Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome III

QUINZIÈME ÉPISODE – La dame auxscabieuses

CHAPITRE PREMIER – Après le sinistre dupont de l’Estacade

Des malfaiteurs inconnus venaient de fairesauter le pont de l’Estacade, qui traverse une profonde vallée, àquelques miles en amont de la station de Rochester. Le rapide deNew York avait été lancé dans l’abîme. Les wagons étaientbroyés ; la plupart des voyageurs morts ou atrocementmutilés.

Lord Burydan, qui se trouvait avec son amiAgénor Marmousier à la gare de Rochester, s’était hâté de monter enauto et d’accourir sur le lieu du sinistre. Le spectacle qu’ilaperçut était horrifiant, Des wagons avaient pris feu au fond de lavallée et les blessés, brûlés vifs dans les décombres, arrosés del’eau bouillante de la locomotive éventrée, poussaient des crislamentables. Quelques voitures demeuraient accrochées dans lesrocs, à vingt ou trente mètres en l’air.

Cette scène de désolation était éclairée parla lune, alors dans son plein, et par la flamme rougeâtre desmatériaux incendiés, qui permettait d’apercevoir les parois dugouffre.

Lord Burydan, si brave qu’il fût, se sentitému de pitié et d’horreur. Il en oublia pour un instant les raisonsqui l’avaient amené dans cette vallée de la mort. Le poète Agénorn’était guère moins épouvanté : il croyait voir se dresserdevant ses yeux une vision de cauchemar ou d’apocalypse.

– Heureusement, murmura lord Burydan, quej’ai pu empêcher nos amis de prendre ce train ! Seul, WilliamDorgan est au nombre des voyageurs. Il faut tâcher de leretrouver !

L’auto fut laissée derrière un bouquet desaules, à mi-côte du chemin qui descendait au fond de la vallée, etles deux amis s’avancèrent à travers les joncs et les roseaux,jusqu’à l’amoncellement des débris, d’où montait un concert deplaintes déchirantes.

Ils avaient à peine fait quelques pas, danscette vallée d’horreur, lorsque Agénor poussa une exclamation. Ilvenait d’apercevoir le corps inerte de William Dorgan, sous unenchevêtrement de roues et de traverses, qui, en formant au-dessusde lui une sorte de voûte, avaient dû, jusqu’à un certain point, leprotéger. Le milliardaire portait à la tempe une profondeblessure.

– Je doute fort qu’il soit encore vivantaprès une pareille chute, dit lord Burydan en secouant la tête.

– Le cœur bat cependant, dit Agénor quis’était approché du blessé. Que faut-il faire ?

– Aidez-moi, d’abord, à le transporterjusqu’à l’auto. Puis vous le conduirez…

– À Rochester ?

– Non. J’ai des raisons pour qu’on ne levoie pas à Rochester. Vous irez jusqu’à Syracuse, qui ne se trouvequ’à une heure d’ici, et vous le déposerez dans ma petite maison dufaubourg… en ayant soin de vous faire voir le moins possible.Kloum, d’ailleurs, ne tardera pas à venir vous rejoindre.

– Cela sera exécuté de point en point.Vous pouvez être sûr que William Dorgan sera admirablementsoigné.

Tous deux prirent le corps du milliardairequ’ils eurent beaucoup de difficulté à retirer de dessous lesdécombres, et ils le transportèrent jusqu’à l’auto. Lorsqu’ils yfurent arrivés, lord Burydan retira des poches du blessé tous lespapiers qu’elles contenaient. Un étrange projet venait tout à coupde germer dans son esprit. Il s’empara d’un carnet de chèques, d’unportefeuille contenant des pièces d’identité, de deux cartes decirculation sur des lignes de chemin de fer et enfin de plusieurslettres et télégrammes. Il prit aussi une bague ornée d’unbrillant, que William Dorgan portait à la main droite, et uneépingle de cravate ornée d’une grosse perle.

Agénor l’avait regardé faire avecsurprise.

– Quels sont donc vos projets ? luidemanda-t-il.

– Il serait trop long de vous lesexpliquer. Sachez seulement que je viens peut-être de trouver lemoyen d’anéantir la Main Rouge… Mais, adieu, mon cher Agénor.Prenez bien soin de notre blessé.

L’auto démarra et se perdit dans la nuit. LordBurydan redescendit en toute hâte vers le champ du carnage. Ilexamina successivement plusieurs cadavres, atrocement défigurés,jusqu’à ce qu’il en aperçût un dont la tête ne formait plus qu’unebouillie sanglante et qui était de la même taille et à peu près dela même corpulence que William Dorgan. D’ailleurs, le cadavreinconnu était vêtu avec une rare élégance.

– Je crois que je ne trouverai pas mieux,murmura l’excentrique avec émotion.

Sans hésiter, il passa au doigt de l’inconnula bague en brillants, le para de l’épingle de cravate ornée d’uneperle et glissa dans sa poche intérieure le carnet de chèques, nonsans avoir eu soin de se saisir de tous les papiers que possédaitle défunt, un certain Mr. Murray, directeur des aciéries deBrooklyn.

Lord Burydan avait à peine fini de mener àbien cette substitution, qui eût paru suspecte à tous ceux qui nele connaissaient pas, lorsque son attention fut attirée par defaibles gémissements qui partaient d’un pullman-car, renversé sensdessus dessous. Il s’approcha aussitôt, et, s’ensanglantant lesdoigts aux glaces brisées du compartiment, à demi étouffé parl’acre fumée, il parvint à retirer des débris embrasés une jeunefemme d’une extrême beauté. Il fut frappé de ce fait qu’elleportait à la ceinture un gros bouquet de scabieuses et qu’elleétait vêtue de deuil.

À peine avait-il réussi à la dégager qu’elles’évanouit dans ses bras, après lui avoir jeté un regard éperdu dereconnaissance.

Lord Burydan porta la jeune femme jusqu’à unendroit éloigné d’une cinquantaine de pas, et la déposa doucementsur un tertre couvert d’un épais gazon. Puis il redescenditjusqu’au ruisseau qui coulait au fond de la vallée, pour y tremperson mouchoir afin d’humecter le front et les tempes de lablessée.

Il aperçut alors une troupe d’hommes, armés detorches et de phares électriques, qui descendaient en hâte lesentier de la vallée ; d’un coup d’œil, il reconnut, parmieux, Fritz et Cornélius Kramm ; ce qui lui donna beaucoup àpenser.

Le chef de gare de Rochester, qui se trouvaitaussi au nombre des sauveteurs, l’avait aperçu. Ils échangèrentquelques mots, et lord Burydan lui recommanda tout spécialement lajeune fille qu’il venait d’arracher à la mort. Ensuite il sejoignit lui-même à la troupe des sauveteurs, parmi lesquelsfiguraient une douzaine de robustes hommes d’équipe munis depioches et de barres de fer destinées à déblayer les décombres.

Les secours furent organisés avec cettesilencieuse rapidité que l’on ne trouve peut-être qu’en Amérique.Les morts furent déposés, côte à côte, sur le bord duruisseau ; les blessés provisoirement installés sur desmatelas, que deux fourgons de la Compagnie du chemin de fer avaientapportés de la ville. Grâce aux boîtes de pharmacie, on commença àdonner aux blessés les soins les plus urgents. Leur nombre n’était,d’ailleurs, guère considérable. Dans cette catastrophe, dont ongarde encore le souvenir en Amérique, presque tous les voyageursavaient été tués. C’est à peine si, sur cent dix, une douzaine,plus ou moins mutilés, avaient survécu. Parmi ces rescapés, onretrouva une petite fille de quatre ans qui, couchée dans le filetaux bagages, avait supporté le terrible saut sans une égratignure.Elle souriait, regardant autour d’elle avec étonnement, comme sielle venait seulement de se réveiller. On l’emporta, pour qu’ellene vît pas le cadavre de sa mère, décapitée net par une des rouesde la locomotive. Plus loin, un gentleman, à barbe blanche, prisdans un enchevêtrement d’essieux et de roues, appelaitdésespérément au secours. Quand on voulut le dégager, on constataqu’il avait les deux cuisses coupées au ras du ventre. Il expirapresque aussitôt. Une jeune femme, devenue folle, tenait dans unpan de sa jupe la tête de son mari.

Lord Burydan n’avait jamais vu de spectacleplus pitoyable.

La tâche des sauveteurs était, d’ailleurs,pleine de difficultés. Il fallut faire venir en hâte de Rochesterune pompe à incendie pour éteindre le feu, qui avait pris auxdébris des wagons et qui menaçait de tout consumer. La recherchedes morts et des blessés continua, au milieu des poutrelles encorefumantes et des barres d’acier mal refroidies.

Lord Burydan faisait des prodiges d’héroïsme.Deux fois il faillit être écrasé en essayant de soulever un wagon,et il se brûla grièvement les mains en dégageant une vieille dameensevelie sous les coussins. Cette dernière n’avait aucuneblessure ; elle avait simplement failli être étouffée etgrillée à petit feu.

Cornélius et Fritz feignaient de déployer, euxaussi, un grand zèle. Mais leur véritable préoccupation n’avaitrien de philanthropique. Tous deux, persuadés que le milliardaireFred Jorgell, sa famille et les Français, leurs amis, se trouvaientdans le train, attendaient, avec une impatience féroce, que lescadavres de leurs ennemis fussent retrouvés.

Lord Burydan, que ni l’un ni l’autre n’avaientreconnu, suivait leur manège du coin de l’œil et observaitattentivement leurs faits et gestes.

Les deux bandits paraissaient décontenancés.Cependant, lorsqu’on apporta, à l’ambulance provisoirementinstallée, le cadavre défiguré de Mr. Murray et que Cornéliusreconnut à son doigt la bague en brillants de William Dorgan, il neput réprimer un geste de satisfaction. Il fouilla le cadavre et,dans une poche intérieure, trouva le carnet de chèques mis là parlord Burydan.

– En voici toujours un ! dit-il àFritz qui, sur un signe de son frère, était accouru. Nous nepouvons manquer de trouver les autres d’ici peu.

Les deux bandits jugèrent nécessaire demontrer ostensiblement le chagrin qu’ils étaient censés éprouver dela mort de leur ami et associé.

– Ce cher William Dorgan ! s’écriaFritz en appelant le chef de gare et d’autres personnes présentes,dire qu’il n’y a pas huit jours nous déjeunions gaiementensemble ! Pourquoi faut-il que le hasard m’ait donné ladouloureuse mission d’être le premier à reconnaître le corps de monami ?

– Vous veillerez, n’est-ce pas ? fitCornélius sur un ton de circonstance, à ce que le corps de notreami soit mis à part, en attendant que nous fassions prévenir sesdeux fils.

– C’est encore une chance qu’il n’y aitque lui ! murmura l’honnête chef de gare en se rapprochant.Savez-vous que toute la famille a failli y passer ?

– Que dites-vous là ? demanda Fritzl’œil mauvais et la face subitement crispée.

– Je répète que c’est bien heureux queMr. Fred Jorgell, que je connais de vue, et tous ses amisn’aient pas accompagné Mr. William Dorgan, comme ils enavaient l’intention. Au dernier moment, ils ont changé d’avis etont refusé de monter dans le train.

– C’est fort heureux, en effet, répliquaCornélius d’un air contraint.

Il avait grand-peine à ne pas trahir son dépitet sa mauvaise humeur.

– C’est décidément de la guigne !s’écria Fritz avec rage, une fois que les témoins de cette scène sefurent éloignés. Nous qui croyions nous débarrasser de toute labande d’un seul coup !…

– Tant pis ! C’est àrecommencer !

– Quel dommage ! Tout avait si bienmarché !

– J’avais pris les plus minutieusesprécautions. Je m’étais même muni d’un flacon spécial, dont ilm’eût suffi de laisser tomber une goutte sur chaque pansement pouramener le trépas instantané des survivants !

– Ne nous désolons pas, cependant, ditFritz après réflexion. Nous avons un résultat. Le décès de WilliamDorgan va mettre notre ami Baruch en possession de sommesimportantes. Un des buts que nous poursuivions va se trouveratteint.

Pendant que les deux Lords de la Main Rougedissertaient cyniquement, au milieu des morts et des mourants, lordBurydan continuait à dépenser, sans compter, ses forces et sonénergie, risquant cent fois sa vie pour arracher, de dessous lacharpente disloquée des wagons, des corps qui, le plus souvent,n’étaient que des cadavres.

Le petit jour se leva sur cette scène dedésolation, lord Burydan était brisé de fatigue, les brûlures etles blessures dont il était atteint le faisaient beaucoupsouffrir.

Il songea à se retirer. D’autant plus que saprésence devenait absolument inutile. Ceux des voyageurs quiétaient encore vivants avaient été mis en sûreté, et le nombre dessauveteurs croissait de minute en minute. Il en arrivait de touscôtés.

Un fait donnera idée de l’activité américaine.On s’occupait encore à déblayer le fond de la vallée sanglante quedéjà une escouade d’une centaine de charpentiers, appelés pardépêche et venus en train spécial, s’occupaient de lareconstruction de l’Estacade.

Lord Burydan allait se retirer, en profitantd’une des nombreuses voitures de louage venues de Rochester,lorsqu’il se souvint tout à coup de cette belle jeune femme qu’ilavait secourue la première, au teint si pâle, aux vêtements dedeuil, avec un bouquet de scabieuses à la ceinture.

Oubliant sa fatigue, il remonta précipitammentvers l’ambulance provisoire, que, précisément, Cornélius venait dequitter, après avoir acquis la certitude que William Dorgan étaitle seul ennemi de la Main Rouge qui eût péri dans lacatastrophe.

Lord Burydan, n’apercevant plus, tout d’abord,la jeune femme parmi les blessés, se mit à la recherche du chef degare, auquel il l’avait recommandée. Il ne le trouva pas. Dans ledésarroi, personne ne put lui donner un renseignement.

Machinalement poussé peut-être par unpressentiment, il alla jusqu’à l’endroit où avaient été déposés lescadavres. À peine eut-il jeté un coup d’œil sur les restesdéfigurés de ceux-ci qu’il reconnut, avec une douleur indicible, lecadavre de la belle jeune femme en deuil. À ses côtés, sans doutepour faciliter à ses parents ou à ses amis la tâche de lareconnaître, on avait replacé à sa ceinture le bouquet de fleursd’un violet sombre.

– La seule femme que j’auraisaimée ! balbutia-t-il douloureusement.

Il effleura de ses lèvres le front glacé de lamorte et s’enfuit, le désespoir dans le cœur.

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