Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome III

CHAPITRE II – « Célérité. –Discrétion !… »

Les semaines qui suivirent furent pour lordBurydan pleines de troubles, d’agitation et de neurasthénie. Toutd’abord, William Dorgan, qu’Agénor avait conduit dans le cottageque possédait l’excentrique dans la banlieue de Syracuse, n’avaitpu, malgré tous les soins, se remettre complètement de l’émotionqu’il avait éprouvée. Il était devenu entièrement aphasique ;il ne pouvait plus articuler que quelques bégaiementsinintelligibles.

Lord Burydan se repentait presque de lasubstitution opérée par lui. Des scrupules tardifs lui venaient. Ilse demandait s’il avait bien eu le droit de faire ce qu’il avaitfait.

Avec sa franchise ordinaire, il jugea que leplus simple était de mettre William Dorgan lui-même au courant deses projets.

Le milliardaire, qui, à part l’impossibilitéde parler, avait complètement recouvré ses facultésintellectuelles, écouta gravement la confidence du lordexcentrique. Il demeura quelques minutes plongé dans sesréflexions. Enfin, il saisit d’une main ferme les tablettes dont ilse servait pour correspondre avec ceux qui l’entouraient et traçaces simples mots :

Vous possédez ma confiance et j’approuveentièrement ce que vous avez fait. Pour tous, je suis mort, et mortje dois demeurer jusqu’à nouvel ordre.

Lord Burydan, malgré ses longues explicationsau milliardaire sur ses projets, fut un peu surpris de la facilitéavec laquelle il donnait son assentiment.

– Ne faudrait-il pas, lui demanda-t-ilencore, prévenir votre fils Harry ?

L’aphasique fit de la tête un signe dedénégation.

– Et votre fils Joë ?

William Dorgan renouvela son signe dénégatif,mais d’une façon plus énergiquement accentuée.

C’est que le milliardaire, pendant les longuesheures de recueillement de sa convalescence, avait eu le temps deréfléchir à une foule de petits faits auxquels, jusqu’alors, iln’avait prêté aucune attention, et, sans les connaître dans leurentier, il avait deviné assez les projets de lord Burydan pour serendre compte qu’il y avait neuf chances sur dix pour quel’excentrique eût raison. Il ne pouvait oublier que lord Burydanlui avait sauvé la vie. Enfin, il y avait eu, entre eux, deux outrois entretiens confidentiels au cours desquels lord Burydan avaitréussi à gagner entièrement le milliardaire à ses idées.

C’était pour ce dernier un point trèsimportant que d’avoir obtenu l’assentiment de William Dorgan,auquel il s’était fait connaître sous son véritable nom. Toutefois,par une contradiction curieuse, lord Burydan, en proie à une noiremélancolie, demeura, pendant une période assez longue, sanss’occuper de la Main Rouge.

Malgré tous ses efforts, le jeune lord nepouvait oublier la tragique physionomie de cette belle inconnue –la dame aux scabieuses, c’est ainsi qu’il l’avait nommée – qu’iln’avait fait qu’entrevoir et tenir un instant dans ses bras, pourla perdre presque aussitôt.

En vain essayait-il de s’arracher à cettehantise. Le poète Agénor, malgré toutes les ressources de sonimagination, ne put parvenir à l’en distraire.

Diverses circonstances vinrent raviver cechagrin. Un jour, lord Burydan, entré pour se rafraîchir dans uncafé, trouva, sur la table à laquelle il s’était assis, un numérodu New York Illustrated News. L’ayant feuilleté d’aborddistraitement, son attention fut attirée par une double page où setrouvaient les portraits de toutes les victimes du sinistre deRochester. Du premier coup, il reconnut la dame aux scabieuses,dont le portrait offrait une ressemblance saisissante.

– Cette image me poursuivra doncpartout ! balbutia-t-il, et il referma le journal.

Il allait se retirer lorsque, sur lacouverture même du périodique, il fut invinciblement attiré parcette stupéfiante annonce :

INSTITUT SPIRITUALITÉ

Pour le soulagement des gentlemen

et ladies inconsolables.

DIRECTEUR : EZÉCHIAS PALMERS, PSYCHOLOGUE MENTALISTE, MEMBREDE PLUSIEURS ACADÉMIES

Vous tous qui avez perdu un être cher, quipleurez une mère, une épouse, une fiancée, une fille adorée, nevous abandonnez pas au désespoir ! Allez en toute confiancetrouver l’honorable Ezéchias Palmers. Il vous consolera de voschagrins ; il fera apparaître à vos yeux les physionomiesfamilières et bénies des chères disparues, miraculeusementdélivrées des chaînes inexorables de la mort.

Nous ne faisons ici aucune promessemensongère. Les incrédules viendront ; ils verront et ilsseront convaincus.

MATÉRIALISATIONS.

APPARITIONS EN TOUS GENRES.

Conversations avec l’au-delà.

Révélations d’outre-tombe.

Voyages dans l’Astral. – Double vue.

Etc., etc.

Adresser toutes communications àM. Ezéchias Palmers, directeur de l’Institut spiritualiste,15e Avenue, n°211. – Téléphone.

Célérité. – Discrétion. – Prix modérés. –

Évocations à domicile.

Lord Burydan relut deux fois cette étrangeréclame ; puis il murmura, en haussant les épaules :

– Ce doit être quelquecharlatan !

Il emporta cependant le numéro du New YorkIllustrated News, car il voulait découper la photographie dela dame aux scabieuses pour la conserver.

Trois jours après, une affaire l’ayant amené àNew York, le hasard le conduisit dans la Quinzième avenue. Sansl’avoir cherché le moins du monde, il se trouva en face d’une hauteporte de bronze au-dessus de laquelle on lisait en lettresd’or : Institut spiritualiste. Cette inscriptionétait fixée au milieu d’une très haute muraille.

La curiosité fut plus forte, chez lordBurydan, que tout autre sentiment. Il sonna, se trouva dans unecour plantée d’ifs et de cyprès vénérables, d’où un domestique,vêtu d’une souquenille violette qui le faisait ressembler à unévêque, le conduisit dans un salon d’un aspect sévère et d’un styleparticulièrement original.

Les meubles massifs étaient d’ébène incrustéde petites étoiles de nacre. Les tentures d’un bleu foncé avec desfranges d’argent ; de la voûte, en forme de dôme, pendait ungrand brûle-parfum. La voûte elle-même formait comme un ciel d’azurparsemé d’anges souriants. Sur la cheminée, un groupe en marbrereprésentait la mort sous la forme d’un hideux squelette auquel ungénie souriant mettait le genou sur la poitrine et arrachait safaux. De hautes fenêtres à vitraux répandaient sur ce décor unemystérieuse lumière.

– Drôle de salon ! murmura lordBurydan en regardant autour de lui.

Cinq minutes plus tard, une des portières develours bleu s’écarta, pour livrer passage à un gentleman d’unecorrection parfaite, qui s’inclina cérémonieusement devant levisiteur.

– À qui ai-je l’honneur de parler ?demanda lord Burydan.

– Je suis Ezéchias Palmers.

Il ajouta, sans donner à lord Burydan le tempsde se reconnaître :

– Vous avez sans doute perdu une personnequi vous était chère ?

Lord Burydan était entré dans ce bizarreétablissement sous l’impulsion de la curiosité. Maintenant qu’il setrouvait en face du directeur, il ne savait plus de quelle façons’y prendre pour faire une retraite honorable. Au fond, il étaitpersuadé qu’il avait affaire à un charlatan.

– Sir, répondit-il avec un peud’embarras, il est vrai. Mais je voudrais vous demander quelquesrenseignements. Je ne vous cacherai pas que je suis un sceptique,je me demande comment vous pouvez faire pour réaliser lesséduisantes promesses de votre prospectus.

Mr. Palmers jeta sur son interlocuteur unregard imposant ; et ce ne fut qu’après l’avoir toisé avec unesorte de pitié dédaigneuse qu’il répondit :

– Sir, les moyens que nous employons sonten partie naturels et en partie occultes. Mais qu’importe, si nousatteignons le but que nous nous sommes proposé ! Tous ceux quis’adressent à moi, je vous l’affirme, n’ont jamais éprouvé dedésillusions.

Lord Burydan se sentit entraîné, malgré lui, àmettre Mr. Palmers au défi. Il tira de sa poche laphotographie de la dame aux scabieuses :

– Avez-vous le pouvoir, dit-il, de mefaire voir la personne dont voici le portrait ?

– Parfaitement, répondit Mr. Palmersavec aplomb.

– Emploierez-vous les moyens surnaturelsou les autres ? ne put s’empêcher de demanderl’excentrique.

– Cela dépendra… En tout cas, il estindispensable que je connaisse, de la façon la plus minutieuse,dans quelle circonstance vous avez vu cette personne pour ladernière fois.

Lord Burydan, très mécontent, au fond, des’être aventuré dans cette officine, raconta en quelques mots lacatastrophe du pont de l’Estacade, et demanda à Mr. Palmersquand il devrait revenir.

– Je vous écrirai, répondit celui-ci,mais encore faut-il que je connaisse votre adresse.

– Je ne tiens pas à vous dire mon nom.Écrivez-moi à Syracuse, poste restante, aux initialesA. B.

– Comme il vous plaira, répliqua ledirecteur avec le même sang-froid. Mais vous savez que, dans cecas, l’usage de l’établissement est de demander des arrhes.

– Votre demande est trop légitime. Voicicinq cents dollars.

– Cela suffit pour un premier acompte. Sivous êtes satisfait, vous aurez à nous verser pareille somme. Dansle cas contraire, vous serez intégralement remboursé.

Mr. Palmers reconduisit son visiteurjusqu’à la porte de l’Institut spiritualiste, et il lui dit, avantde le quitter :

– Il y a fort longtemps, vous savez, queje m’occupe des sciences de l’âme, et nul ne peut soupçonnercombien cette étude est passionnante. J’ai débuté par l’étude desmaladies mentales, j’ai même été quelque temps directeur duLunatic-Asylum de Greenaway ; et ce n’est que par degrés queje suis arrivé, peu à peu, à la connaissance de l’Occulte…

Ce mot de Greenaway fut un trait de lumièrepour lord Burydan. Il comprit qu’il se trouvait en face del’ex-jockey qui avait été quelque temps son geôlier, dans la maisonde fous d’où il s’était évadé avec l’aide d’Oscar Tournesol, et ils’applaudit sincèrement de n’avoir pas fait connaître sa véritablepersonnalité à ce singulier industriel.

Lord Burydan retourna le soir même à Syracuse.Plusieurs jours s’écoulèrent sans qu’il entendît parler deMr. Palmers. Il commençait à croire que les cinq cents dollarsversés par lui pouvaient être regardés comme perdus, lorsqu’ilreçut un court billet l’avertissant de se trouver à dix heures dusoir, très exactement, à l’Institut spiritualiste et des’attendre à toute émotion.

L’excentrique se sentait de plus en plusmécontent de s’être engagé dans cette affaire. Cependant, lacuriosité le poussa à voir de quelle façon Mr. Palmerstiendrait ses engagements. Il prit donc, le lendemain matin, letrain pour New York.

Il passa une partie de la journée à faire desvisites. À mesure que l’heure fixée par le thaumaturge approchait,il ne pouvait s’empêcher d’éprouver une sourde impatience. Pourlui, le temps marchait avec une lenteur désespérante.

À dix heures, très exactement, il sonnait à laporte de l’Institut spiritualiste.

Le même serviteur, vêtu de violet, vint luiouvrir. Sans un mot, il le conduisit, par une petite porte, jusqu’àune avenue bordée de noirs sapins et de houx aux baies écarlates, àl’extrémité de laquelle se trouvait une autre porte à doublevantail surmontée d’une croix.

Lord Burydan frissonna. Allait-on donc leconduire dans un cimetière ? Il était déjà, par avance,indigné de cette macabre comédie. Mais il s’était trop avancé pourreculer. Il fallait aller jusqu’au bout.

Son guide lui ouvrit la porte de l’enclosfunèbre, lui fit comprendre par signes qu’il ne pouvaitl’accompagner plus loin et, finalement, le laissa seul.

À la clarté de la lune, que voilaient à peinede légers nuages, l’excentrique put examiner le lieu où il setrouvait.

C’était bien un cimetière, mais un cimetièredu plus grand luxe. Les allées, bien sablées, étaient bordées desphinx de bronze et, dans le fouillis des verdures funèbres, dehautes colonnes surmontées d’urnes, des chapelles gothiques etjusqu’à des statues silhouettaient leur blancheur marmoréenne. Desmassifs montaient les pénétrants parfums des fleurs, auxquels semêlait une vague odeur d’encens et d’aloès.

Lord Burydan, poursuivant sa route, longea lesbords d’un étang où dormaient des cygnes noirs. Il passa près d’unimmense jasmin couvert de fleurs, et il écouta quelques instantsles chants d’un rossignol qui s’égosillait dans les branches d’unlaurier.

Il savait gré à ceux qui avaient combiné cettemise en scène de lui avoir épargné les fantasmagoriesbanales : les cris de hiboux, les squelettes frottés dephosphore, ou les spectres entortillés dans des draps de lit ettraînant avec fracas des chaînes rouillées.

– Décidément, ce Palmers a plus de goûtque je ne l’aurais cru, se dit lord Burydan. À présent, je medemande comment cela va finir.

Il s’enfonça dans une allée bordée de myrteset de rosiers qui répandaient une odeur délicieuse. Des versluisants rampaient dans les gazons, et des mouches à feu voletaientde fleur en fleur, comme de petites âmes en peine.

Petit à petit, il oubliait le lieu où il setrouvait et il continuait à marcher, plongé dans une profonderêverie. Tout à coup, il tressaillit. Il avait cru entendre, toutprès de lui, comme un gémissement à demi étouffé.

Il leva les yeux. Il se trouvait à quelquedistance d’une chapelle au toit pointu, dont il n’était séparé quepar un massif de buis sombre et d’acanthes aux larges feuilles. Aumoment même où il la regardait, l’intérieur de la chapelles’éclaira d’une lueur bleuâtre. La porte de fer roula sans bruitsur ses gonds. Une femme en deuil s’avança lentement dans l’allée.Elle tenait à la main un gros bouquet de scabieuses.

Haletant d’émoi, en dépit de son parti prisd’incrédulité, le lord excentrique demeura immobile, le cœurpalpitant. Il contemplait de tous ses yeux l’apparition. Elle passaà quelques pas de lui, sans faire mine de le voir et sans plus debruit qu’un véritable fantôme.

Il n’avait pu jusqu’alors distinguer sestraits. Mais, à un moment donné, elle atteignit un espace videfortement éclairé par la réverbération de la lune et elle tournalentement la tête.

Lord Burydan jeta un cri terrible. Celle qu’ilvoyait ne pouvait être une figurante. C’était bien cette dame auxscabieuses qu’il avait retirée de dessous les décombresfumants ! C’étaient bien ses traits, d’un dessin si pur et sigracieux !… Et, pourtant, il l’avait vue couchée parmi lesmorts, il avait effleuré de ses lèvres son front déjàglacé !

Il demeurait à la même place, cloué par laplus violente émotion peut-être qu’il eût jamais ressentie de sonexistence, pourtant si passionnément mouvementée.

Au cri retentissant de suprême angoisse qu’ilavait jeté, l’apparition avait tourné vers le nocturne visiteur sonpâle visage. Leurs yeux se rencontrèrent.

– Lui ! s’écria-t-elle, c’estlui !…

Elle se précipita en avant, comme pour sejeter dans ses bras.

Lord Burydan courut à l’autre extrémité del’allée qui contournait le massif d’arbustes, afin d’aller à sarencontre. Dans ce mouvement, il la perdit de vue un instant,derrière l’épais feuillage des buis. Quand il fut arrivé à la placequ’elle avait occupée l’instant d’auparavant, il ne la trouva plus.Elle avait disparu !

Elle semblait s’être fondue, comme une vapeurlégère, dans la brume azurée qui enveloppait tout ce décor deprodiges et d’enchantements.

Vainement, il erra par les allées du luxueuxcimetière ; vainement, il battit en tous sens les taillis etles bosquets. La dame aux scabieuses, qui n’était peut-être qu’unfantôme, s’était évanouie comme un fantôme.

Lord Burydan ne retrouva d’elle qu’une dessombres scabieuses échappée de son bouquet. Il la ramassapieusement.

Complètement désemparé, il se retrouva sanssavoir comment à la grille de l’étrange cimetière et se laissareconduire, comme un enfant, jusque dans la rue par le silencieuxserviteur à la souquenille violette.

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