurs.

Débarrassée de ses adversaires financiers, laCompagnie des paquebots Éclair entra dans une ère de prospéritéqu’elle n’avait jamais connue, et, bientôt, elle fusionna avec letrust des maïs et cotons, où lord Burydan possédait une partd’actions très importante.

Fred Jorgell et William Dorgan, devenusinséparables, avaient abandonné la direction des deux trusts à Joëet à Harry. Ces derniers auraient été ravis de garder près d’eux –à de royaux appointements – l’ingénieur Paganot et le naturalisteRoger Ravenel, dont ils avaient pu apprécier le mérite ; mais,après tant d’aventures, les deux jeunes gens et leurs femmes,Andrée et Frédérique, désiraient revenir en France.M. Bondonnat, lui aussi, réclamait à grands cris sonlaboratoire et ses magnifiques jardins du pays breton.

Les Français demeurèrent encore un mois prèsde leurs amis de New York ; puis ils s’embarquèrent surl’Ariel, que lord Burydan tint à commander lui-mêmependant la traversée de New York à Brest.

Andrée et Frédérique, en se séparant d’Isidoraet de Régine, leur avaient fait promettre de venir les voir enFrance à la première occasion favorable.

Les Américaines tinrent leur promesse, sixmois plus tard, à l’occasion d’une fête de famille qui réunit dansla propriété de Kérity-sur-Mer tous les amis de l’illustreBondonnat.

À huit jours de distance, Andrée et Frédériqueétaient devenues mères. La fille d’Andrée fut appelée Frédérique,le fils de Frédérique, Prosper, ainsi que l’avait désiré songrand-père.

Les fêtes du baptême durèrent huit jours etdonnèrent lieu à des réjouissances dont on n’a pas perdu lesouvenir dans ce coin de Bretagne.

M. Bondonnat, qui venait de remporter leprix Nobel, à la suite de la publication de son beau livre, LaConscience des végétaux, put voir réunis autour de sa tablepresque tous ceux qui, de près ou de loin, avaient pris part à sesfantastiques aventures.

C’était d’abord Harry Dorgan et mistressIsidora qui avaient voulu tenir, sur les fonts baptismaux, lapetite Frédérique Paganot, tandis que Joë Dorgan et Carmen étaientles parrain et marraine du petit-fils de M. Bondonnat.

William Dorgan et Fred Jorgell étaient venusaussi, heureux de revoir le vieil ami dont la science etl’abnégation leur avaient rendu de si grands services.

Les deux milliardaires étaient chargés decadeaux qui eussent, par comparaison, fait taxer de mesquinerie etd’avarice les génies des Mille et une Nuits et les princesses descontes de fées.

Mr. Bombridge, qui était en train dedevenir milliardaire grâce à la création par sélectionnement d’unescargot géant exceptionnellement savoureux, n’avait pu venir,absorbé par le souci des affaires ; en ses lieu et place, ilavait délégué sa fille, la gentille Régine, et son gendre, OscarTournesol.

C’est avec la plus profonde émotion quel’ex-bossu mit le pied sur le sol de la terre natale et qu’il revitses bienfaiteurs et ses amis, M. Bondonnat et sa famille.

Il fut aussi très heureux de revoir soncamarade, le Peau-Rouge Kloum, qui était venu avec lord Burydan, lecosaque Rapopoff, à présent garçon de laboratoire, et la petiteOcéanienne Hatôuara, qui avait quitté, pour assister au baptême,l’institution parisienne où elle faisait ses études.

Ce fut également une grande joie pour lui dese rencontrer avec lord Burydan, qu’accompagnait l’indispensableAgénor.

Depuis son mariage, l’excentrique avait cesséd’occuper l’attention des feuilles humoristiques des deux mondes.En revanche, il était complètement guéri de sa neurasthénie, etc’est à la charmante lady Ellénor, à « la dame auxscabieuses », qu’il attribuait, non sans raison, tout lemérite de cette guérison.

M. Bondonnat n’avait eu garde d’oublierdans ses invitations Lorenza et son mari, le peintre Grivard, quiavait commencé quelques semaines auparavant un superbe portrait duvieux savant. Tout le monde admira la beauté de la guérisseuse deperles, dont la santé, un instant compromise par les privationsqu’elle avait endurées pendant sa captivité chez les bouddhistes,était plus florissante que jamais.

Le chien Pistolet, comme on peut le penser,eut aussi sa part des réjouissances et, s’il n’eût été un animalpresque aussi raisonnable et aussi sobre qu’un être humain, ilserait certainement mort d’indigestion, tant il lui fut offert desucreries, de gâteaux et de friandises de toutes sortes.

La semaine que durèrent les réjouissancess’écoula avec la rapidité d’un rêve. Ce fut avec un vrai chagrinque les invités de M. Bondonnat songèrent enfin à se séparerde leurs amis.

La veille du départ, le vieux savant et lesdeux milliardaires se trouvaient seuls sur une des terrasses dumagnifique jardin de la villa. Les massifs de fleurs embaumaientl’air ; le ciel étincelait de milliers d’étoiles. Onentendait, dans le lointain, la chanson murmurante de la mer contreles rocs. Les trois vieillards demeurèrent longtemps silencieux,prêtant l’oreille au bruit des rires et des voix joyeuses quis’échappaient de la villa aux fenêtres illuminées.

– Eh bien, demanda tout à coupM. Bondonnat, et la Main Rouge ?

– Complètement anéantie, répondit FredJorgell. Le gouvernement américain s’est enfin décidé à prendre desmesures énergiques. Plus de dix mille arrestations ont été opérées.Le Police-Office a été épuré. On a révoqué tous les détectives qui,de près ou de loin, avaient appartenu à la sanglante association.Un seul des bandits que nous avons connus a pu échapper à toutesles recherches : c’est Slugh.

– Que peut-il bien être devenu ?

– On suppose qu’il s’est retiré dans undes cantons perdus de la frontière mexicaine, où il existe encoredes bandits. La dernière fois que j’ai entendu parler de lui, c’estlorsqu’il tenta de mettre à sac l’hacienda de San-Bernardino,qu’habitent toujours Dorypha et son mari. Les tramps, en cettecirconstance, rencontrèrent une résistance à laquelle ils nes’attendaient pas. Trois d’entre eux restèrent sur le carreau, etSlugh fut gravement blessé.

– Et nos amis de la Maison Bleue ?demanda encore M. Bondonnat.

– C’est moi, répondit William Dorgan, quisuis à même de vous donner de leurs nouvelles. Ils sont trèsheureux. Le baron Fesse-Mathieu, qui est mort le mois dernier, leura laissé une fortune princière. On a découvert après son décès,dans un caveau soigneusement blindé, un trésor de près d’un millionde dollars en or et en bank-notes.

– J’espère, dit le vieux savant avec unsourire, qu’ils en feront un meilleur usage que le baronnet…

Puis, passant brusquement à une autreidée :

– Souvent, murmura-t-il, il m’arrive depenser à ce mystérieux docteur Cornélius qui est mort en emportantson secret. C’est pour moi une physionomie inoubliable.

– Croyez-vous qu’il soit mort ? ditFred Jorgell.

– On a retrouvé son cadavre, fit WilliamDorgan.

– Était-ce bien le sien ? Vous savezmieux que personne, monsieur Bondonnat, que le sculpteur de chairhumaine excellait dans l’art de truquer les pièces anatomiques. Or,il y avait à l’île des pendus un bandit qui offrait la ressemblanceexacte de Cornélius et qui n’a jamais été retrouvé. N’est-ce pas lecadavre de ce bandit qui a été exhumé des décombres ? Voilà ceque je me suis souvent demandé avec une certaine perplexité.

– Mais par où se serait-il échappé ?reprit William Dorgan.

– Je n’ose rien affirmer. Mais on s’estaperçu, en déblayant le terrain, qu’un couloir, aboutissant à unancien égout et fermé d’une porte de fer, communiquait avec lelaboratoire de Cornélius. S’il s’est échappé, cela n’a pu être quepar cette issue.

– Ce qui confirmerait cette hypothèse,dit M. Bondonnat après un instant de réflexion, c’est que lessommes énormes qu’il avait à sa disposition ont disparu aveclui.

– Tenez, dit Fred Jorgell en tirant de sapoche un journal tout froissé, voici un numéro du SydneyTimes. Il contient un portrait d’un certain docteur Malbourgh,qui, en dépit de ses favoris, ressemble étonnamment à Cornélius. Leplus étrange, c’est qu’en quelques mois il s’est fait, enAustralie, une réputation grâce à des tours de force chirurgicauxqui ressemblent singulièrement à ceux qu’opérait jadisCornélius.

– Il n’y a peut-être là qu’une simplecoïncidence, murmura M. Bondonnat devenu songeur.

– Qui pourra jamais nous le dire ?s’écria Fred Jorgell en se levant.

Personne ne releva ces paroles. Et les troisvieillards regagnèrent silencieusement la villa toute bruissante del’animation et de la gaieté des invités.

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