Le Mystérieux Docteur Cornélius – Tome III

CHAPITRE III – L’étoile rouge

Trois semaines environ avant l’arrivée de lordBurydan en Floride, un sloop de cabotage était venu, par une nuitsans lune, jeter l’ancre dans le golfe d’Oyster Bay.

De ce sloop s’était détachée une embarcationmenée par quatre vigoureux rameurs noirs. Et dans le plus grandmystère, ils avaient débarqué, juste en face de la tour fiévreuse,trois personnes et plusieurs grandes caisses carrées. Puisl’embarcation avait regagné le bord ; le sloop avait levél’ancre et avait repris la mer, sans avoir été vu d’aucun des raresbâtiments de cette côte inhospitalière.

De ce côté, le rivage était bordé de grandspalétuviers, dont les racines, plongeant dans la vase, étaientchargées de grappes d’huîtres. Ces racines, enchevêtrées ettordues, formaient de profondes cavernes qui servaient d’asile à degros crabes de terre, à des reptiles de tout genre, enfin à unefoule d’animaux nuisibles.

Ce rempart de palétuviers n’avait pas étéfranchi sans peine par les trois voyageurs, encore embarrassés deleurs bagages. À chaque pas, ils glissaient sur les racines ets’enfonçaient dans la boue, ou bien ils se déchiraient les mainsaux coquillages.

Leur arrivée dérangeait tout un monde de bêtesgrouillantes.

– Brrr ! dit un des troispersonnages, il me semble que j’ai mis la main sur uncrapaud !

– Tu dois t’être trompé, répondit soncompagnon. Je crois plutôt que c’est sur un serpent ; il n’y apas de crapauds si près de la mer.

– Joli pays que cette Floride, dont tum’avais dit tant de merveilles ! Je me demande un peu ce quenous allons faire là ?

– Cela ne te regarde pas, réponditl’autre durement. Tu es ici pour obéir aux Lords de la Main Rougeet à moi, Slugh, qui les représente…

« Allons, dépêche-toi ! Dansquelques minutes nous serons sortis de ces maudits palétuviers etnous mettrons le pied sur la terre ferme.

Edward Edmond ne répondit pas, et, tout enmaugréant, il continua d’avancer.

Quant à la troisième personne, une femme, sescompagnons avaient soin de la faire passer devant eux, comme s’ilseussent craint qu’elle ne cherchât à s’enfuir, et, chaque foisqu’elle s’arrêtait, Slugh lui appuyait sur la tempe le canon de sonrevolver.

– Marche donc, Dorypha ! luidisait-il, ou je te tue comme une chienne de gitane que tues !

Dorypha ne répondait pas. Mais sa rage et sonhumiliation étaient à leur comble, et elle proférait mentalementles plus terribles serments.

Enfin, tous trois atteignirent un terrain plussolide. C’était la place, autrefois dallée de grandes pierresplates, qui s’étendait en face de l’église et que bordaient, àdroite et à gauche, les masures délabrées, anciennes habitationsdes colons espagnols.

Slugh, ayant tiré de sa poche une petitelanterne électrique, s’orientait à travers les décombres.

– Qu’est-ce que nous faisons ?demanda Edward Edmond qui paraissait de fort méchante humeur.

– Je vais d’abord mettre la Dorypha enlieu sûr. Ensuite, nous retournerons chercher les caisses que j’aiété obligé de laisser au pied des palétuviers ; après, tupourras te reposer tant que tu voudras.

« Plains-toi donc ! Nous n’auronspresque rien à faire pendant notre séjour ici. C’est une vraievillégiature !

– Merci de la villégiature ! Un paysoù il n’y a que des bêtes venimeuses, où l’on crève comme desmouches de la fièvre et du vomito negro[7]. J’aigrand-hâte que nous en soyons partis.

– Poltron ! Tu sais bien que nousn’avons rien à craindre de la fièvre, moi, parce que je l’ai eue,et toi, parce qu’un des docteurs de la Main Rouge t’a vacciné avecun sérum spécial avant notre départ.

– Tu as beau dire, je ne suis pasrassuré.

Dorypha n’avait pas perdu un mot de cetteconversation. Slugh s’aperçut qu’elle écoutait, et tout de suite sacolère éclata.

– As-tu fini de nous espionner ? luidit-il. Marche devant moi, que je te conduise à la niche qui t’estdestinée.

La gitane obéit en tremblant de fureur, etelle pénétra à l’intérieur de l’église.

La nef, assez vaste et construite dans lestyle espagnol du XVIIIe siècle, était lézardée en denombreux endroits. La voûte, humide et blanchie de salpêtre,portait par endroits des traces de dorure.

Les rayons de la lanterne montrèrent dans uncoin un tableau moisi qui représentait une Madone noire, preuve queles gens de couleur avaient été les fidèles les plus nombreux decette église.

De longues mousses, auxquelles étaient mêlésplusieurs champignons vénéneux, d’un rouge éclatant, couvraient lepavé du sanctuaire.

Slugh, qui consultait de temps en temps uncarnet graisseux, se dirigea du côté gauche de la nef et ouvrit unepetite porte, dont les gonds grincèrent lamentablement dans lesilence. La porte donnait accès à un escalier en colimaçon quioccupait à lui seul l’intérieur d’une tourelle accolée au bâtimentprincipal.

Slugh passa le premier, puis Dorypha, enfinEdward Edmond. La gitane se demandait avec angoisse si on nel’avait pas emmenée dans cet endroit sinistre pour la précipiter duhaut du clocher ?

En montant, elle se retourna pour jeter àEdward Edmond un regard si mélancolique et si suppliant quel’Irlandais, malgré toute sa haine, se sentit remué jusqu’au fondde l’âme.

La gitane était amaigrie par les privations etles mauvais traitements que lui avaient fait subir sesgeôliers ; mais elle n’avait rien perdu de sa beauté. Sonaspect avait pris seulement quelque chose de plus farouche. Lescoins de sa bouche, comme tirés par la souffrance, donnaient à sonvisage une expression poignante à laquelle on ne pouvait resterindifférent. Ses prunelles brûlaient d’un feu sombre, au fond deleurs orbites creusées par les chagrins et par les larmes.

Slugh, après avoir monté trente-cinq marches,s’arrêta sur un palier qui donnait accès à une pièce carréeoccupant tout le premier étage de la tour.

À l’étage d’au-dessus, c’était la cloche quel’on entrevoyait à travers les interstices de la charpente.

– Nous sommes arrivés, dit Slugh enconsultant de nouveau son carnet.

Puis il alla, sans hésitation, à la muraillequi faisait face à l’entrée et au milieu de laquelle se dressait ungros clou rouillé.

Il appuya fortement sur le clou. Aussitôt, uneporte s’ouvrit, montrant l’intérieur d’une chambre carrée, de huità dix pieds de largeur. La surface extérieure de cette porte avaitété si habilement recouverte de briques minces et de ciment que, sil’on n’était pas au courant du secret, il était impossible de ladistinguer du reste de la muraille.

Extérieurement, cette cellule correspondait àune poivrière accrochée à l’un des angles du clocher.

On rencontre beaucoup de cachettes de ce genredans les anciennes constructions espagnoles, et c’est ainsi quemaintes fois, dans les premiers temps de la conquête, lesmissionnaires purent échapper pour ainsi dire miraculeusement auxpoursuites des Indiens révoltés.

Slugh poussa brutalement la gitane dans lacellule et en referma la porte.

– Maintenant, dit-il à Edward Edmond,redescendons !… Tu vois que ton ex-maîtresse seraadmirablement bien logée.

– Comment as-tu découvert cettecachette ? demanda l’Irlandais avec ébahissement.

– Je ne l’ai pas découverte. On me l’aindiquée. Cette région appartient presque entièrement à la MainRouge. Il n’y a pas longtemps que la crypte était entièrementremplie de marchandises volées.

« Il n’y a pas d’endroit au monde où l’oncoure moins de chance d’être dérangé. Les gens du pays ont une peurépouvantable des fièvres. Puis les Lords de la Main Rouge ont eusoin de répandre parmi les nègres certaines légendes effrayantes,qui font que pas un d’eux n’oserait approcher d’ici, même en pleinjour.

Ils étaient, à ce moment, sur le palier oùs’ouvrait une petite fenêtre carrée.

– Malgré tout, dit Edward Edmond, c’estun pays terriblement malsain.

Et, de la main, il montrait la lugubre étenduedes marécages qui, dans les ténèbres de la nuit, rayonnaient d’unefaible lueur bleuâtre due à tous les phosphores de la pourriture,tandis qu’en d’autres endroits des feux follets dansaient parcentaines autour des mares.

L’Irlandais était superstitieux. Il sesouvenait, comme il l’expliqua à Slugh, avoir entendu dire dans sonenfance, que les feux follets étaient les âmes des trépassés.

– Si j’étais seul ici, conclut-il, jecrois que j’aurais très peur.

Slugh – un esprit fort – ne fit que rire deces terreurs.

– Imbécile ! dit-il. Tu ne sais doncpas que ces flammes errantes sont une espèce de gaz d’éclairage, ouquelque chose de semblable. Il ne faut vraiment pas grand-chosepour t’effrayer !

Tout en discutant ainsi, les deux banditsétaient redescendus dans l’intérieur de l’église. Puis ilsrevinrent à l’endroit où ils avaient laissé leurs caisses.

Ce ne fut pas sans peine qu’ils parvinrent àleur faire traverser le massif des palétuviers.

Edward Edmond se demandait si on n’allait pasêtre encore forcé de hisser ces lourds colis jusqu’au sommet de latour.

Slugh le rassura.

– Il y a, expliqua-t-il, sous l’églisemême, une crypte très spacieuse dont l’entrée n’est pas facile àdeviner. C’est là que nous déposerons nos bagages.

Il montra à l’Irlandais une des dalles duchœur au centre de laquelle se trouvait scellé un anneau.

Il alla chercher ensuite, derrière l’autel, unlevier de fer dont il se servit pour soulever la dalle. Elledécouvrit l’entrée d’un escalier qui aboutissait à une sallesouterraine, bordée de tombeaux à droite et à gauche.

– Tu vois que la place ne manque pas, ditencore Slugh, et l’on pourrait laisser ici des marchandises pendantdix ans sans que personne s’avisât d’oser y toucher.

– Je me demande, fit l’Irlandais,pourquoi nous prenons toutes ces précautions. Si personne n’oseapprocher d’ici, ce n’est pas la peine de tant nous gêner.

– Tu n’y vois pas plus loin que ton nez.Il est possible que d’ici peu de temps la police vienne faire uneperquisition dans la tour et il est prudent de tout prévoir.

L’Irlandais aurait bien voulu poser d’autresquestions, mais il comprit que Slugh n’était pas disposé à luidonner d’éclaircissements sur ses projets. Alors il se résigna àgarder le silence.

Edward Edmond et Slugh lui-même commençaient àressentir une certaine fatigue. Ils sortirent d’une caisse uneboîte de viande conservée et une bouteille d’alcool.

Après avoir mangé de bon appétit, ils allèrentdormir au premier étage, et, pour cette nuit, se contentèrent deleurs manteaux en guise de matelas et d’oreillers.

Nul n’eût pu soupçonner que cette tour,soi-disant hantée par des démons et des revenants, avait maintenantdes habitants en chair et en os.

Les jours suivants, l’existence s’organisa.Slugh et Edward Edmond cueillirent des brassées de joncs pour s’enfaire des matelas. Ils déballèrent aussi une partie des provisionscontenues dans les caisses.

Celles-ci renfermaient toutes les chosesindispensables à la vie, voire même du tabac, du whisky, des armeset des munitions, des flacons de pharmacie.

Les deux gardiens de la Dorypha passaienttoute leur journée à fumer, à dormir ou à pêcher le long de lagrève, qui était très poissonneuse.

D’ailleurs, ils se portaient très bien, etcela, sans doute, grâce aux médicaments fébrifuges que, suivant lesrecommandations qui leur avaient été faites, ils avaient soind’absorber chaque soir.

L’Irlandais se fût assez accommodé de cetteexistence de paresse s’il n’eût senti qu’un danger mystérieuxplanait autour de lui.

Slugh, lui, passait parfois toute la nuit ausommet de la tour, scrutant l’horizon avec inquiétude. D’autresfois, il dormait tranquillement sur son lit de jonc, sans quel’Irlandais pût s’exprimer le mobile de ses actions.

Slugh restait impénétrable.

Edward Edmond n’avait encore pu tirer de luiun seul renseignement sur le sort réservé à la gitane. En outre, àmesure que le temps s’écoulait, Slugh semblait redoubler deprécautions.

Chaque matin, il exigeait que le lit de joncfût éparpillé sur toute la surface de la pièce, de manière que, siquelqu’un survenait, il ne pût soupçonner que l’on avait couchédans cet endroit. Pour la même raison, sans doute, il défendait àl’Irlandais de laisser traîner dans la tour un objet quelconque quipût déceler la présence d’un être humain.

C’est dans la crypte qu’ils prenaient tousleurs repas, et c’est là qu’ils trouvaient un abri pendant lesheures chaudes de la journée.

L’Irlandais était intrigué au plus haut degré,car il découvrait chaque jour de nouveaux faits capables d’excitersa curiosité.

Un matin, Slugh ouvrit une caisse, jusqu’alorsdemeurée intacte, et en tira plusieurs bocaux emplis d’un liquideincolore et soigneusement emballés. Il en prit un et s’en alla avecà travers le marécage. De loin, Edward Edmond le vit occupé à enrépandre le contenu dans les mares stagnantes, puis il vint prendreun nouveau bocal ; et il en fut ainsi jusqu’à ce que tous lesbocaux fussent vides.

Une autre fois, Slugh se décida à ouvrir laplus grande des caisses, mais il la referma presque aussitôt.

L’Irlandais n’eut que le temps d’entrevoir desrouages, des verres, des fils, organes démontés de quelque machinedont il ne devinait pas la destination.

Enfin, il y avait des jours où Slugh partaitsans vouloir être accompagné et ne rentrait qu’à la nuit tombante,parfois même le lendemain matin.

Vainement l’Irlandais se livrait à millesuppositions. Il n’arrivait à rien découvrir.

*

**

Pendant ce temps, Dorypha menait une existencedes plus misérables. Le réduit où on l’avait jetée ne prenait jourque par une étroite ouverture carrée. Encore était-il encombré deces objets hétéroclites que l’on trouve dans le grenier de toutesles églises : chandeliers de bois rompus, chaises défoncées,et jusqu’à une statue sans bras de sainte Rose de Lima, à laquelleun coloris barbare prêtait, dans la pénombre, une apparence de vie.La gitane en avait presque peur.

Couchée sur une brassée de joncs, elledemeurait ainsi toute la journée, en proie au désespoir et à latristesse. C’est à peine si elle touchait aux aliments que Slugh,sans un mot, lui apportait une fois par jour.

La pauvre danseuse attendait la mort. Elle eûtbien voulu mourir, mais elle en était arrivée à cette période dedépression physique et morale où l’on n’a même plus le courage dusuicide.

Rongée par l’ennui, elle en venait à se créerdes distractions puériles, machinales, comme font les enfants etles vieillards.

Elle passait de longues heures à tresser lesjoncs desséchés dont se composait sa couche. Ainsi elle fabriquaune couronne à la statue de sainte Rose.

Un jour, elle eut la joie de découvrir, dansun coin, un vieux crucifix d’étain qui dormait, depuis plus d’unsiècle, sous la poussière. Elle le nettoya, le fourbit, etl’attacha à la muraille.

Mais la grande consolation de Dorypha, c’était« son étoile ».

L’étroite meurtrière qui éclairait la celluleétait placée si haut et tournée de telle façon que, même en sehaussant, la gitane ne pouvait apercevoir qu’un coin de mer et unpeu de la côte lointaine, mais, chaque soir, sur cette même côte,s’allumait un feu rouge, plus brillant qu’une étoile, et quisubsistait pendant toute la nuit.

Dorypha n’avait jamais pu deviner ce quec’était au juste que cette lumière. Mais elle la contemplait sanslassitude et elle attachait à sa présence une importancesuperstitieuse.

Les jours où le brouillard lui cachait sonétoile, la gitane était plus triste, plus désespérée encore que decoutume, et, chaque soir, elle attendait avec impatience que lachère petite lueur jaillisse des vapeurs du crépuscule.

– La voilà ! Elle s’allume !s’écriait-elle. Je ne suis donc pas encore tout à faitabandonnée !

Les yeux ardemment fixés vers l’étoilelointaine, elle se plongeait dans ses songeries où passaient en sonimagination, comme les silhouettes fugaces d’un rêve, toutes lesscènes de sa vie d’autrefois.

Dans cette monotone existence de recluse, il yavait certains jours qui étaient pour elle plus terribles àsupporter. C’était quand il y avait de l’orage. Alors Dorypha nepouvait dormir ; l’atmosphère de son étroite cellule devenaitsuffocante. Elle avait tôt fait de vider l’eau de la cruche que luiapportait Slugh très irrégulièrement, et elle se mourait desoif.

Une fois qu’un de ces formidables orages destropiques s’était déchaîné, battant les murs de la vieille tour deses trombes de pluie, lançant les vagues furieuses par-dessus lerempart des palétuviers, la gitane était demeurée sur son misérablelit, en proie à un immense accablement. Elle espérait que la nuitserait plus paisible et qu’elle pourrait, enfin, reposer un peu.Ses nerfs, encore exaspérés par les privations et la maladie,étaient tendus à se briser. Elle tressaillait au moindre bruit,aspirant avec une volupté maladive le parfum des fleursempoisonnées du grand marécage, que lui apportait le vent.

La nuit allait venir, et la rafale ne perdaitrien de sa violence.

– Mon étoile rouge ! s’écria tout àcoup Dorypha. Il faut que je la voie s’allumer !…

Nerveusement, elle avait bondi et s’étaithaussée jusqu’à ce que ses yeux fussent au niveau de lameurtrière.

Presque aussitôt, la lueur jaillit desténèbres, un peu plus faible que de coutume, mais visible encore àtravers les hachures de l’averse, sous le ciel noir de nuages quedéchiraient de temps en temps les éclairs.

– On dirait qu’elle m’a attendue !murmura la gitane dont les yeux se mouillèrent de larmes.

Elle resta longtemps comme hypnotisée parcette lueur lointaine, cette fleur de feu qui semblait éclose pourelle au milieu de la tourmente.

Elle fut arrachée à sa contemplation par unbruit d’allées et venues inaccoutumées.

On montait et on descendait l’escalierprécipitamment. Puis il y eut comme un heurt métallique dans lesétages supérieurs de la tour. Enfin, des coups de marteauretentirent.

– Que peuvent-ils donc faire ? sedemanda la gitane anxieusement.

Soudain, elle porta la main à ses yeux avec uncri de stupeur presque douloureuse.

Du sommet de la tour tombait une nappe declarté rouge et crue, aveuglante. Il avait suffi de quelques rayonsde cette clarté pénétrant par les meurtrières pour forcer la gitaneà fermer les yeux, où elle éprouvait à présent la sensation d’unecuisante brûlure.

– Je ne comprends rien à tout cela !balbutia-t-elle. Je crois qu’ils finiront par me rendre folle. Ilsauraient mieux fait de me tuer d’un seul coup, en même temps quemon mari !

Dorypha avait petit à petit ouvert les yeux.Ses prunelles s’étaient lentement accoutumées à la lumière.

Renonçant à comprendre ce qui se passait, ellese contentait de contempler l’étoile rouge.

Brusquement, elle jeta un cri : l’étoilerouge avait disparu !

Dorypha attendit deux longues heures. Sonregard avide scrutait vainement les profondeurs de la nuit et lesténèbres plus épaisses, en dehors du cercle d’inexplicable clartéqui environnait la tour.

Au bout de quelque temps, la fulguranteauréole s’éteignit aussi soudainement qu’elle s’était allumée.

Dorypha se retrouvait dans la profondeobscurité de son cachot. Elle se haussa vers la meurtrière. Cinqminutes ne s’étaient pas écoulées qu’à sa profonde surprisel’étoile rouge scintilla de nouveau et, cette fois, pour ne pluss’éteindre qu’au jour.

C’était à n’y rien comprendre.

Le lendemain, la gitane attendit avec unefiévreuse curiosité que le coucher du soleil fût venu.

Cette nuit-là ni les suivantes, l’étoile nesubit d’éclipse. D’autre part, la mystérieuse lumière dont la touravait été illuminée pendant deux heures ne se ralluma plus.

Y avait-il corrélation entre les deuxfaits ? Dorypha n’essaya même pas de chercher à s’en rendrecompte.

Elle eût peut-être oublié même cet incidentinexplicable, en arrivant presque à le regarder comme unehallucination, lorsque, la semaine d’après, le même fait sereproduisit dans des circonstances identiques.

La gitane entendit comme la première fois ungrand remue-ménage dans l’escalier de la tour. Le clochers’illumina, et l’étoile rouge disparut. Sa disparition dura plus detrois heures.

Le même fait se renouvela quelques jours aprèspour la troisième fois.

Dorypha en vint à penser que c’était sansdoute chaque semaine que se produisait ce bizarre événement. Aussi,maintenant qu’elle l’attendait à peu près à date fixe, il n’étaitmême plus, pour la captive, une source de distractions.

Son existence reprit son cours monotone, sansêtre de quelque temps troublé par aucun incident.

*

**

Le jour même où Mr. Bombridge faisaitvisiter son exploitation à ses amis, Edward Edmond et Slughfumaient philosophiquement leur pipe, assis sur le chapiteau d’unecolonne renversée. Tous deux étaient silencieux. Slugh parhabitude, l’Irlandais par nécessité, car son compagnon n’avaitjusqu’ici répondu que par des monosyllabes à toutes les tentativesqu’il avait faites pour entrer en conversation.

Slugh, depuis un instant, observaitattentivement le ciel livide et la mer blanchissante au-delà desrécifs.

– Je vais faire un tour, dit-il.

– Veux-tu que je t’accompagne ?

– Inutile.

– Quand reviendras-tu ?

– Je ne sais pas !

– All right ! Alors, aurevoir ! bon voyage !

L’Irlandais se mit à siffloter entre ses dentspour cacher son dépit, pendant que Slugh se dirigeait nonchalammentdu côté de la grève aux palétuviers.

Edward Edmond le suivit longtemps des yeux.Quand, enfin, il l’eut vu disparaître, il donna libre cours à samauvaise humeur.

– J’en ai assez de cette vie !s’écria-t-il. Je m’ennuie à périr. Il me faut obéir, comme unvalet, à tout ce que commande ce vieux coquin, sans même savoirquels sont ses projets !…

« Aussi, pourquoi ai-je fait la sottisede redevenir moi-même l’esclave de la Main Rouge ? J’ai desdollars dans les poches, c’est vrai, mais je suis plus malheureuxque quand je n’étais qu’un simple tramp errant par les grandschemins.

Edward Edmond regarda autour de lui comme pourchercher une bonne idée.

Soudain sa physionomie s’éclaira. Il se frottales mains en homme qui vient de faire une découverteintéressante.

Il glissa dans sa poche une bouteille dewhisky à moitié pleine et se dirigea lentement vers l’église.

Arrivé dans la nef, il alla droit à l’escalierde la tour et le gravit jusqu’au palier du premier étage. Là, ils’arrêta et, se penchant par une des meurtrières, il regarda ducôté de la grève. Très loin, il distingua Slugh, qui, à cause del’éloignement, ne paraissait pas maintenant plus gros qu’unpygmée.

Rassuré par la certitude que son tyran étaitréellement parti, Edward Edmond alla délibérément à la portesecrète, poussa le clou qui en commandait la fermeture et se trouvaen présence de Dorypha, tristement étendue sur les joncs qui luiservaient de lit.

Il ne put s’empêcher d’être ému de l’étatlamentable où se trouvait la gitane, dont le visage était amaigriet dont les cheveux blonds retombaient en désordre sur sesépaules.

Tous deux se regardèrent quelque temps ensilence. Edward Edmond ne savait comment entamer la conversation,et Dorypha était trop fière pour parler la première. Enfin,l’Irlandais s’enhardit.

– Bonjour, Dorypha ! dit-il. Je suisvenu t’apporter un peu de whisky en profitant de ce que Slughn’était pas là…

– Tu trouves que je ne meurs pas assezvite ? répéta-t-elle amèrement.

– As-tu peur que mon whisky soitempoisonné ? Tiens, regarde !

Et il but une copieuse rasade à même labouteille.

L’œil de la gitane étincela soudainement. Uneidée venait de germer dans son esprit. Sa physionomie abattue etmorne se fit tout à coup presque souriante.

– Eh bien, donne ! dit-elle. Je suistrop malheureuse pour avoir le droit d’être fière.

Elle but à son tour. Il lui sembla que labrûlante liqueur faisait descendre en elle une énergiesurhumaine.

– Cela vaut mieux que la cruche d’eau deSlugh, fit-elle avec un faible sourire. C’est à lui surtout quej’en veux… Toi…

– Moi, je suis obligé d’obéir à la MainRouge. D’ailleurs, j’ai bien le droit de t’en vouloir… N’as-tu pasessayé de me tuer ?…

– Ne revenons pas sur le passé, dit lagitane avec une simplicité qui ne manquait pas de noblesse. Toutcela est bien loin de nous. Soyons de bons camarades, commeautrefois… Ne trouves-tu pas indigne la façon dont je suistraitée ?

L’Irlandais avait brusquement oublié toutesses rancunes. Il se sentait reconquis par cette voix auxcaressantes inflexions.

– Je ferai ce que je pourrai pour t’êtreutile ! balbutia-t-il.

– Tu dis cela ! Mais je suis sûre,moi, que l’on ne m’a amenée dans cette tour maudite que pourm’assassiner impunément. Le premier jour que nous sommes arrivésici, je t’ai entendu dire que tout le monde y mourait de la fièvrejaune.

– C’est vrai, fit Edward Edmond enbaissant la tête.

– Seulement, dit la gitane avec un éclatde rire ironique, ce que Slugh ne sait pas, c’est que, moi aussi,je l’ai eue, la fièvre jaune, quand j’étais à La Havane.

La conversation continua encore un certaintemps sur ce ton. La bouteille de whisky était vide depuislongtemps, et Dorypha avait intentionnellement poussé l’Irlandais àen boire la plus grande part.

Ni l’un ni l’autre ne faisaient attention àl’orage qui peu à peu montait dans le ciel. Ce fut la gitane quis’en aperçut la première.

– J’étouffe dans cette cellule !dit-elle. Si tu étais gentil, tu me laisserais sortir un peu pourme dégourdir les jambes.

– Impossible ! Si Slugh venait à lesavoir, il me brûlerait la cervelle sans le moindre scrupule, puis,si je t’accordais ce que tu me demandes, tu chercherais àt’échapper.

– Non, je te le promets ! Laisse-moimonter seulement jusqu’au haut du clocher que je puisse respirer unpeu !

Après de longs pourparlers, l’Irlandais finitpar consentir. Tous deux montèrent jusqu’à la galerie circulairequi se trouvait au-dessus de la chambre des cloches.

Edward Edmond avait eu l’idée de prendre salongue-vue, et il s’amusait à regarder les divers aspects dumarécage lorsque, subitement, il poussa un cri de surprise et defrayeur.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda lagitane.

– J’aperçois Slugh tout là-bas. Il seraici avant une heure.

– Eh bien ?

– Il faut que tu rentres dans ta prison.D’ailleurs, il y a un orage qui se prépare ; il tombe déjà desgouttes de pluie…

– Eh bien, soit ! répondit-elledocilement. Je vais descendre, mais, au moins, promets-moi derevenir me voir.

– C’est entendu.

Ils redescendirent jusqu’à l’étage inférieur.En passant devant la cloche, Dorypha demanda à la regarder de plusprès. L’Irlandais y consentit et il s’aventura le premier sur lacharpente à claire-voie.

Dorypha le suivit. Comme ils étaient arrivés àmoitié de cette périlleuse traversée, la gitane eut tout à coup unrire bref et, d’un croc-en-jambes, elle fit perdre l’équilibre àl’Irlandais qui disparut par une des ouvertures béantes et allarouler, meurtri et contusionné, sur la litière de jonc quirecouvrait, heureusement pour lui, le plancher de la chambre situéeau-dessous.

– Coquine ! s’écria-t-il.

Il essaya de se relever, mais ne put yparvenir, il crut avoir les reins cassés.

Sans s’occuper de lui, la gitane avait saisila corde de la cloche et elle s’était mise à sonner avec uneénergie désespérée.

La nuit était venue brusquement, la tempêtefaisait rage sur la campagne. Dorypha sonnait toujours. Le songrave du bronze se mêlait au grondement de la foudre.

– Quelqu’un viendra peut-être,pensait-elle. Je sais que ce pays est habité…

Elle continua de sonner jusqu’à ce qu’elle fûtà bout de forces, puis tout à coup une autre idée s’empara d’elle.Malgré ce que l’Irlandais lui avait dit de l’impossibilité detraverser le marécage, elle crut qu’elle pourrait peut-être yréussir. Il faisait nuit : elle trouverait bien une cachetteoù ni Slugh ni Edward Edmond ne pourraient la découvrir.

Elle se précipita dans l’escalier qu’elledescendit quatre à quatre ; mais comme elle allait franchir leseuil de l’église, elle se trouva juste en face de Slugh.

– Ah ! ah ! ricana le bandit,il paraît que nous voulions nous échapper ! Mais je suis là,heureusement !

Tout en parlant, il s’était précipité sur lagitane et l’avait saisie à la gorge avant qu’elle ait eu le tempsde se mettre en défense.

En un clin d’œil il la terrassa et il lui liasolidement les pieds et les mains.

Alors, seulement, il eut l’idée de savoir cequ’était devenu l’Irlandais. Il n’eut pas de peine à le trouver,geignant et mal en point, dans la chambre du premier.

– C’est toi qui as sonné la cloche ?lui demanda-t-il d’une voix terrible.

– Non, je le jure !

– Alors, c’est toi qui as ouvert la porteà la gitane ?

– C’est vrai. Mais j’en suis cruellementpuni !

Et il raconta les choses telles qu’elless’étaient passées.

– C’est bon, dit Slugh. Passe pour unefois. Mais n’y reviens plus ! D’ailleurs, je vais m’arrangerde façon à ce que cette sorcière ne nous cause plus aucun ennui dumême genre. Sais-tu que son idée de sonner la cloche aurait pu nousmettre en grand danger. Heureusement qu’il fait un tel temps quepersonne, je l’espère, ne l’aura entendue.

Slugh aida l’Irlandais à se relever. Il lepalpa, s’assura qu’il n’avait rien de cassé, et, finalement, luifrictionna les reins avec du whisky.

Ensuite, il redescendit et revint avec lagitane, toujours garrottée, qu’il avait transportée sur son dos etqu’il déposa, sans mot dire, dans son ancienne prison.

– Je vais maintenant, dit-il àl’Irlandais, sortir de nouveau. J’espère que, cette fois, il ne teviendra pas à l’idée d’ouvrir la cage de la Dorypha.

Il partit, sans attendre la réponse du blessé,et il ne revint que deux heures après. Il pliait sous le poids d’unsac volumineux.

– Qu’est-ce cela ? demandal’Irlandais.

– C’est de quoi consolider la prison dela gitane. Je trouve que cette porte en imitation de pierre n’estpas assez sûre. C’est de vrais moellons que je vais y mettre… Maisnous verrons cela demain. Aujourd’hui je suis fatigué, je vaisdormir.

L’Irlandais n’avait pas très bien compris ceque Slugh voulait. Aussi, un quart d’heure plus tard, pendant lerepas, lui demanda-t-il s’il avait porté à manger à la gitane.

– Non, répondit froidement le bandit. Cen’est pas la peine. Elle n’en a plus besoin.

– Que veux-tu dire ?

– Tu ne t’es donc pas rendu compte de monprojet ? Le sac que j’ai apporté est rempli de ciment. Je veuxtout simplement murer la Dorypha dans son trou. Comme cela, elle nenous ennuiera plus !

– Mais que diront les Lords de la MainRouge ? balbutia l’Irlandais dont le sang se glaçaitd’épouvante.

– Ce qu’ils diront, cela me regardeseul ! Ce n’est pas ton affaire !

La conversation en resta là. L’Irlandais nepouvait se figurer que Slugh mît son horrible projet à exécution.En cela, il se trompait. Slugh avait pour principe de réaliser toutce qu’il avait une fois nettement décidé.

Le lendemain matin, il se mit à l’œuvre ettransporta jusqu’à la chambre du premier des pierres de taille bienéquarries qui se trouvaient en grand nombre dans les ruines ;puis il descella les gonds de la porte et, sous les yeux de lagitane et de l’Irlandais, presque aussi épouvantés l’un quel’autre, il commença à poser les premières assises du mur.

Pour que la maçonnerie nouvelle qu’il édifiaitne se distinguât pas de l’ancienne par sa couleur, il poussa laprécaution jusqu’à mêler de la suie au ciment dont il seservait.

Le travail avançait rapidement. À midi, il nelui restait plus à poser qu’un dernier rang de pierres.

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