Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome III

CHAPITRE V – L’idole vivante

M. Bondonnat employa le reste de lajournée à écrire une longue lettre à sa fille et à rédiger untélégramme qui lui était également destiné. Après bien destergiversations, il s’était décidé à laisser partir le paquebotsans y prendre passage.

Avec l’entêtement particulier aux savants, ilne voulait pas quitter l’île de Basan avant d’avoir eu la solutiondu problème dont il croyait déjà posséder les principaux éléments.Il en serait quitte pour prendre le paquebot suivant, et sa filleFrédérique, sa pupille Andrée de Maubreuil, rassurées par letélégramme qu’il leur faisait adresser, attendraient son retoursans inquiétude.

Après le repas du soir, il enleva de sachambre la natte couverte de farine de riz, désormais inutile, etil attendit, avec une curiosité mêlée d’impatience, les événementsnocturnes qui ne tarderaient sans doute pas à se produire.

Comme la veille, il s’installa dans sonjardin, en laissant la porte entrebâillée. Il n’y avait pas deraison pour que ce stratagème, qui avait si bien réussi, n’eût pasde succès une seconde fois.

D’ailleurs, il ne prévoyait guère la venue del’apparition – c’est-à-dire de la gentille Hatôuara – avant lemilieu de la nuit. Mais une surprise lui était réservée.

Il était un peu plus de dix heures du soirlorsqu’on sonna à la porte extérieure. M. Bondonnat seprécipita pour aller ouvrir. Il pensait que Rapopoff avait réussi às’échapper. Mais, au moment de tourner la clé dans la serrure, ilréfléchit qu’à une heure pareille il était peut-être prudent den’ouvrir qu’à bon escient.

– Qui est là ? demanda-t-il.

– C’est moi, Amalu ! Ouvrezvite !

Le savant se hâta d’allumer une lampe et fitentrer son hôte dans la salle à manger. Amalu paraissaitbouleversé.

– Vous aviez raison,’balbutia-t-il.Hatôuara, qui dormait tranquillement sur sa natte, vient de selever, et je me suis bien aperçu qu’elle était sous l’influence desmauvais génies. Ses yeux étaient fixes, ses mouvements étaientbrusques et saccadés, et j’ai eu beau me placer devant ses yeux,elle ne me voyait pas. C’était comme une morte que l’on eût forcéeà sortir de son tombeau.

– Elle était en état d’hypnose, expliquale naturaliste ; j’espère que vous ne l’avez pasréveillée ?

– Je m’en suis bien gardé. Je me suisrappelé vos recommandations. Je me suis contenté d’observer tout cequ’elle faisait. Elle est d’abord allée dans une pièce où personnen’entre jamais, et où il y a toutes sortes d’objetshétéroclites : des coquillages, des vieux coffres, desporcelaines et d’anciennes armures. J’ai été stupéfié en la voyantressortir de là avec le casque sans yeux dont vous m’aviezparlé.

– Elle n’a pas besoin de ses yeuxpuisqu’elle dort.

– Alors, elle est sortie de la maison dece pas lent, presque machinal, qui a quelque chose d’effrayant.Elle a traversé les rues de la ville endormie et elle s’est dirigéevers la campagne.

– Elle se rendait au templebouddhique ?

– Oui. Mais je n’ai pas osé la suivre del’autre côté de la muraille du jardin. J’ai eu peur, et je me suishâté de revenir sur mes pas pour vous prévenir.

– Eh bien, asseyez-vous là et attendeztranquillement. Je parie tout ce qu’on voudra qu’elle va être iciavant une heure.

À ce moment, le bruit léger d’une clé dans laserrure de la porte extérieure se fit entendre.

– Tenez, la voilà ! s’écriaM. Bondonnat avec exaltation.

– Que faut-il faire ? demandaAmalu.

– Rien du tout. J’agirai seul.

Il alla se poster à la porte du jardin, qu’ilouvrit toute grande. Et, quand Hatôuara passa devant lui, il luiarracha d’un geste brusque le bouquet de fleurs du sommeilet le lança au loin dans le jardin.

La jeune fille, privée de son bouquet, avaiteu un geste bizarre. Mais elle continuait à tenir la main fermée,comme si les fleurs eussent toujours été entre ses doigts.

– Venez vite ! dit le naturaliste auvieil indigène. Il faut que vous m’éclairiez !

Amalu prit la lampe ; tous deux, à lasuite d’Hatôuara, gravirent lentement l’escalier. La jeune fille,marchant toujours de son pas fantomatique, alla droit au meuble decamphrier, et se mit à fureter dans les tiroirs.

– Voilà le moment propice ! s’écriaM. Bondonnat.

Et il s’approcha, défit adroitement lesagrafes qui retenaient le casque derrière la tête et l’enleva.

Hatôuara ne parut pas s’en apercevoir. Lesyeux mi-clos, elle continuait à fouiller dans le tiroir, prenant auhasard des papiers qu’elle plaçait dans sa ceinture.

M. Bondonnat, lui, examinait le casqueavec attention. Il constata qu’il était intérieurement tapisséd’une fine natte tressée avec des herbes qui répandaient une odeuramère et aromatique. L’air respirable ne pouvait arriver auxnarines et à la bouche qu’après avoir traversé cette natte, trempéesans nul doute dans de puissants antidotes. Sans hésitation,M. Bondonnat se coiffa du casque, qui, beaucoup trop grandpour la jeune fille, lui allait à lui à merveille.

Il le mit, l’ôta et le remit à plusieursreprises, pour être bien sûr du fonctionnement des agrafes.

– Qu’allez-vous faire ? demandal’indigène qui suivait curieusement toutes les péripéties de cettescène. Voulez-vous que je vous accompagne ?

– Non. Je ne puis agir que seul. Je vousdemande seulement de ramener chez vous cette pauvre Hatôuara et dene plus vous occuper de rien.

M. Bondonnat considérait avec attentionle casque – qui était, entre parenthèses, grâce à ses curieusesciselures, une véritable pièce de musée.

Tout à coup, il prit dans un tiroir quelquesoutils. À la grande stupeur d’Amalu, il fit sauter les deux disquesde corne, qui se trouvaient à la place des yeux, et les remplaçapar deux verres convexes, empruntés à une paire de lunettes dont ilse servait dans certaines expériences dangereuses. Les verresétaient, heureusement, du même diamètre que les disques. Lenaturaliste les assujettit solidement à l’aide d’un peu decire.

Pendant qu’il se livrait à ce travail,Hatôuara était allée regarder sous l’oreiller du lit, et, netrouvant pas le portefeuille, elle était revenue au petit meublequ’elle recommençait à fouiller.

Elle paraissait dépitée comme quelqu’un qui netrouve pas ce qu’il cherche. Elle revint près du lit, puis retournaau petit meuble, renouvelant ce manège un grand nombre de fois avectous les signes d’une mauvaise humeur manifeste.

Après avoir recommandé à Amalu de ne pasperdre de vue la jeune fille, M. Bondonnat descendit au jardinet, s’armant de son casque, il n’eut pas de peine à retrouver lebouquet de fleurs du sommeil. Comme il s’apprêtait à remonter, ilse trouva en face d’Hatôuara, qui s’en allait. Sans hésitation, illui approcha le bouquet des narines.

La jeune fille poussa un profond soupir, etsoudainement, elle s’affaissa. M. Bondonnat n’eut que le tempsde la recevoir dans ses bras, en se débarrassant de nouveau dudangereux bouquet, qui eût pu être nuisible à Amalu.

Celui-ci, sur un signe du naturaliste, avaitpris Hatôuara, qu’il emporta sans peine, la tête penchée sur sonépaule, car elle ne pesait guère plus qu’une enfant.

La porte se referma sur eux etM. Bondonnat, coiffé du casque magique, demeura seul dans samaison.

– Voilà, murmura-t-il, qui est biendébuté. Je vais maintenant me rendre au temple bouddhique. Maisdois-je emporter le bouquet ? Je trouverai là-bas, dans lejardin, assez de ces étranges fleurs.

Après une minute de réflexion,M. Bondonnat se décida à se charger du bouquet, qui pouvaitlui servir d’arme défensive. Il se munit aussi, à tout hasard, deson revolver et d’un solide couteau.

Ces dispositions prises, il se mit en route etrefit, seul, le chemin qu’il avait parcouru la veille à la suite dela petite indigène. Il retrouva aisément la grande avenue deplatanes, puis le sentier bordé d’arbustes épineux, dont il suivitla pente ténébreuse. Il admira avec quel art ceux qui avaientconstruit ce passage avaient su prolonger la haie d’arbustes endessous des murailles. Enfin, le cœur battant d’émotion, il setrouva dans le féerique jardin, que dominait la statue géante duBouddha à l’auréole d’or.

Cette fois, il eut grand soin de marquer, parplusieurs arbustes brisés et par une grosse pierre, l’endroit exactoù s’amorçait le passage souterrain.

Marchant avec lenteur, pour ne pas se laisserégarer dans le labyrinthe des allées, M. Bondonnat se dirigeavers la statue du Bouddha.

Chemin faisant, il passa à côté de l’immensemassif où s’épanouissait la fleur du sommeil, et il constata avecune vive satisfaction que l’odeur délicieuse, rappelant à la foisla tubéreuse et le narcisse, n’arrivait plus à ses narines. Sesprévisions étaient exactes. Le casque qu’il portait renfermait bienl’antidote qui permettait de braver la senteur mortelle.

Il s’arrêta un instant pour considérer laplante qui la produisait. Les feuilles en étaient larges etsombres, assez semblables à celles de l’acanthe ; les tiges,très droites, portaient à leur extrémité deux ou trois calicesallongés, que terminaient six larges pétales d’une immaculéeblancheur.

– C’est là, certainement, se dit-il, unvégétal qui ne figure dans aucune nomenclature et qui n’a encoreété étudié par personne. Il faudra absolument que j’en rapporte enFrance un ou deux pieds, avec les racines et la graine. De cettefaçon, mon séjour à l’île de Basan n’aura pas été inutile.

S’arrachant à ces considérationsscientifiques, M. Bondonnat arriva bientôt jusqu’à une sortede cloître soutenu par des colonnes, aux chapiteaux ornés de fleursde lotus, et où aboutissaient plusieurs portes. Il en ouvrit une auhasard, se trouva dans un long couloir, qu’il suivit pendantquelque temps.

Une ombre se dressa devant lui. Un bonze,revêtu d’une robe gris cendré, lui barrait le passage. Lenaturaliste fit le geste de porter son bouquet aux narines dureligieux, et celui-ci tomba immédiatement à terre.M. Bondonnat put continuer son chemin.

Il poussa une autre porte, et se trouva dansune vaste salle aux voûtes majestueuses. Il comprit bientôt quec’était là le temple proprement dit.

Le sol était dallé de tables de marbre jaune,que recouvraient des nattes tressées avec des fils métalliquesbrillants comme de l’or.

Dans le fond du sanctuaire, s’élevaient troiseffigies du Bouddha, entièrement dorées et d’une staturegigantesque. Le vieux savant entrevoyait tout cela à la lueur degrandes lanternes de papier, qui descendaient de la voûte et quijetaient sur tous les objets une étrange lueur rouge et vert.

En face de l’autel, séparé de la nefprincipale par une balustrade, il y avait, dans des vases d’argent,de gros bouquets de fleurs, et des fumées d’encens s’exhalaient decassolettes symétriquement disposées.

M. Bondonnat se disposait à traverser letemple, lorsque trois bronzes, en prière en face de l’autel etqu’il n’avait pas aperçus, se levèrent et s’avancèrent vers luid’un air menaçant.

Le naturaliste alla droit à leur rencontre. Ilsavait qu’avec son bouquet il était invincible, et d’un coup d’œilil s’était rendu compte que ses trois adversaires n’avaient pasd’armes ; puis il y avait, dans leurs mouvements, une certainehésitation et une certaine terreur, qui donnèrent à penser aunaturaliste que ceux auxquels il avait affaire n’étaient pas aucourant du secret de la fleur du sommeil.

La minute d’après, avant qu’ils eussent eu letemps de pousser un cri, les trois religieux avaient roulé à terre,et dormaient, étendus au pied de l’autel.

M. Bondonnat jugea prudent de dépouillerde sa longue robe gris cendré un des bonzes et de revêtir cecostume qui devait moins attirer l’attention. Ensuite, il traversale temple dans toute sa longueur, passa devant de monumentalesportes de bronze, qui, ouvertes pendant la journée, aboutissaient àl’hémicycle où il s’était arrêté la veille en allant rendre visiteà Louis Grivard.

Finalement, il s’engagea sous une voûte qui leconduisit à un long couloir bordé de cellules à droite et àgauche ; les ronflements sonores qui s’en échappaient luimontrèrent que les moines étaient en train de se livrer au repos,et il ne jugea pas à propos de troubler leur sommeil.

À l’extrémité du corridor, il y avait unescalier que M. Bondonnat descendit à tout hasard, se disantque, si véritablement le cosaque était prisonnier des bonzes, ilsdevaient l’avoir enfermé dans un cachot.

L’escalier avait exactement soixante marcheset M. Bondonnat, en pleines ténèbres, regretta alors de ne pasavoir apporté avec lui de quoi faire de la lumière.

Il se préparait même à remonter et à retournerau temple pour s’emparer d’une des lanternes pendues à la voûte,quand une faible lueur lui apparut. Il se dirigea de ce côté ensuivant un interminable couloir et il se trouva bientôt dansl’endroit d’où partait la lumière.

C’était une vaste crypte, où l’air n’arrivaitque par de rares soupiraux. Une grosse lanterne bleuel’éclairait ; c’était cette lueur que l’on apercevait desdernières marches de l’escalier.

En franchissant le seuil de cette crypte,M. Bondonnat aperçut un spectacle extraordinaire.

Tout au fond de la salle se dressait un autelde granit, sur lequel se trouvait, assise dans un fauteuil, uneétrange statue, couverte, de la tête aux pieds, d’un nombre infinide colliers de perles. Il y en avait une si grande quantité que letorse n’était visible que par endroits.

Très intrigué, M. Bondonnat s’approcha del’autel sur lequel était placé le fauteuil de porcelaine où étaitassise l’idole. Mais, tout à coup, il eut une exclamation destupeur. Il venait de voir les seins de la statue s’enfler ets’abaisser, comme par le mouvement égal de la respiration d’unefemme endormie.

L’idole était vivante !

Dans l’espace d’un éclair, M. Bondonnatse rappela les confidences de l’artiste.

– Lorenza ! s’écria-t-il. Laguérisseuse de perles ! C’est elle ! ce ne peut êtrequ’elle !

Très excité par cette découverte, il sepréparait à réveiller la jeune femme, à lui crier qu’il était venupour la sauver, lorsqu’un bonze sortit brusquement de derrièrel’autel.

Comme M. Bondonnat, le nouveau venu avaitla tête couverte d’un casque protecteur, et, malgré sa surprise etson émotion, le vieux savant remarqua que le casque avait, à laplace des yeux, de petites lames de mica, qui permettaient à celuiqui le portait de voir clair autour de lui.

Contre cet agresseur inattendu, la fleur dusommeil devenait inefficace. M. Bondonnat battitprécipitamment en retraite.

Le bonze, d’une vigueur herculéenne, eut vitefait de rejoindre le vieillard, de lui arracher son bouquet, qu’illança au-dehors par un des soupiraux. Puis il le terrassa, lui mitun genou sur la poitrine et essaya de lui arracher son casque.

M. Bondonnat comprit qu’il était perdu.Haletant sous le genou de son ennemi, à demi étouffé, il eutquelques secondes d’angoisse atroce.

Le bonze était arrivé à retirer le casque deM. Bondonnat. Il contempla quelque temps le visage du vieuxsavant avec une étrange curiosité, comme s’il eût été étonné de sacapture.

– Au secours ! s’écria lenaturaliste en faisant un violent effort pour se dégager.

Le bonze, pour le faire taire, lui appliquabrutalement sur la bouche une longue main brune, pareille à unepatte de singe. Mais il ne put arriver à réduire M. Bondonnatau silence. Celui-ci continuait à appeler à l’aide, à crier :« Au secours ! à l’assassin ! » et se débattaitde telle façon que, pour arriver à le mater, son ennemi dut lesaisir à la gorge.

Il serra un peu, puis plus fort, etM. Bondonnat se tut, râlant, à demi étranglé.

C’est à ce moment qu’une des portes latérales,qui aboutissaient à la crypte, vola en éclats sous l’effort d’unevigoureuse pesée.

Un homme entra.

M. Bondonnat put reconnaîtreRapopoff.

– À moi ! lança-t-il désespérément,en faisant un suprême effort pour se dégager.

Le cosaque était affublé, lui aussi, d’unelongue robe gris cendré, qui lui donnait un aspect ridicule et quieût paru comique en d’autres circonstances. Il brandissait un groscylindre de bois, dont il eût été difficile de préciser l’usage.Mais Rapopoff eut vite fait de trouver un moyen de l’utiliser. Ilen assena un grand coup sur la nuque du bonze, qui, assommé net,tomba sur sa victime.

Le cosaque était enchanté de son exploit. Ilaida son maître à se relever, et lui montrant soncylindre :

– Hein, petit père ? fit-il, fameusearme !

– Qu’est-ce que c’est que ça ?demanda le naturaliste encore tout époumoné et hors d’haleine.

– Tout bonnement la meule dukouroudou… du moulin à prières… que l’on m’avait condamnéà tourner dans mon cachot. Cet instrument de piété m’a été fortutile ! Je m’en suis déjà servi pour assommer deux ou troisbonzes, et, en particulier, celui qui m’apportait chaque jour àmanger.

– Comment se fait-il que tu sois arrivési à propos ?

– Je n’étais pas très éloigné de vous.Les cachots sont à côté de la crypte, et, dans le grand silence dela nuit, j’ai parfaitement reconnu votre voix. J’ai même distinguéles mots : « Au secours ! àl’assassin ! »

– Allons, tout va bien ! s’écria lesavant déjà remis de la secousse qu’il venait d’éprouver. Tu meraconteras tes aventures plus tard. Le plus pressé est de sortird’ici, en emmenant cette jeune femme…

– Cette idole ! s’écria le cosaqueavec une sorte d’épouvante.

– C’est une idole bien vivante, reprit levieillard. Il faut que nous l’emmenions avec nous, ou, plutôt, quenous l’emportions, car elle me paraît plongée dans un sommeil causépar quelque drogue stupéfiante… Mais, auparavant, j’aurais bienvoulu retrouver mes papiers et mes bank-notes.

– Je puis peut-être vous dire où ils setrouvent… Ils ne peuvent être que dans la chambre du supérieur.J’ai tout vu dans le monastère, et je sais que dans les cellulesdes simples religieux il n’y a qu’une natte pour dormir et unecruche d’eau.

M. Bondonnat réfléchit une seconde.

– Soit ! dit-il. Allons chez lesupérieur, mais es-tu bien sûr au moins de pouvoir retrouver tonchemin, car tu sais qu’il faut que nous revenions ici cherchercette jeune femme.

– Soyez tranquille, petit père, jeconnais le monastère sur le bout du doigt, sauf une partie desjardins où l’on ne m’a pas permis d’entrer.

– J’en devine la raison.

– Pourquoi donc ?

– Je t’expliquerai cela plus tard. Pourle moment, dépêchons-nous. Nous n’avons pas une minute àperdre.

Tous deux remontèrent l’escalier. Auparavant,M. Bondonnat eut soin de placer sur la tête du cosaque lecasque qu’il enleva au bonze, encore évanoui.

La chambre du supérieur ne se trouvait qu’àquelques pas du couloir bordé de cellules que M. Bondonnatavait déjà traversé.

La porte ne fermait que par un verrou de bois,Rapopoff l’ouvrit sans peine.

Tous deux entrèrent.

M. Bondonnat eut la surprise de trouverlà une installation presque confortable. Il y avait même unehorloge à cadran de cuivre et quelques meubles de provenanceeuropéenne ou japonaise.

La pièce était déserte. Pourtant, celui quil’habitait n’avait pas dû la quitter depuis longtemps, car unelampe à pétrole brûlait encore sur la table. Il y avait gros àparier que le supérieur n’était autre que ce bonze qui avait failliétrangler le naturaliste et que Rapopoff avait si expéditivementassommé avec son kouroudou.

M. Bondonnat se mit aussitôt en quête deson bien. Par bonheur, il n’eut pas à faire de longuesinvestigations. En ouvrant le tiroir de la table de travail, ilaperçut, du premier coup d’œil, ses bank-notes, ses papiers, etmême l’écrin qui avait contenu son appareil enregistreur.

Il s’empara rapidement du tout et redescenditdans la crypte, toujours suivi du cosaque, qui ne s’était passéparé de son moulin à prières.

Mais, en entrant dans le temple souterrain,une terrible déception attendait M. Bondonnat.

L’idole vivante, la femme vêtue de perles,dans laquelle le naturaliste avait cru reconnaître Lorenza, avaitdisparu. L’autel était vide.

M. Bondonnat était désespéré.

– J’aurais bien mieux fait, s’écria-t-il,de laisser là papiers et bank-notes et de sauver cette, pauvrefemme. Mais elle ne peut être loin ! Il faut absolument quenous la retrouvions !

Or, en cet instant, les sons lugubres etsolennels d’un grand gong de bronze retentirent dans le silence dela nuit.

– Qu’est-ce que cela veut dire ?demanda M. Bondonnat.

Le cosaque donnait les signes de la plus viveterreur.

– Ce n’est pas, balbutia-t-il, pourappeler les moines à la prière qu’on fait un pareil vacarme. Jecrains plutôt qu’on ne se soit aperçu de votre présence. Nousallons être pris comme des rats dans une ratière, car je ne saiscomment on peut sortir !

– Conduis-moi seulement jusqu’au jardin,s’écria M. Bondonnat, et ne t’inquiète pas du reste.

Tous deux se jetèrent de nouveau dansl’escalier, dont ils gravirent les degrés quatre à quatre. Puis ilsse mirent à courir éperdument dans les couloirs.

Aux sons du gong qui continuait à faireentendre ses mugissements, tous les bonzes s’étaient réveillés etsortaient, effarés, de leurs cellules. Des lumières paraissaientaux fenêtres du monastère. Partout, c’étaient des allées et venues,des bruits de pas, des exclamations, des chuchotements.

– Nous aurons fort à faire pour nouséchapper, déclara M. Bondonnat au moment où ils entraient dansle grand temple, qu’il fallait traverser pour regagner lesjardins.

Il n’avait pas achevé qu’un groupe d’unedouzaine de bonzes se ruait sur les deux fugitifs. Rapopoff levason terrible kouroudou et se mit à taper dans le tas, à tour debras. On entendit un craquement d’os brisés : le cosaquevenait de fracasser le crâne d’un des religieux. Les autres sesauvèrent en hurlant.

Quelques minutes après, M. Bondonnat etle cosaque arrivaient aux jardins, au centre desquels s’élevait legrand Bouddha à l’auréole d’or. Ils se dirigèrent, sans perdre uninstant, vers le passage secret. Mais, arrivés à mi-chemin, ilsfurent assaillis par une grêle de projectiles. On leur jetait despierres, on leur tirait des flèches et, même, des coups de feuéclatèrent ; preuve certaine que les bons religieux étaientpourvus de quelques armes bien modernes.

– Bah ! pensa le naturaliste, quandnous arriverons à un endroit que je connais bien, ils nouslaisseront tranquilles.

En cela, il ne se trompait pas. Quand lesbonzes s’aperçurent que leurs ennemis se réfugiaient près du massifdes fleurs du sommeil, ils s’arrêtèrent net ; etM. Bondonnat eut la hardiesse d’arracher sous leurs yeux deuxpieds entiers de la plante vénéneuse. Cet exploit accompli, il sehâta de regagner l’entrée du passage souterrain, qu’il reconnutsans peine.

Un quart d’heure plus tard, le cosaque et lenaturaliste se trouvaient en sûreté dans la forêt.

M. Bondonnat empaqueta précieusement,dans sa robe de bonze, la plante qu’il venait de soustraire. Alorsseulement, il put retirer son casque, et le cosaque en fitautant.

Le maître et le serviteur aspirèrent avecdélice l’air frais du matin. Tous les arbres et toutes les plantesde la forêt étaient couverts d’une abondante rosée ; lesoiseaux s’éveillaient par milliers dans leurs nids, et le cielcommençait à pâlir du côté de l’Orient.

– Je suis heureux de t’avoir délivré, ditle naturaliste à Rapopoff ; mais je ne me pardonnerai jamaisde n’avoir pu sauver aussi la femme de mon ami, car je suis sûr quec’est elle ! Certes, je ne vais pas l’abandonner. Je sais oùelle est ; il faudra bien que les bonzes nous la rendent. Dèsque j’aurai pris quelques heures de repos, j’irai trouver legouverneur Noghi, et je lui parlerai de verte façon.

Chemin faisant, le cosaque donna à son maîtrequelques explications sur sa captivité.

Rapopoff s’était, un beau matin, réveillé dansune cellule de moine, sans avoir jamais pu deviner de quelle façonon l’y avait transporté. Là, on ne lui donnait que quelquespoignées de riz et un peu d’eau chaque jour, et on lui faisaitsubir de longs et minutieux interrogatoires.

M. Bondonnat crut comprendre que legouverneur japonais n’était pas étranger à l’enlèvement deRapopoff, qu’il avait sans doute pris, ainsi que son maître, pourun espion russe. Cette hypothèse expliquait parfaitement les volsde papiers et en même temps la négligence qu’avait mise le Japonaisà rechercher les coupables.

Le résultat des réflexions deM. Bondonnat fut qu’il ne serait guère prudent pour lui deprolonger son séjour dans l’île de Basan, et, pourtant, levieillard était bien décidé à ne pas abandonner Lorenza à sesgeôliers.

Après cette nuit d’aventures,M. Bondonnat et le cosaque lui-même étaient brisés de fatigue.Ce fut avec un véritable bonheur qu’ils rentrèrent dans la villa,bien décidés à se reposer pendant toute la matinée.

Rapopoff se mit aussitôt en devoir d’allumerdu feu et de confectionner une tasse de thé, pendant queM. Bondonnat passait dans sa chambre et se défatiguait par desablutions d’eau glacée.

Il en avait à peine fini avec ces soinshygiéniques lorsqu’on frappa rudement à la porte extérieure. Ilcourut à la fenêtre et entrevit dans la pénombre – le jourcommençait à peine à poindre – la robe grise d’un bonze.

– Diable ! grommela-t-il, voilà quise complique ! Ces coquins viennent maintenant me relancerjusque chez moi ! Mais je suis bien décidé à ne pas me laisserintimider. Je vais leur répondre de la belle façon.

Il prit son browning et descendit rapidementpour aller ouvrir. Quelle ne fut pas sa surprise en se trouvant enprésence du peintre Louis Grivard, qui soutenait par la taille unefemme au visage horriblement pâle, encore vêtue d’une robe debonze, et qu’il reconnut tout de suite pour l’idole vivante qu’ilavait entrevue dans la crypte ! D’un coup d’œil, il constataque la jeune femme portait encore la splendide cuirasse de perlesqui était son seul costume dans le temple souterrain.

L’artiste paraissait en proie à une viveexaltation.

– J’ai reconquis ma Lorenza, s’écria-t-ilavec enthousiasme. Mais elle est comme morte. On dirait un corpssans âme. J’ai dû la porter pendant presque tout le trajet. Ou,alors, si elle marche, c’est comme un automate, ou comme unfantôme…

– Ce n’est rien, fit le naturaliste aprèsavoir jeté un coup d’œil sur la jeune femme. Elle est seulementsous l’influence de quelque drogue hallucinatoire !…Bon ! j’y pense, j’ai précisément de quoi la guérir. Amalu m’alaissé, l’autre jour, la formule du breuvage qui m’a ramenémoi-même à la vie.

Sans perdre une minute, le naturaliste courutà son jardin, en revint avec les plantes nécessaires, les râpa, eten ayant exprimé le suc, put bientôt présenter à la guérisseuse deperles un verre rempli du breuvage bienfaisant.

L’effet en fut aussi prompt qu’efficace. Aubout de quelques minutes, Lorenza ouvrit complètement les yeux,regarda autour d’elle avec une profonde surprise. À la vue de sonmari, un faible sourire se dessina sur ses traits creusés par lafatigue.

– Où suis-je ? murmura-t-elle. Quem’est-il arrivé ?

Elle regardait avec stupeur les visages,inconnus pour elle, de M. Bondonnat et du cosaqueRapopoff.

– Rassure-toi ! dit vivement LouisGrivard, tu as été très malade ; mais, maintenant, tu esguérie, ma chère Lorenza ; et tu es avec des amis,M. Bondonnat, un Français, un grand savant, et ce bravecosaque, qui est le dévouement en personne.

Ce ne fut qu’avec d’infinies précautions quel’artiste, aidé de M. Bondonnat, finit par apprendre la véritéà la jeune femme.

– Il me semble que j’ai fait un mauvaisrêve, murmura-t-elle. Je me sens si faible que je suis à peinecapable de marcher.

– Nous vous soignerons bien, déclarapaternellement M. Bondonnat.

Le savant et l’artiste se regardèrent.

– Vous savez, interrompit Louis Grivard,que le paquebot américain lève l’ancre à dix heures ?

– Mais alors, s’écria joyeusement lesavant, nous avons encore le temps de le prendre ! J’ai hâted’être loin de cette terre de malédiction ! Eh !Rapopoff !…

– Qu’y a-t-il, petit père ?

– Dépêche-toi d’emballer, d’empaquetern’importe comment tout ce qui nous appartient ! Puis tucourras le long du rivage jusqu’à ce que tu trouves unebarque ; tu la loueras le prix qu’on t’en demandera, sansmarchander, et tu diras à ses propriétaires de la conduire juste enbas du jardin.

– Mais s’ils demandent où vous voulezaller ?

– Dis-leur qu’il s’agit d’une simplepromenade en mer. Et, surtout, tâche de te faire voir le moinspossible. Tu n’ignores pas que les bonzes doivent nous envouloir.

– Bah ! répondit insoucieusementl’artiste que le bonheur avait transfiguré et qui avait repristoute sa jovialité naturelle, ces fainéants ne sont pas si promptsà agir. Je crois que nous avons largement le temps de nousembarquer !

– Me direz-vous enfin, demandabrusquement le naturaliste, comment vous avez réussi à sauverMme Lorenza ?

L’artiste eut un sourire.

– J’avais mon idée quand hier je vous aidemandé de me prêter une barre de fer. J’avais remarqué que lacaverne qui me servait d’habitation avait dû être creusée de maind’homme, et j’étais persuadé qu’elle n’était que l’issue d’un longcouloir souterrain qui devait aboutir à la pagode.

« Vos confidences m’avaient donné àsupposer que Lorenza devait être prisonnière des bonzes. Je formaidonc le projet de faire irruption chez eux en me servant dusouterrain. Malheureusement, il était obstrué par les décombres.Vous devinez maintenant pourquoi je vous ai demandé une barre defer. Quant au browning, il était, bien entendu, destiné à brûler lacervelle au premier de ces coquins qui aurait voulu me barrer lepassage !

« Ce ne fut pas sans un pénible travailque j’arrivai à me frayer un chemin à travers les pierres éboulées.Comme je l’avais pressenti, je me trouvai dans un spacieux corridorsouterrain aux murailles ornées de sculptures naïves. Je me munisde quelques branches de bois résineux, en guise de torches, et jem’enfonçai hardiment dans ces ténèbres, faisant lever sous mes pasdes milliers de chauves-souris.

« Une fois un peu éloigné du rivage, jene rencontrai plus heureusement que des éboulements insignifiants,et j’arrivai beaucoup plus vite que je n’aurais pu le supposer àl’autre extrémité de mon souterrain ; mais, là, le cheminm’était barré par une solide muraille de granit. D’après lescalculs que j’avais faits, je devais, en ce moment, me trouverjuste sous les fondations du monastère.

« J’étais fort embarrassé. Je ne m’étaispas attendu à cet obstacle. J’essayai de voir s’il n’y avait pasquelque porte secrète, quelque bloc virant sur lui-même. Rien. Lamuraille sonnait le plein sous les coups de ma barre de fer.

– À votre place, dit M. Bondonnat,j’aurais essayé de la démolir.

– C’est ce que je fis, mais en pratiquantdes pesées dans l’interstice des pierres pour faire le moins debruit possible, et j’eus la chance de tomber sur une murailleconstruite à la hâte, sans doute, et qui n’avait dû être destinéequ’à obstruer l’entrée du couloir aboutissant à la mer. Les pierresétaient de faibles dimensions et retenues par un mortier trèsfriable. Je me demande ce que j’aurais fait s’il avait fallum’attaquer aux énormes blocs de granit qui constituent lesfondations du temple.

« Bientôt, je sentis que la paroi étaitdevenue extrêmement mince, et je dus travailler avec beaucoup deprécautions pour que ma barre de fer ne passât pas de l’autre côté.Enfin le trou était assez grand. D’un seul coup de barre, je fistomber la lame de crépi qui, seule, maintenant, me barrait lepassage, et je sautai d’un bond dans l’ouverture.

« Je me trouvai dans une crypte éclairéepar une grande lanterne bleue. Je jetai un regard autour de moi, etje crus que j’allais devenir fou de joie… J’apercevais Lorenza, nueet couverte de perles des pieds à la tête, assise comme une idolesur l’autel !…

« Elle ne faisait pas le moindremouvement.

« Tout mon sang se glaça dans mes veines.J’eus un instant la terrible pensée qu’elle était morte, embaumée,changée pour toujours en une muette idole.

« D’un bond, je sautai sur l’autel et jeconstatai avec un indicible bonheur, que ma Lorenza, quoique bienpâle, bien affaiblie, était encore vivante. Je la saisis dans mesbras, et je l’emportai jusqu’à mon trou, comme un tigre doitemporter sa proie. Je suis sûr qu’il ne s’écoula pas une minutedepuis mon entrée dans le temple jusqu’au moment où j’enressortis.

« Ma torche d’une main, maintenant del’autre Lorenza dont la tête inerte reposait sur son épaule, jecourais à perdre haleine le long du couloir.

« Pourtant je m’arrêtai, je revins surmes pas chercher la barre de fer que j’avais oubliée, et, à unendroit où la voûte menaçait ruine, je provoquai – au risque de mefaire écraser – un éboulement qui devait arrêter longtemps ceux quitenteraient de me poursuivre.

« D’ailleurs, je croyais qu’on nes’apercevrait pas immédiatement de ma fuite, car le trou quej’avais creusé aboutissait derrière l’autel et la lueur faible etpresque brumeuse que jetait la lanterne bleue laissait dans l’ombretous les recoins de la vaste salle.

– Si vous n’aviez pas sauvé madame, ditM. Bondonnat, c’était moi qui la sauvais. Il n’y avait pas uneminute que vous étiez parti que j’entrai dans la crypte où j’avaisdéjà pénétré une première fois.

Le naturaliste fit, à son tour, le récit deses aventures.

– Mais j’y pense, conclut-t-il,qu’allez-vous faire de toutes ces perles ? Le pittoresquecostume que porte Mme Lorenza représente une sommefabuleuse.

– Je garde les perles, déclara résolumentGrivard. Il y en a d’abord, dans le nombre, une grande quantité quim’appartiennent, ou plutôt qui appartiennent à mon mandataire.Quant au reste, je crois que ce serait faire preuve d’unedélicatesse ridicule que d’aller les reporter à MM. lesbonzes. Qu’en pensez-vous ?

– Je vous approuve entièrement.

– Cela me fait penser, fit Lorenza d’unevoix faible comme un souffle, qu’il faut pourtant bien que je medébarrasse de ces colliers, de ces bracelets et de ces ceinturesqui m’enserrent de toutes parts, et que je prenne enfin un costumeplus convenable que cette robe de bonze que Louis a trouvéederrière l’autel et qu’il a jetée sur moi au hasard pourm’emporter !

– Diable ! murmuraM. Bondonnat, je n’avais pas pensé à cela. Mais commenceztoujours par vous débarrasser de votre précieuse cuirasse dans moncabinet de toilette. Je vous trouverai bien quelque coffre pour laserrer. Pour ce qui est du costume, je ne puis mettre à votredisposition qu’une robe de chambre japonaise.

– Cela suffira, répliqua vivement lajeune femme. En y ajoutant une ceinture, la robe de chambre serabien assez bonne pour aller du rivage jusqu’au paquebot. À bord,nous trouverons sans doute tout ce qui nous manque.

M. Bondonnat regardait depuis quelquesinstants Louis Grivard.

– Vous n’allez pas m’accompagner avec ceshaillons et cette barbe de sauvage ? lui fit-il tout à coup.Vous auriez d’autant plus tort que j’ai ici tout ce que vous pouvezdésirer : veston, pantalon, chemise, et même une excellentepaire de ciseaux. Je vous les offre de grand cœur.

L’artiste accepta cette proposition avecjoie ; et, bientôt, il eut pris un aspect plus correct. Ilparaissait rajeuni de dix ans. On n’eût jamais supposé quel’élégant gentleman qui venait d’apparaître dans la salle à mangerde M. Bondonnat fût le même être mélancolique, sale ethaillonneux que l’on voyait, étendu sur le sable de la baie, serepaître de fruits sauvages et de coquillages crus.

Lorenza, elle aussi, était complètementtransformée. La robe de chambre de soie, à grands ramages, retenuepar une légère ceinture, moulait ses formes sveltes ; sesbeaux cheveux noirs étaient coquettement peignés à la modejaponaise, et son teint avait déjà perdu sa pâleur cireuse etrepris les couleurs de la santé.

– Mon Dieu, que je suis heureuse !s’écria-t-elle en se jetant d’un élan passionné dans les bras deson mari.

Les deux jeunes époux, étroitement serrés l’uncontre l’autre, se parlaient à l’oreille ou s’embrassaientfurtivement en véritables amoureux.

– Ce qui me rend le plus content, aprèsle plaisir de te retrouver, s’écria Louis Grivard, c’est que nousallons pouvoir rembourser largement les avances de notremandataire !

– Vous lui enverrez une dépêche aupremier port où nous trouverons une station télégraphique, ditM. Bondonnat, qui ne s’était jamais senti aussi heureux.

Cette conversation fut interrompue parl’arrivée du cosaque, qui annonça que l’embarcation demandée setrouvait amarrée au pied même de l’enceinte du jardin.

On procéda en hâte aux derniers préparatifs.M. Bondonnat n’eut garde d’oublier les masques japonais quilui avaient permis de traverser le jardin de la pagode. Il n’oubliapas non plus les pieds de la plante qui produit la fleur dusommeil, et il les empaqueta lui-même dans une petite caissespéciale.

Le naturaliste ne se préoccupa même pas dumobilier de la villa, qui était pourtant sa propriété ; ilsavait que les minutes étaient précieuses, et il eût donné de boncœur toutes les bank-notes qui se trouvaient dans son portefeuillepour être déjà loin de cette île néfaste.

Quoiqu’il lui en coûtât, il n’avait même pasvoulu prendre le temps d’aller dire adieu à la gentille Hatôuara età son père, Amalu. Mais il se promit de leur écrire et de leurenvoyer tous les présents qu’il jugerait les plus capables de leurplaire parmi les productions de la civilisation occidentale.

Chacun transporta gaiement jusqu’au rivage lesrares bagages qu’on emportait ; et l’on prit place dansl’embarcation que montaient deux robustes rameurs océaniens auxcheveux crépus, à la face souriante M. Bondonnat, guidé par laprudence, avait recommandé au cosaque de ne prendre aucun batelierde race japonaise ou tagale.

Le canot quitta le bord et se dirigea – assezlentement, à cause des récifs de corail – vers le paquebotaméricain, dont la coque se découpait clairement sur l’azuréblouissant du ciel et de la mer, et dont les cheminées lançaientdes torrents de fumée noire.

– Je voudrais déjà, s’écriaM. Bondonnat, être sous la protection du drapeauaméricain ! Je ne serai complètement tranquille que lorsquenous aurons mis le pied sur le pont du navire.

– Bah ! dit l’artiste, vous voyezbien que personne n’a cherché à nous inquiéter. Les bonzes étaienttrop dans leur tort pour tenter quelque chose contre nous.

– Hum ! fit M. Bondonnat, jen’ai pas grande confiance dans ces gaillards-là !

Le savant fut interrompu par un des rameursindigènes qui le tirait par la manche et lui montrait quelque chosede noir dans le sillage.

En regardant plus attentivement, il reconnutque cette tache noire était la tête d’un nageur ou plutôt d’unenageuse, car, au bout de quelques minutes, il reconnut la petiteHatôuara qui, fendant l’eau comme une sirène, ne se trouvait plusqu’à quelques mètres de l’embarcation.

M. Bondonnat était profondémenttouché.

– Pauvre petite ! murmura-t-il. Ellenous a vus partir, et elle n’a pas voulu que nous quittions l’îlesans recevoir ses adieux.

Hatôuara était arrivée tout auprès du canot.Un des rameurs l’aida à s’y embarquer. Elle y monta ruisselante etnue. Puis, se jetant aux genoux de M. Bondonnat, elle luiembrassa la main. Sa physionomie avait une expression profondémentsuppliante et mélancolique.

– Voulez-vous de la petite Hatôuara pourvotre esclave ? demanda-t-elle au botaniste. Je n’ai pluspersonne au monde.

– Mais ton père ? Lui serait-ilarrivé malheur ?

– Ils l’ont tué, assassiné ! Je l’aitrouvé étendu sur sa natte, le cœur percé d’un poignard.

– Qui « ils » ? demandaM. Bondonnat, profondément troublé et affligé de cetteterrible nouvelle.

– Les bonzes, les Japonais, quesais-je ? On n’a pas pardonné au pauvre Amalu d’être votre amiet de vous avoir arraché à la mort. Si vous ne me prenez avec vous,j’aurai certainement le même sort ! Quand j’ai vu votre barquequitter le rivage, j’ai senti mon cœur se serrer, et je me suisjetée à la mer pour vous demander si vous vouliez de moi.

– Eh bien, oui, c’est entendu !s’écria M. Bondonnat dans un de ces élans de générosité dontil était coutumier. Tu es une brave enfant, et, après tout, c’estun peu moi qui suis la cause de la mort de ton père…

Hatôuara ne répondit qu’en embrassant avectendresse les mains de M. Bondonnat et en les arrosant de seslarmes.

Il essayait de consoler de son mieuxl’orpheline, lorsqu’il lui vint à l’idée qu’Hatôuara laissaitderrière elle sa petite fortune et que, tout en l’emmenant, ilserait peut-être bon de s’occuper de ses intérêts. Il demanda à lajeune fille si elle avait pris quelques dispositions à cesujet.

– Hélas ! soupira la pauvrette, j’aidéjà fait le sacrifice de tout ce que je possédais. Je sais bienque, mon père une fois mort, le rapace Noghi ne tarderait pas àmettre la main sur sa succession ; aussi ai-je préféré ne pasmême essayer de lutter.

On était arrivé à proximité du paquebot lePacific, et ce fut avec un vrai bonheur qu’une fois lesbateliers payés et congédiés M. Bondonnat et ses amis mirentle pied sur le pont du navire.

Le capitaine – un Yankee pur sang – ne fit aunaturaliste aucune question. Il se contenta d’empocher lesbank-notes qu’on lui tendait et de désigner les numéros des cabinesréservées aux cinq passagers.

Le Pacific était surtout un navire decommerce, et il n’était pas aménagé pour le transport d’un grandnombre de voyageurs. M. Bondonnat constata avec regret qu’iln’était pas muni d’appareil de télégraphie sans fil, ce qui leforçait de ne prévenir sa fille qu’à son arrivée à SanFrancisco.

Pendant que chacun s’occupait de soninstallation, M. Bondonnat trouva, dans le salon despassagers, un journal américain de San Francisco qui ne remontaitqu’à quelques jours et que le capitaine du Pacific tenaitd’un de ses collègues, croisé en chemin.

Il le déplia machinalement. Puis ses yeuxs’arrêtèrent sur un entrefilet placé en seconde page, et ce futavec la plus profonde stupeur qu’il lut :

UNE IMPOSANTE CÉRÉMONIE

« La ville de San Francisco doitprochainement être le théâtre d’une solennité des plus imposantes.Le yacht la Revanche, qui doit ramener la dépouille dugrand savant français M. Bondonnat, est impatiemment attendudans notre ville.

« La remise du corps aux autoritésfrançaises doit être l’objet d’une cérémonie officielle, où legouvernement de l’Union sera certainement représenté.

« On parle aussi d’une délégation desavants américains, qui, sous la présidence du célèbre docteurCornélius Kramm, l’éminent physiologiste que l’on a surnommé lesculpteur de chair humaine, doit rendre un suprême hommage augénial savant que fut M. Prosper Bondonnat. La fille et lapupille du défunt, dont on connaît les dramatiques aventures etl’héroïque dévouement filial, doivent conduire elles-mêmes le deuilen compagnie de leurs fiancés et de la famille du milliardaire FredJorgell… »

*

**

– Qu’est-ce que cela peut bien vouloirdire ? se demanda M. Bondonnat devenu tout pensif. Je nesuis pourtant pas mort, que diable !

Il fut interrompu par la clameur stridente dela sirène à vapeur. Le Pacific avait levé l’ancre,l’hélice tournait. Le vieux savant oublia un instant toute autrepréoccupation pour s’abandonner au plaisir de voir l’île de Basans’atténuer petit à petit dans le lointain et se perdre enfin, commeun flocon de brume azurée, tout au fond de l’horizon.

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