Nouvelles et Contes – Tome II

I

L’automne dernier, vers huit heures du soir,deux jeunes gens revenant de la chasse suivaient à cheval la routede Noisy, à quelque distance de Luzarches. Derrière eux marchait unpiqueur menant les chiens. Le soleil se couchait et dorait au loinla belle forêt de Carenelle, où le feu duc de Bourbon aimait àchasser. Tandis que le plus jeune des deux cavaliers, âgé d’environvingt-cinq ans, trottait gaiement sur sa monture, et s’amusait àsauter les haies, l’autre paraissait distrait et préoccupé. Tantôtil excitait son cheval et le frappait avec impatience, tantôt ils’arrêtait tout à coup et restait au pas en arrière, comme absorbépar ses pensées. À peine répondait-il aux joyeux discours de soncompagnon, qui, de son côté, le raillait de son silence. En un mot,il semblait livré à cette rêverie bizarre, particulière aux savantset aux amoureux, qui sont rarement où ils paraissent être. Arrivé àun carrefour, il mit pied à terre, et s’avançant au bord d’unfossé, il ramassa une petite branche de saule qui était enfoncéedans le sable assez profondément ; il détacha une feuille decette branche, et, sans qu’on l’aperçût, la glissa furtivement dansson sein ; puis, remontant aussitôt à cheval :

« Pierre, dit-il au piqueur, prends letourne-bride et va-t’en aux Clignets par le village ; nousrentrerons, mon frère et moi, par la garenne ; car je voisqu’aujourd’hui Gitana n’est pas sage, elle me ferait quelquesottise si nous rencontrions dans le chemin creux quelque troupeaude bestiaux rentrant à la ferme. »

Le piqueur obéit et prit avec ses chiens unsentier tracé dans les roches. Voyant cela, le jeune Armand deBerville (ainsi se nommait le moins âgé des deux frères) partitd’un grand éclat de rire :

« Parbleu ! dit-il, mon cherTristan, tu es d’une prudence admirable ce soir. N’as-tu pas peurque Gitana ne soit dévorée par un mouton ? Mais tu as beaufaire ; je parierais que, malgré toutes tes précautions, cettepauvre bête, d’ordinaire si tranquille, va te jouer quelque mauvaistour d’ici à une demi-heure.

– Pourquoi cela ? demanda Tristand’un ton bref et presque irrité.

– Mais, apparemment, répondit Armand ense rapprochant de son frère, parce que nous allons passer devantl’avenue de Renonval, et que ta jument est sujette à caracolerquand elle voit la grille. Heureusement, ajouta-t-il en riant, etde plus belle, que madame de Vernage est là, et que tu trouveraschez elle ton couvert mis, si Gitana te casse une jambe.

– Mauvaise langue, dit Tristan souriant àson tour un peu à contre-cœur, qu’est-ce qui pourra donc tedéshabituer de tes méchantes plaisanteries ?

– Je ne plaisante pas du tout, repritArmand ; et quel mal y a-t-il à cela ? Elle a del’esprit, cette marquise ; elle aime le passe-poil, c’est deson âge. N’as-tu pas l’honneur d’être au service du roi dans lerégiment des hussards noirs ? Si, d’une autre part, elle aimeaussi la chasse, et si elle trouve que ton cor fait bon effet ausoleil sur ta veste rouge, est-ce que c’est un péchémortel ?

– Écoute, écervelé, dit Tristan. Que tubadines ainsi entre nous, si cela te plaît, rien de mieux ;mais pense sérieusement à ce que tu dis quand il y a un tiers pourl’entendre. Madame de Vernage est l’amie de notre mère ; samaison est une des seules ressources que nous ayons dans le payspour nous désennuyer de cette vie monotone qui t’amuse, toi, avocatsans causes, mais qui me tuerait si je la menais longtemps. Lamarquise est presque la seule femme parmi nos raresconnaissances…

– La plus agréable, ajouta Armand.

– Tant que tu voudras. Tu n’es pas fâché,toi-même, d’aller à Renonval, lorsqu’on nous y invite. Ce ne seraitpas un trait d’esprit de notre part que de nous brouiller avec cesgens-là, et c’est ce que tes discours finiront par faire, si tucontinues à jaser au hasard. Tu sais très bien que je n’ai pas plusqu’un autre la prétention de plaire à madame de Vernage…

– Prends garde à Gitana ! s’écriaArmand. Regarde comme elle dresse les oreilles ; je te disqu’elle sent la marquise d’une lieue.

– Trêve de plaisanteries. Retiens ce queje te recommande et tâche d’y penser sérieusement.

– Je pense, dit Armand, et trèssérieusement, que la marquise est très bien en manches plates, etque le noir lui va à merveille.

– À quel propos cela ?

– À propos de manches. Est-ce que tu tefigures qu’on ne voit rien dans ce monde ? L’autre jour, encausant dans le bateau, est-ce que je ne t’ai pas entendu trèsclairement dire que le noir était ta couleur, et cette bonnemarquise, sur ce renseignement, n’a-t-elle pas eu la grâce demonter dans sa chambre en rentrant, et de redescendre galammentavec la plus noire de toutes ses robes ?

– Qu’y a-t-il d’étonnant ? n’est-ilpas tout simple de changer de toilette pour dîner ?

– Prends garde à Gitana, te dis-je ;elle est capable de s’emporter, et de te mener tout droit, malgrétoi, à l’écurie de Renonval. Et la semaine dernière, à la fête,cette même marquise, toujours de noir vêtue, n’a-t-elle pas trouvénaturel de m’installer dans la grande calèche avec mon chien etmonsieur le curé, pour grimper dans ton tilbury, au risque demontrer sa jambe ?

– Qu’est-ce que cela prouve ? ilfallait bien que l’un de nous deux subît cette corvée ?

– Oui, mais cet un, c’esttoujours moi. Je ne m’en plains pas, je ne suis pas jaloux ;mais pas plus tard qu’hier, au rendez-vous de chasse, n’a-t-ellepas imaginé de quitter sa voiture et de me prendre mon proprecheval, que je lui ai cédé avec un désintéressement admirable, pourqu’elle pût galoper dans les bois à côté de monsieurl’officier ? Plains-toi donc de moi, je suis taprovidence ; au lieu de te renfermer dans tes dénégations, tume devrais, honnêtement parlant, ta confiance et tes secrets.

– Quelle confiance veux-tu qu’on ait dansun étourdi tel que toi, et quels secrets veux-tu que je te dise,s’il n’y a rien de vrai dans tes contes ?

– Prends garde à Gitana, mon frère.

– Tu m’impatientes avec ton refrain. Etquand il serait vrai que j’eusse fantaisie d’aller ce soir faireune visite à Renonval, qu’y aurait-il d’extraordinaire ?Aurais-je besoin d’un prétexte pour te prier d’y venir avec moi oude rentrer seul à la maison ?

– Non, certainement ; de même que,si nous venions à rencontrer madame de Vernage se promenant devantson avenue, il n’y aurait non plus rien de surprenant. Le cheminque tu nous fais prendre est bien le plus long, il est vrai ;mais qu’est-ce que c’est qu’un quart de lieue de plus ou de moinsen comparaison de l’éternité ? La marquise doit nous avoirentendus sonner du cor ; il serait bien juste qu’elle prît lefrais sur la route, en compagnie de son inévitable adorateur etvoisin, M. de la Bretonnière.

– J’avoue, dit Tristan, bien aise dechanger de texte, que ce M. de la Bretonnière m’ennuiecruellement. Semble-t-il convenable qu’une femme d’autant d’espritque madame de Vernage se laisse accaparer par un sot et traînepartout une pareille ombre ?

– Il est certain, répondit Armand, que lepersonnage est lourd et indigeste. C’est un vrai hobereau, dans laforce du terme, créé et mis au monde pour l’état de voisin.Voisiner est son lot ; c’est même presque sa science, car ilvoisine comme personne ne le fait. Jamais je n’ai vu un homme mieuxétabli que lui hors de chez soi. Si on va dîner chez madame deVernage, il est au bout de la table au milieu des enfants. Ilchuchote avec la gouvernante, il donne de la bouillie aupetit ; et remarque bien que ce n’est pas un pique-assietteordinaire et classique, qui se croit obligé de rire si la maîtressedu logis dit un bon mot ; il serait plutôt disposé, s’ilosait, à tout blâmer et tout contrecarrer. S’il s’agit d’une partiede campagne, jamais il ne manquera de trouver que le baromètre està variable. Si quelqu’un cite une anecdote, ou parle d’unecuriosité, il a vu quelque chose de bien mieux ; mais il nedaigne pas dire quoi, et se contente de hocher la tête avec unemodestie à le souffleter. L’assommante créature ! je ne saispas, en vérité, s’il est possible de causer un quart d’heure durantavec madame de Vernage, quand il est là, sans que sa tête inquièteet effarouchée vienne se placer entre elle et vous. Il n’est certespas beau, il n’a pas d’esprit ; les trois quarts du temps ilne dit mot, et par une faveur spéciale de la Providence, il trouvemoyen, en se taisant, d’être plus ennuyeux qu’un bavard, rien quepar la façon dont il regarde parler les autres. Mais que luiimporte ? Il ne vit pas, il assiste à la vie, et tâche degêner, de décourager et d’impatienter les vivants. Avec tout cela,la marquise le supporte ; elle a la charité de l’écouter, del’encourager ; je crois, ma foi, qu’elle l’aime et qu’elle nes’en débarrassera jamais.

– Qu’entends-tu par là ? demandaTristan, un peu troublé à ce dernier mot. Crois-tu qu’on puisseaimer un personnage semblable ?

– Non pas d’amour, reprit Armand avec unair d’indifférence railleuse. Mais enfin ce pauvre homme n’est pasnon plus un monstre. Il est garçon et fort à l’aise. Il a, commenous, un petit castel, une petite meute, et un grand vieuxcarrosse. Il possède sur tout autre, près de la marquise, cetincomparable avantage que donnent une habitude de dix ans et uneobsession de tous les jours. Un nouveau venu, un officier en congé,permets-moi de te le dire tout bas, peut éblouir et plaire enpassant ; mais celui qui est là tous les jours a quinte etquatorze par état, sans compter l’industrie, comme ditBasile. »

Tandis que les deux frères causaient ainsi,ils avaient laissé les bois derrière eux et commençaient à entrerdans les vignes. Déjà ils apercevaient sur le coteau le clocher duvillage de Renonval.

« Madame de Vernage, continua Armand, acent belles qualités ; mais c’est une coquette. Elle passepour dévote, et elle a un chapelet bénit accroché à sonétagère ; mais elle aime assez les fleurettes. Ne t’endéplaise, c’est, à mon avis, une femme difficile à deviner etpassablement dangereuse.

– Cela est possible, dit Tristan.

– Et même probable, reprit son frère. Jene suis pas fâché que tu le penses comme moi, et je te diraivolontiers à mon tour : Parlons sérieusement. J’ai depuislongtemps occasion de la connaître et de l’étudier de près. Toi, tuviens ici pour quelques jours ; tu es un jeune et beau garçon,elle est une belle et spirituelle femme ; tu ne sais quefaire, elle te plaît, tu lui en contes, et elle te laisse dire.Moi, qui la vois l’hiver comme l’été, à Paris comme à la campagne,je suis moins confiant, et elle le sait bien ; c’est pourquoielle me prend mon cheval et me laisse en tête-à-tête avec le curé.Ses grands yeux noirs, qu’elle baisse vers la terre avec unemodestie parfois si sévère, savent se relever vers toi, j’en suisbien sûr, lorsque vous courez la forêt, et je dois convenir quecette femme a un grand charme. Elle a tourné la tête, à maconnaissance, à trois ou quatre pauvres petits garçons qui ontfailli en perdre l’esprit ; mais veux-tu que je t’exprime mapensée ? Je te dirai, en style de Scudéry, qu’on pénètre assezfacilement jusqu’à l’antichambre de son cœur, mais quel’appartement est toujours fermé, peut-être parce qu’il n’y apersonne.

– Si tu ne te trompais pas, dit Tristan,ce serait un assez vilain caractère.

– Non pas à son avis : qu’a-t-on àlui reprocher ? Est-ce sa faute si on devient amoureuxd’elle ? Bien qu’elle n’ait guère plus de trente ans, elle dità qui veut l’entendre qu’elle a renoncé, depuis qu’elle est veuve,aux plaisirs du monde, qu’elle veut vivre en paix dans sa terre,monter à cheval et prier Dieu. Elle fait l’aumône et va àconfesse ; or, toute femme qui a un confesseur, si elle n’estpas sincèrement et véritablement religieuse, est la pire espèce decoquette que la civilisation ait inventée. Une femme pareille, sûred’elle-même, belle encore et jouissant volontiers des petitsprivilèges de la beauté, sait composer sans cesse, non avec saconscience, mais avec sa prochaine confession. Aux moments mêmes oùelle semble se livrer avec le plus charmant abandon aux cajoleriesqu’elle aime tout bas, elle regarde si le bout de son pied estsuffisamment caché sous sa robe, et calcule la place où elle peutlaisser prendre, sans péché, un baiser sur sa mitaine. À quoibon ? diras-tu. Si la foi lui manque, pourquoi ne pas êtrefranchement coquette ? Si elle croit, pourquoi s’exposer à latentation ? Parce qu’elle la brave et s’en amuse. Et, eneffet, on ne saurait dire qu’elle soit sincère ni hypocrite ;elle est ainsi et elle plaît ; ses victimes passent etdisparaissent. La Bretonnière, le silencieux, restera jusqu’à samort, très probablement, sur le seuil du temple où ce sphynx auxgrands yeux rend ses oracles et respire l’encens. »

Tristan, pendant que son frère parlait, avaitarrêté son cheval. La grille du château de Renonval n’était pluséloignée que d’une centaine de pas. Devant cette grille, commeArmand l’avait prévu, madame de Vernage se promenait sur lapelouse ; mais elle était seule, contre l’ordinaire. Tristanchangea tout à coup de visage.

« Écoute, Armand, dit-il, jet’avoue que je l’aime. Tu es homme et tu as du cœur ; tu saisaussi bien que moi que devant la passion il n’y a ni loi niconseil. Tu n’es pas le premier qui me parle ainsi d’elle ; onm’a dit tout cela, mais je n’en puis rien croire. Je suis subjuguépar cette femme ; elle est si charmante, si aimable, siséduisante, quand elle veut… – Je le sais très bien, ditArmand.

– Non, s’écria Tristan, je ne puiscroire qu’avec tant de grâce, de douceur, de piété, car enfin ellefait l’aumône, comme tu dis, et remplit ses devoirs ; je nepuis, je ne veux pas croire qu’avec tous les dehors de la franchiseet de la bonté, elle puisse être telle que tu te l’imagines. Maisil n’importe ; je cherchais un motif pour te laisser enchemin, et pour rester seul ; j’aime mieux m’en fier à taparole. Je vais à Renonval ; retourne aux Clignets. Si notrebonne mère s’inquiète de ne pas me voir avec toi, tu lui diras quej’ai perdu la chasse, que mon cheval est malade, ce que tu voudras.Je ne veux faire qu’une courte visite, et je reviendraisur-le-champ.

– Pourquoi ce mystère, s’il en estainsi ?

– Parce que la marquise elle-mêmereconnaît que c’est le plus sage. Les gens du pays sont bavards,sots et importuns comme trois petites villes ensemble. Garde-moi lesecret ; à ce soir. »

Sans attendre une réponse, Tristanpartit au galop.

Demeuré seul, Armand changea de route,et prit un chemin de traverse qui le menait plus vite chez lui. Cen’était pas, on le pense bien, sans déplaisir ni sans une sorte decrainte qu’il voyait son frère s’éloigner. Jeune d’années, maisdéjà mûri par une précoce expérience du monde, Armand de Berville,avec un esprit souvent léger en apparence, avait beaucoup de senset de raison. Tandis que Tristan, officier distingué dans l’armée,courait en Algérie les chances de la guerre, et se livrait parfoisaux dangereux écarts d’une imagination vive et passionnée, Armandrestait à la maison et tenait compagnie à sa vieille mère. Tristanle raillait parfois de ses goûts sédentaires, et l’appelaitmonsieur l’abbé, prétendant que, sans la Révolution, il auraitporté la tonsure, en sa qualité de cadet ; mais cela ne lefâchait pas. « Va pour le titre, répondait-il, mais donne-moile bénéfice. » La baronne de Berville, la mère, veuve depuislongtemps, habitait le Marais en hiver, et dans la belle saison lapetite terre des Clignets. Ce n’était pas une maison assez richepour entretenir un grand équipage, mais comme les jeunes gensaimaient la chasse et que la baronne adorait ses enfants, on avaitfait venir des foxhounds d’Angleterre ; quelquesvoisins avaient suivi cet exemple ; ces petites meutes réuniesformaient de quoi composer des chasses passables dans les bois quientouraient la forêt de Carenelle. Ainsi s’étaient établiesrapidement, entre les habitants des Clignets et ceux de deux outrois châteaux des environs, des relations amicales et presqueintimes. Madame de Vernage, comme on vient de le voir, était lareine du canton. Depuis le sieur de Franconville et le magistrat deBeauvais jusqu’à l’élégant un peu arriéré de Luzarches, toutrendait hommage à la belle marquise, voire même le curé de Noisy.Renonval était le rendez-vous de ce qu’il y avait de personnesnotables dans l’arrondissement de Pontoise. Toutes étaient d’accordpour vanter, comme Tristan, la grâce et la bonté de la châtelaine.Personne ne résistait à l’empire souverain qu’elle exerçait, commeon dit, sur les cœurs ; et c’est précisément pourquoi Armandétait fâché que son frère ne revînt pas souper avec lui.

Il ne lui fut pas difficile de trouverun prétexte pour justifier cette absence, et de dire à la baronneen rentrant que Tristan s’était arrêté chez un fermier, avec lequelil était en marché pour un coin de terre. Madame de Berville, quine dînait qu’à neuf heures quand ses enfants allaient à la chasse,afin de prendre son repas en famille, voulut attendre pour semettre à table que son fils aîné fut revenu. Armand, mourant defaim et de soif, comme tout chasseur qui a fait son métier, parutmédiocrement satisfait de ce retard qu’on lui imposait. Peut-êtrecraignait-il, à part lui, que la visite à Renonval ne se prolongeâtplus longtemps qu’il n’avait été dit. Quoi qu’il en fût, il pritd’abord, pour se donner un peu de patience, un à-compte sur ledîner, puis il alla visiter ses chiens et jeter à l’écurie le coupd’œil du maître, et revint s’étendre sur un canapé, déjà à moitiéendormi par la fatigue de la journée.

La nuit était venue, et le temps s’étaitmis à l’orage. Madame de Berville, assise, comme de coutume, devantson métier à tapisserie, regardait la pendule, puis la fenêtre, oùruisselait la pluie. Une demi-heure s’écoula lentement, et bientôtvint l’inquiétude.

« Que fait donc ton frère ?disait la baronne ; il est impossible qu’à cette heure et parun temps semblable il s’arrête si longtemps en route ; quelqueaccident lui sera arrivé : je vais envoyer à sarencontre.

– C’est inutile, répondaitArmand ; je vous jure qu’il se porte aussi bien que nous, etpeut-être mieux ; car, voyant cette pluie, il se sera sansdoute fait donner à souper dans quelque cabaret de Noisy, pendantque nous sommes à l’attendre. »

L’orage redoublait, le temps sepassait ; de guerre lasse, on servit le dîner ; mais ilfut triste et silencieux. Armand se reprochait de laisser ainsi samère dans une incertitude cruelle, et qui lui semblaitinutile ; mais il avait donné sa parole. De son côté, madamede Berville voyait aisément, sur le visage de son fils,l’inquiétude qui l’agitait ; elle n’en pénétrait pas la cause,mais l’effet ne lui échappait pas. Habituée à toute la tendresse etaux confidences même d’Armand, elle sentait que, s’il gardait lesilence, c’est qu’il y était obligé. Par quelle raison ? ellel’ignorait, mais elle respectait cette réserve, tout en ne pouvants’empêcher d’en souffrir. Elle levait les yeux vers lui d’un aircraintif et presque suppliant, puis elle écoutait gronder lafoudre, et haussait les épaules en soupirant. Ses mainstremblaient, malgré elle, de l’effort qu’elle faisait pour paraîtretranquille. À mesure que l’heure avançait, Armand se sentait demoins en moins le courage de tenir sa promesse. Le dîner terminé,il n’osait se lever ; la mère et le fils restèrent longtempsseuls, appuyés sur la table desservie, et se comprenant sans ouvrirles lèvres.

Vers onze heures, la femme de chambre dela baronne étant venue apporter les bougeoirs, madame de Bervillesouhaita le bonsoir à son fils, et se retira dans son appartementpour dire ses prières accoutumées.

« Que fait-il, en effet, cetétourdi garçon ? se disait Armand, tout en se débarrassant,pour se mettre au lit, de son attirail de chasseur. Rien de bieninquiétant, cela est probable. Il fait les yeux doux à madame deVernage, et subit le silence imposant de la Bretonnière. Est-cebien sûr ? Il me semble qu’à cette heure-ci la Bretonnièredoit être dans son coche, en route pour aller se coucher. Il estvrai que Tristan est peut-être en route aussi ; j’en doute,pourtant ; le chemin n’est pas bon, il pleut bien fort pourmonter à cheval. D’une autre part, il y a d’excellents lits àRenonval, et une marquise si polie peut certainement offrir unasile à un capitaine surpris par l’orage. Il est probable, toutbien considéré, que Tristan ne reviendra que demain. Cela estfâcheux, pour deux raisons : d’abord cela inquiète notre mère,et puis, c’est toujours une chose dangereuse que ces abris trouvéschez une voisine ; il n’y a rien qui porte moins conseilqu’une nuit passée sous le toit d’une jolie femme, et on ne dortjamais bien chez les gens dont on rêve. Quelquefois même, on nedort pas du tout. Que va-t-il advenir de Tristan s’il se prend toutde bon pour cette coquette ? Il a du cœur pour deux, mais tantpis. Elle trouvera aisé de le jouer, trop aisé, peut-être, c’est làmon espoir. Elle dédaignera d’en agir faussement envers un si loyalcaractère. Mais, après tout, se disait encore Armand, en soufflantsur sa bougie, qu’il revienne quand il voudra, il est beau etbrave. Il s’est tiré d’affaire à Constantine, il s’en tirera àRenonval. » Il y avait longtemps que toute la maison reposaitet que le silence régnait dans la campagne lorsque le bruit des pasd’un cheval se fit entendre sur la route. Il était deux heures dumatin ; une voix impérieuse cria qu’on ouvrît, et tandis quele garçon d’écurie levait lourdement, l’une après l’autre, lesbarres de fer qui retenaient la grande porte, les chiens se mirent,selon leur coutume, à pousser de longs gémissements. Armand, quidormait de tout son cœur, réveillé en sursaut, vit tout à coupdevant lui son frère tenant un flambeau et enveloppé d’un manteaudégouttant de pluie.

« Tu rentres à cetteheure-ci ? lui dit-il ; il est bien tard ou bienmatin. »

Tristan s’approcha de lui, lui serra lamain, et lui dit avec l’accent d’une colère presquefurieuse :

« Tu avais raison, c’est ladernière des femmes, et je ne la reverrai de mavie. »

Après quoi il sortitbrusquement.

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