Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome III

CHAPITRE V – La coupe empoisonnée

Quand Baruch reprit connaissance, il fut toutsurpris de ne plus se retrouver dans le cachot obscur d’où il avaitassisté au mariage de doña Carmen. On avait profité de sonévanouissement pour le transporter dans une autre prison.

C’était une chambre blanchie à la chaux,éclairée par une étroite fenêtre, garnie de forts barreaux de feret meublée d’un lit de sangle, d’un escabeau et d’une table.

L’assassin pensa d’abord qu’on l’avait enfinlivré à la justice et qu’il était dans un des établissementspénitentiaires de l’État de New York. Mais la vue d’un grand parcqu’il apercevait à travers les carreaux de la fenêtre, bien qu’oneût pris la précaution de les brouiller au lait de chaux, lui fitcomprendre qu’il se trompait.

Il chercha vainement les raisons qui avaientpoussé ses geôliers à le transférer là.

Décidément tout ce qui lui arrivait depuis lecommencement de sa captivité était mystérieux.

Voici quel était le véritable motif de cetransfert :

C’était dans le palais de doña Carmen qui,appartenant à la religion catholique, possédait une chapelleinstallée dans une des ailes de sa riche demeure, que Baruch avaitpu assister à son mariage. Mais, après lui avoir infligé ce premierchâtiment, la jeune fille eût voulu, tout de suite, que lemeurtrier de son père fût livré à la justice.

Lord Burydan lui démontra bien vite quec’était là une chose impossible. La découverte de la vérité eûtcausé un scandale dont Carmen elle-même et son mari eussent été lespremières victimes. En outre, lord Burydan et Fred Jorgell tenaientbeaucoup à ce que mistress Isidora, qui ne savait rien de cesévénements, continuât à demeurer dans l’ignorance.

La jeune femme demandait toujours, de temps àautre, des nouvelles de son misérable frère, et on lui répondaitconstamment que sa santé était satisfaisante, mais qu’il nerecouvrerait jamais la raison.

Elle le croyait encore au Canada, et elleavait, à maintes reprises, pris la résolution d’aller y voir. Sonmari et ses amis s’étaient toujours arrangés de façon à ce qu’ellene pût mettre ce projet à exécution.

Très bonne et très généreuse, doña Carmenn’eût voulu causer aucun déplaisir à mistress Isidora. Alors, elledéclara avec beaucoup de fermeté à lord Burydan qu’elle voulait quela mort de son père fût vengée, et que, d’un autre côté, elle nepouvait conserver plus longtemps dans son palais l’infâme scélératdont la présence sous son toit lui causait un insurmontabledégoût.

La question était embarrassante. Pour larésoudre, lord Burydan réunit, dans une secrète conférence, WilliamDorgan, Fred Jorgell, l’ingénieur Harry et M. Bondonnat.

La discussion fut longue et animée. Les unsétaient d’avis que Baruch, auquel on restituerait sa véritablephysionomie, fût réintégré dans le Lunatic-Asylum ; d’autresvoulaient qu’on se débarrassât simplement de ce misérable d’un coupde revolver, comme on fait d’un chien enragé.

Ce fut Fred Jorgell lui-même qui trancha laquestion.

– Mes amis, dit-il d’une voix grave,puisque j’ai le malheur d’être le père d’un pareil monstre, c’est àmoi seul qu’appartient le droit de le châtier. Je demande donc quece fils indigne soit remis entre mes mains. Vous pouvez compter queje ne faillirai pas à ma tâche de justicier. Baruch doit recevoirle châtiment qu’il a mérité !…

Un profond silence accueillit ces paroles, quimettaient fin à la discussion.

Personne ne s’opposa à ce que demandaitl’inexorable vieillard.

C’est ainsi que Baruch fut transporté dans unepropriété que possédait Fred Jorgell dans la banlieue de New York,propriété qui se composait d’un parc au Centre duquel était édifiéeune villa, inhabitée depuis de longues années.

*

**

… L’assassin passa le restant de la journée enproie à une indicible angoisse.

Il eût voulu, à tout prix, connaître lavérité, sortir de la torturante indécision où il se trouvait.

Par moments, il avait de véritables accès derage, en songeant que, pendant qu’il languissait entre les quatremurs d’un cachot, son sosie Joë Dorgan s’installait à sa place etjouissait sans doute, près de la belle Carmen, des doucesprérogatives d’un époux.

– Que suis-je donc, moi,maintenant ? s’écria-t-il en grinçant des dents. Je ne suisplus Joë Dorgan, je ne suis même plus l’assassin Baruch !… Jen’existe plus que comme un spectre vivant, qui n’a ni nom nipersonnalité légale ! Je suis à la merci du premier venu quivoudra me tuer puisque, socialement parlant, je n’existepas !…

Baruch fut tiré de ces affligeantes réflexionspar la venue d’un geôlier qui lui apportait des vivres.

Dans cet homme, qui était d’une taillecolossale, il reconnut le géant Goliath à la description que Slughlui en avait faite, et, dès lors, il n’eut plus de doute sur sasituation.

Il était évident qu’il était tombé entre lesmains de lord Burydan, de qui il n’avait, à coup sûr, aucune pitiéà attendre.

Cette découverte lui porta un coup terrible.Il eût préféré mille fois être dans les mains de véritables banditsou même de policiers.

Avec les bandits, il en eût été quitte pourune rançon ; avec les policiers, il se fût réclamé de la MainRouge, qui avait parmi eux de nombreuses et puissantesaccointances. De tels procédés n’étaient pas de mise avec des genscomme lord Burydan et Fred Jorgell, qu’on ne pouvait ni séduire nitromper.

Baruch s’était fait toutes ces réflexions enl’espace de quelques secondes. Il pensa qu’il pourrait peut-êtreobtenir des éclaircissements de son geôlier.

– Qui êtes-vous, mon ami ? luidit-il de sa voix la plus affable.

Goliath, pour toute réponse, mit un doigt surses lèvres et roula de gros yeux féroces, donnant à entendre qu’illui était défendu de parler.

Il n’y avait décidément rien à faire de cecôté.

Le géant avait mis le couvert et posé sur latable le repas du prisonnier.

Baruch avait faim. En dépit de sespréoccupations, il mangea de grand appétit, sous la surveillance deson silencieux geôlier, qui ne le quitta pas des yeux une seuleminute.

Le repas fini, Goliath enleva le couvert et seretira.

Baruch remarqua alors que la porte, massive etblindée comme celle d’un coffre-fort, était munie d’un guichet, àtravers lequel on pouvait le surveiller à tout instant.

En proie à un sombre désespoir, que sesréflexions ne faisaient qu’augmenter, l’assassin se jeta sur sonlit de sangle et essaya de dormir. Brisé par la fatigue et lesémotions, il tomba dans un profond sommeil et il fut tout surpris,en rouvrant les yeux, de voir qu’il avait passé la nuit entière àpeu près paisiblement.

Le soleil brillait joyeusement aux vitres del’étroite fenêtre. Baruch regarda quelque temps les grands arbresdu parc ; puis il arpenta sa cellule de long en large enbâillant. Il ressentait déjà les premières atteintes de cetteneurasthénie aiguë à laquelle succombent, tôt ou tard, ceux quisont condamnés à la réclusion.

Il y avait des moments où il eût désiré êtrejugé, condamné, exécuté même, pour échapper à cette existenced’inaction et d’effroyable monotonie. Il avait la pénible sensationd’être pour toujours séparé du monde des vivants.

« Ils n’oseront pas me tuer !songeait-il en crispant les poings avec rage, ils vont me laissercrever d’ennui dans ce trou, pour ne pas charger leur conscienced’un meurtre !… Ah ! j’aimerais cent fois mieux en avoirfini tout de suite !… Ces hypocrites m’assassineront à petitfeu ! Un coup de poignard serait préférable !… »

Cette journée parut à Baruch d’une duréeinterminable. Il la passa étendu sur son lit, ou se promenant delong en large dans sa cellule comme un tigre en cage.

Il était maintenant convaincu qu’on avaitdécidé de son sort et qu’il ne quitterait jamais sa prison.

Il se trompait.

Vers la fin de l’après-midi, la porte s’ouvritbrusquement. Goliath entra, précédant respectueusement un vieuxgentleman, dans lequel Baruch reconnut, avec saisissement, sonvéritable père, le milliardaire Fred Jorgell.

Tous deux se regardèrent quelques instants ensilence. Mais, malgré toute son insolence et toute son audace,Baruch fut obligé de baisser les yeux sous le regard sévère duvieillard.

– Je ne croyais jamais vous revoir, ditFred Jorgell d’un ton glacial. Je pensais, comme tout le monde,qu’après les premiers crimes que vous avez commis vous aviez perdula raison. Et, certes, je m’en applaudissais.

« Mes amis pouvaient ainsi prétendre,avec quelque vraisemblance, que les assassinats de Jorgell-City,que le meurtre de M. de Maubreuil n’étaient que lerésultat d’une sanglante démence. Je sais maintenant que vouspossédiez parfaitement votre raison, que vous n’avez jamais cesséd’être parfaitement intelligent, parfaitement conscient de vosactes !

Les yeux baissés, Baruch écoutait son pèresans mot dire, se demandant à quoi tendait ce préambule.

– Vous avez une première fois échappé auchâtiment, continua le vieillard, et cela par un crime plusmonstrueux que les précédents. Mais tout a une fin. Il est temps demettre un terme à vos exploits, et, cette fois, ni la scienceinfernale du docteur Cornélius ni les poignards de la Main Rouge neréussiront à vous sauver !…

L’assassin eut un mouvement de révolte. Saphysionomie prit une effroyable expression de haine et de rageimpuissantes. Il serra les poings, s’élança sur Fred Jorgell etessaya de le saisir à la gorge.

Heureusement, Goliath veillait. D’une simplebourrade de son formidable poing, il força Baruch à s’asseoir surl’escabeau, et il le maintint dans cette position.

– Je ne regrette qu’une chose, s’écria lebandit en grinçant des dents hideusement, c’est de ne pas vousavoir tué !…

– Silence, malheureux ! dit levieillard. J’ai hâte d’en avoir fini avec vous. Je ne pourraislongtemps supporter votre odieuse présence.

– Oui, finissons-en ! Que mevoulez-vous ? Pourquoi êtes-vous venu me tourmenter ?

– J’ai pensé que, si lâche que voussoyez, vous auriez encore le courage de vous suicider. Je vouslaisse jusqu’à demain matin pour prendre une résolution à ce sujet.Mais, si, demain, vous ne vous êtes pas fait justice, d’autres sechargeront de ce soin !…

Baruch comprit que tout était perdu. Sa fiertédisparut. Il se fût trouvé, en ce moment, parfaitement satisfait ense voyant condamné à une réclusion perpétuelle, lui qui, une heureauparavant, préférait la mort à l’emprisonnement.

– Mon père, balbutia-t-il d’une voixtoute changée, j’aurais voulu revoir ma sœur Isidora… la seulepersonne que j’ai aimée et qui se soit montrée bonne pourmoi !…

« Ah ! vous n’avez pas dû lui direce que vous vouliez faire !… Isidora eût intercédé pourmoi !… Que pensera-t-elle, quand elle saura que vous avez eule triste courage de me forcer à mourir ! Accordez-moi lavie ! seulement la vie !… Grâce, mon père, grâce, au nomd’Isidora !

Baruch, si Goliath ne l’eût contenu, se fûtjeté aux genoux de Fred Jorgell.

– Cette lâcheté est écœurante, dit levieillard avec dégoût. Je croyais qu’un bandit de votre sorteaurait montré plus de courage !… Ces supplications sontinutiles. Je ne changerai rien à ce que j’ai résolu. Vous avezjusqu’à demain matin pour mourir !

Fred Jorgell avait tiré de sa poche une longueboîte d’acajou qu’il posa sur la table. Il sortit de la chambre,suivi de Goliath, sans un mot d’adieu, sans un regard pour lemisérable, qui demeurait affaissé la tête dans ses mains, surl’escabeau où la forte poigne du géant l’avait pour ainsi direcloué.

Baruch entendit les verrous et les serruresgrincer.

La porte s’était refermée.

Il se leva, en flageolant sur ses jambes commeun homme ivre, prit sur la table la boîte d’acajou et l’ouvrit.

Elle renfermait un revolver tout chargé.

Il le prit et l’examina avec une attentionminutieuse.

– C’est une arme de précision, fit-ilavec un ricanement amer, une arme de luxe, digne d’être offerte parun milliardaire à son fils !

Il demeura longtemps les yeux fixés sur lesnickelures brillantes de l’arme, qui semblaient l’hypnotiser. Puis,brusquement, il le déposa sur la table, alla vers la fenêtre etregarda avec une avide curiosité le ciel, où les derniers rayons dusoleil couchant allaient en s’effaçant de minute en minute.

– Demain, murmura-t-il d’une voix sombre,le soleil ne se lèvera pas pour moi.

Il se jeta sur son lit, fermant les yeux pourne plus penser. Quand il les rouvrit, la chambre était pleine deténèbres. Seul le revolver étincelait dans la pénombre.

– Eh bien, non ! s’écria l’assassind’une voix rauque, je n’obéirai pas à cet ordre de suicide, et jelutterai jusqu’au bout !… Mon père – c’est lui qui est au fondla cause de tous mes maux – me tuera de sa propre main, s’il a lecœur de le faire ! Je me défendrai, et avec cette arme mêmedont on a voulu faire l’instrument de mon supplice. Je tuerai lepremier qui demain ouvrira ma porte, je lutterai jusqu’aubout !…

Ce mouvement de révolte ne dura guère. Baruchréfléchit que des hommes aussi intelligents que lord Burydan etFred Jorgell avaient dû prendre leurs précautions contre toutetentative de résistance.

– À quoi bon essayer de lutter ?murmura-t-il. Ils s’apercevront bien vite que je ne suis pas mort.Périr d’une balle dans la tête ou périr de faim et d’ennui entreces quatre murs, lequel est préférable ?… Il vaut mieux enfinir tout de suite. Il ne me reste aucun espoir d’êtresecouru !

Le bandit se leva, prit le revolver d’une mainfébrile et revint de nouveau s’étendre sur son lit de sangle. Ledoigt sur la gâchette de l’arme, il réfléchissait.

Toutes les scènes qui s’étaient déroulées dansle courant de son existence tumultueuse se présentaient l’une aprèsl’autre à ses regards. Il revoyait par la pensée, avec unesingulière netteté, des actes et des gestes qu’il croyait avoircomplètement oubliés.

Il comprenait maintenant qu’il étaitseul, que les luttes passionnantes de la vie active neviendraient plus le distraire de ses pensées, qu’il était condamnéà vivre dans la seule compagnie de ses terribles souvenirs, à vivrejour et nuit dans la société de ses victimes !

– Décidément, soupira-t-il, le sommeiléternel de la mort est encore préférable à tous cescauchemars !

Il prit le revolver cette fois d’une mainferme et l’appuya contre sa tempe.

Mais, au moment où il allait presser ladétente, il lui sembla entendre un bruit singulier au-dessus de satête.

– Qu’est-ce que c’est que cela ?

Il se dressa en sursaut et tenditl’oreille.

Le bruit avait cessé.

– Bah ! fit-il,qu’importe !…

À l’instant même où il prononçait ces paroles,un menu fragment de plâtre se détacha du plafond et tomba sur sonvisage.

Le même bruit de grattement avaitrecommencé.

Cette fois, Baruch mit son revolver dans sapoche et se leva, en proie à une grande agitation. Il ne pensaitdéjà plus à ce suicide auquel il était si fermement résolul’instant d’auparavant.

Un autre plâtras venait de se détacher duplafond, puis un autre. On cognait maintenant à coups redoublés etBaruch était profondément étonné que Goliath n’eût pas déjà étéattiré par le bruit.

Le cœur du prisonnier palpitait d’espérance.Mais, en même temps, Baruch tremblait que Goliath n’intervînt.

– Si cette brute a le malheur de venirnous déranger, grommela-t-il, je le tue comme un chien !Décidément, mon père a eu une heureuse idée en me faisant cadeau dece revolver.

Un énorme fragment du plafond venait de sedétacher, un rayon de lumière pénétra par le trou béant qui venaitde s’ouvrir, et Baruch vit apparaître la face énergique de Slugh.Il était armé d’une hache, grâce à laquelle il venait de se frayerun passage à travers le toit.

Baruch crut qu’il allait devenir fou de joie.Il chancelait comme pris d’une sorte d’ivresse.

– C’est toi, mon brave Slugh ?balbutia-t-il.

– Oui, milord, répondit le bandit avecrespect. J’ai reçu l’ordre de vous délivrer.

– Mais, malheureux, ne put s’empêcher dedire Baruch, tu fais trop de bruit. Je suis surpris que Goliath nesoit pas déjà là !… Un peu plus de prudence, quediable !

Slugh eut un bruyant éclat de rire.

– Ce bon Goliath, fit-il jovialement, nevous faites pas d’inquiétude à son sujet ! Ils dorment d’un siprofond sommeil – lui et ses collègues qui montaient la garde dansle jardin – qu’il serait, je crois, très difficile de lesréveiller.

– Tu les a tués ?

– Non, milord. Ils sont seulementendormis. J’ai pris avec moi, pour mener à bien cette expédition,une dizaine des plus expérimentés de nos chevaliers du chloroforme.À l’heure qu’il est, les geôliers sont tous solidement garrottés etbâillonnés. Les Lords avaient défendu qu’on leur fît le moindremal.

Baruch reconnut, à cet ordre, la prudence deCornélius.

– Les Lords ont eu raison, dit-il. Maisapprends-moi donc où je me trouve ?

– Tout simplement dans la banlieue de NewYork, et j’ai ici une auto qui vous conduira où vous voudrez.

– Eh bien, soit ! Mais pas deparoles inutiles ! J’ai hâte d’être déjà hors d’ici.

Baruch monta sur l’escabeau qu’il avait hissésur la table et, avec l’aide de Slugh, il passa par le troupratiqué dans le plafond et se trouva dans un grenier, d’où il futfacile aux deux bandits de gagner le parc, à l’aide d’une échelle.La même échelle leur servit aussi à franchir le mur d’enceinte. Et,enfin, Baruch eut la satisfaction de se retrouver dans une auto –l’automobile fantôme elle-même – qui, pilotée par Slugh, partit àtoute allure dans la direction de New York, dont les lumièresformaient, au fond de l’horizon, comme une brume de clarté.

Baruch éprouvait une immense satisfaction ense voyant si miraculeusement sauvé, après avoir été pour ainsi direeffleuré par les ailes de la mort.

Il aspirait avec délice l’air frais de lanuit, se jurant en lui-même de ne plus tomber aussi sottement entreles mains de ses ennemis.

– Libre ! s’écria-t-il avec unesorte d’ivresse, je suis libre ! Je vais donc pouvoir prendrema revanche ! Ils ont eu la sottise de me laisser échapper,ils m’ont manqué, mais moi je ne les manquerai pas !…

Se conformant aux ordres qu’il avait reçus,Slugh déposa Baruch à l’entrée de la Trentième avenue, et, aprèslui avoir courtoisement demandé s’il n’avait besoin de rien, ilremonta en auto et disparut.

Baruch Jorgell ne se trouvait qu’à quelquespas de l’hôtel habité par le docteur Cornélius. Il s’y renditaussitôt, bien sûr qu’il y était attendu.

La petite porte du jardin avait été laisséeouverte à son intention. Il entra, après s’être assuré que personnene l’avait suivi, et se dirigea vers l’hôtel, dont quelquesfenêtres étaient encore éclairées.

Il ne rencontra sur son passage aucunserviteur. Le vestibule, le salon et les autres pièces durez-de-chaussée où il pénétra successivement étaient déserts. Oneût dit que la maison avait été abandonnée. Mais Baruch connaissaitles aîtres. Il alla droit à l’ascenseur. Quelques minutes plustard, il frappait à la porte du laboratoire souterrain.

Ce fut Cornélius qui vint lui ouvrir. Tousdeux se serrèrent la main avec effusion.

– Mon cher Baruch, dit le docteur, jesuis charmé de vous revoir en liberté. Je viens d’apprendre, il y aune demi-heure à peine, le succès de votre évasion…

– Comment ! vous saviez déjà ?…murmura Baruch avec surprise.

– Oui… Un de nos affiliés m’a téléphonésitôt que vous avez été hors de votre prison.

– Je vous dois tous mes remerciementspour votre intervention. Slugh est arrivé juste à point. Il m’estapparu comme un messager céleste au moment même où j’appuyais lecanon d’un revolver sur ma tempe.

Cornélius fronça le sourcil.

– Vous vouliez donc vous suicider ?fit-il avec une subite méfiance.

– Je voulais, n’est pas le mot, j’étaisforcé de me suicider.

En quelques mots rapides, Baruch raconta àCornélius ses aventures des jours précédents.

Tout en parlant, ils étaient entrés dans lelaboratoire, où se trouvaient déjà Fritz et Léonello, que Baruchmit aussi au courant de sa captivité et de son évasion. Sesregards, pendant qu’il parlait, erraient distraitement autour delui. Il constata qu’un grand nombre des appareils et des moulagescoloriés qui garnissaient les murs et les vitrines avaientdisparu.

– Il me semble, dit-il, qu’il y a chezvous quelque chose de changé.

– Oui, répondit Fritz, nous avons dûprendre quelques précautions, détruire certains objetscompromettants, car il n’y aurait rien de surprenant à ce que lapolice fît ici une perquisition.

Et Fritz, à son tour, mit Baruch au courant dece qu’il ignorait, et lui fit comprendre la gravité de lasituation.

Tous trois demeurèrent quelque tempssilencieux, comme si nul n’eût voulu émettre son opinion lepremier.

– Que faut-il faire ? demanda enfinBaruch avec agitation.

– Il ne vous reste, répondit Cornélius,qu’un seul parti à prendre. C’est de fuir le plus vite possible…Cette nuit même, à l’instant… Et de vous en aller très loin,jusqu’à ce que nous ayons réparé l’échec que nous venons desubir.

Baruch était atterré, anéanti.

– Je n’aurais jamais cru, fit-il, à unecatastrophe aussi complète. C’est l’écroulement de tous nosprojets !… Pour mon compte, je ne crois pas que cet échec soitréparable…

– Vous avez tort, fit hypocritementCornélius. Nos adversaires ne sont pas immortels. Les trainspeuvent dérailler, les paquebots sombrer, les maisons sauter. Ilpourrait suffire d’un seul de ces accidents pour rétablircomplètement nos affaires ! J’ai gagné autrefois des partiesplus difficiles !

– Vous me rendez un peu d’espoir, murmuraBaruch avec accablement. Je vais vous obéir de point en point.

– Tout a été disposé pour votre fuite.Dans une heure, vous serez à bord d’un paquebot dont le capitaineest des nôtres et qui met la voile pour les Antilles.

– Mais, dit Fritz avec un bizarresourire, vous devez avoir besoin d’argent. Voici toujours uneliasse de bank-notes pour parer au plus pressé. Vous en recevrezd’autres, sitôt votre arrivée à La Havane.

– J’accepte les bank-notes, fit Baruch enserrant le portefeuille que Fritz lui tendait. Je voudrais bienaussi que vous me fassiez donner quelque chose à boire : j’aila gorge sèche, je meurs de soif.

Sur un geste de Cornélius, Léonello apportatrois coupes et alla chercher, dans la glacière où elle était tenueau frais, une bouteille d’extra-dry.

Fritz et Cornélius trinquèrent au bon voyagede leur complice. Baruch se leva et se disposa à partir.

– Léonello va vous conduire jusqu’aupaquebot dans mon automobile, dit Cornélius. Il ne vous quitteraque quand vous serez monté à bord. Adieu donc, mon cher Baruch, etbon voyage !

Les trois bandits échangèrent un dernier etcordial shake-hand. Baruch se dirigea vers la porte du laboratoire,suivi à quelques pas par Léonello, qui s’était courtoisement effacépour le laisser passer le premier.

Comme l’Italien allait entrer dans levestibule, il se retourna et échangea un rapide coup d’œil avec ledocteur Cornélius.

Baruch entrait déjà dans l’ascenseur. Aumoment précis où, tournant le dos à Léonello, il baissait la têtepour franchir la porte de la cage vitrée, l’Italien, d’un gesteprompt comme la foudre, le frappa d’un coup de stylet aigu à labase du crâne.

Le coup avait été porté avec une sûreté et uneprécision qui eussent fait honneur à un spadassin deprofession.

La pointe affilée de l’arme avait atteint lamoelle allongée, l’endroit que les anciens anatomistes appelaientle « nœud vital » et dont la moindre lésion amène unemort foudroyante.

Baruch roula comme une masse sur les coussinsde l’ascenseur.

Il était mort sans avoir poussé un cri.

Léonello essuya sur les vêtements du mort lestylet à peine rougi et rentra dans le laboratoire.

– C’est déjà fait ? demanda Fritzavec surprise.

– Oui, maître ! répondit l’Italienavec un calme parfait.

– Maintenant, dit Cornélius, il faut,sans perdre une minute, porter ce cadavre dans le four électriqueet y lancer un courant aussi puissant que nos accumulateurspourront le fournir. Avant une demi-heure, il n’en restera qu’unepoignée de cendres…

Léonello chargea aussitôt sur ses épaules lecadavre encore chaud et alla le déposer dans l’intérieur du fourélectrique.

– C’est curieux, murmura soudain Fritzdevenu songeur, Baruch meurt presque dans les mêmes conditions quele chimiste français, M. de Maubreuil, qu’il assassinaautrefois !

– Ne croirais-tu pas à laProvidence ? s’écria sarcastiquement le sculpteur de chairhumaine. Moi, j’y crois. Ce doit être elle qui nous a permis denous débarrasser si aisément de Baruch, qui ne pouvait que nouscompromettre, et dont nous avions retiré toute l’utilitépossible.

– D’une façon ou d’une autre, il n’auraitpas été très gênant, reprit Fritz, puisqu’il devait, cette nuitmême, se brûler la cervelle. Si j’avais été prévenu de cela, jen’aurais certes pas dérangé Slugh pour le faire évader.

– Cette disparition me met tout à fait àl’aise. Que lord Burydan et sa bande osent maintenant porterplainte contre moi ! Il leur sera impossible de prouver uneseule de leurs accusations. Baruch était une vivante pièce àconviction, et maintenant il n’en reste rien.

– Ce qu’il y a de mieux, reprit Fritzavec un sourire de satisfaction, c’est que nous avons touché notrepart du trust des maïs et cotons.

– Sans oublier qu’il nous reste encore ungrand nombre de diamants de M. de Maubreuil…

Cornélius s’interrompit brusquement. Depuisquelques instants il jetait des regards anxieux dans la directiondu four électrique.

– Que fait donc cet animal deLéonello ? grommela-t-il. Nous devrions déjà sentir la chaleurdu four. Est-ce que, par hasard, le courant seraitinterrompu ? Ce serait alors une vraie malchance !

Le sculpteur de chair humaine s’était levéd’un mouvement brusque et s’était dirigé vers le four.

À peine avait-il tourné les talons que Fritztira de sa poche un petit flacon et laissa tomber quelques gouttesde son contenu dans la coupe de Cornélius, qui était demeurée àdemi pleine après le départ de Baruch. Puis il reboucha le flacon,le fit disparaître avec prestesse et se leva pour aller rejoindreson frère, en simulant un grand intérêt pour l’accident arrivé àl’électricité.

– Qu’allons-nous faire, dit-il, si lecourant vient à manquer ? Nous serons obligés d’attaquer lecorps à l’aide des acides ?

– Nous n’aurons pas cette peine, ricanaCornélius, le courant marche de nouveau à merveille. Dans uneminute, la température dépassera deux mille degrés dans l’intérieurdu four.

– Où est donc Léonello ?

– Il est allé me chercher une cléanglaise.

L’Italien revint, en effet, un instant après,tordit un fil, resserra un boulon et les portes de métal netardèrent pas à devenir incandescentes malgré l’amiante dont ellesétaient doublées. Une violente chaleur força les trois bandits dese retirer à l’autre extrémité de la pièce.

– Le rayonnement de ce four estinsupportable, dit Cornélius du ton le plus naturel. Rien qued’être demeuré quelques minutes dans son voisinage, je me sens lagorge desséchée. Je vais boire un peu.

– Moi, de même !

Fritz et Cornélius se rapprochèrent de latable. Léonello acheva de remplir les coupes, qui étaient à moitiévides et il s’en servit une lui-même. Tous trois burent lapétillante liqueur jusqu’à la dernière goutte.

– Il me semble, dit Cornélius d’un tonsingulier, que ce vin a un goût bizarre.

– Je ne trouve pas, moi, répondit Fritzqui rougit imperceptiblement.

– Vois-tu que je me sois empoisonné,ajouta le docteur d’un ton de cinglante raillerie. C’est pour lecoup que tu serais en droit de dire qu’il y a une Providence. Sanscompter que je te laisserais un héritage assez rondelet…

– Pourquoi parler de cela ? murmuraFritz avec embarras.

– Bah ! il faut bien dire quelquechose… Mais qu’as-tu donc ? Il me semble que tu espâle !

– Ce n’est rien, balbutia le marchand detableaux qui ressentait depuis quelques instants un commencement demalaise. J’ai la tête lourde…

– Tant mieux que ce ne soit rien… Jereviens à ma plaisanterie de tout à l’heure. Je disais donc que jete laisserais, mon cher Fritz, un héritage assez important. Puis,faisons une supposition…

« Mon cher Fritz se dit un beau matin queson legs se fait décidément bien attendre, que le docteur Cornéliusest un parent compromettant, et que ce serait vraiment un trèsheureux hasard si ledit Cornélius venait à mourir de mortsubite…

– Je n’ai jamais eu une pareillepensée ! protesta Fritz dont le visage était devenu d’unepâleur livide, mais ne me parle plus ainsi…

– Je plaisante… Laisse-moi continuer mapetite histoire… La mort de son excellent frère Cornélius est doncdevenue chez Fritz une idée fixe, et, comme dit un proverbe,« l’occasion fait le larron »… Un beau jour que les deuxfrères sont à boire tranquillement une coupe de champagne, Fritzprofite de ce que Cornélius a le dos tourné pour jeter du poisondans son verre…

– Grâce ! grâce ! balbutiaFritz qui commençait à sentir dans ses entrailles comme la brûlured’un fer rouge.

Cornélius continua, avec une tranquillitéparfaite :

– Heureusement pour lui, Cornélius, surqui veille la Providence dont nous parlions tout à l’heure, a vudans la glace de Venise le geste, pourtant rapide, de son cherFritz. Que fait Cornélius ? Il dit un mot à l’oreille de sonfidèle Léonello. Celui-ci va au fond du laboratoire sous prétextede chercher une clé anglaise et change les verres, de sorteque…

Pendant cette explication, Léonello s’étaitéclipsé. Fritz se tordait sur sa chaise. L’effet du poison était sirapide que déjà son visage se marbrait de larges plaquesrougeâtres.

– Grâce, Cornélius ! répétait-ild’une voix déchirante en jetant le flacon dont il s’était servi surla table ! Tu dois avoir le contrepoison, ajouta-t-il.

– Je l’ai, répondit froidementCornélius.

– Donne-le-moi ! Tu peux encore mesauver !

– Non !

– Je t’en supplie !…

– Non ! Tu m’as trahi, tumourras !

Fritz n’avait plus même la force de parler. Ilpoussait des gémissements inarticulés, tordant vainement ses mainssuppliantes vers Cornélius, qui le regardait avec un sourireinflexible.

Subitement, Fritz battit l’air de ses bras,roula à terre. Tout son corps fut agité de spasmes violents. Puis,brusquement, il demeura immobile.

Le poison avait fait son œuvre !

Cornélius cria de loin :

– Léonello ! Il faudra porter cecorps dans le four électrique avec l’autre !

Léonello apparut au bout d’un instant. Maisson visage était bouleversé.

– Maître ! s’écria-t-il, nous avonsattendu trop longtemps ! L’hôtel est cerné ! La rue estbarrée par un cordon de policemen, et il y a des détectives pleinle jardin !…

– Alors, vite ! Fuyons ! Nousavons encore quelques minutes devant nous ! Ouvre la porte defer, pendant que je prendrai les papiers de Fritz.

Une minute après, les deux banditss’engageaient dans une issue secrète qui aboutissait aulaboratoire.

Ils refermèrent avec soin, derrière eux, laporte blindée qui y donnait accès.

À peine venaient-ils de disparaître qu’unecinquantaine de détectives, le revolver au poing, firent irruptiondans le laboratoire.

Mais au même moment une terrible commotionébranla le sol. Une gerbe de flammes enveloppa l’hôtel, lançant detous côtés des moellons, des poutres et des débris embrasés.

Le laboratoire du sculpteur de chair humainevenait de sauter.

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