Nouvelles et Contes – Tome II

III

À peine avait-il fait quelques pas dans larue, qu’il vit accourir son fidèle Jean, dont le visage exprimaitla joie.

« Qu’est-il arrivé ? luidemanda-t-il ; as-tu quelque nouvelle à m’apprendre ?– Monsieur, répondit Jean, j’ai à vous apprendre que lesscellés sont levés, et que vous pouvez rentrer chez vous. Toutesles dettes de votre père payées, vous restez propriétaire de lamaison. Il est bien vrai qu’on a emporté tout ce qu’il y avaitd’argent et de bijoux, et qu’on a même enlevé les meubles ;mais enfin la maison vous appartient, et vous n’avez pas toutperdu. Je cours partout depuis une heure, ne sachant ce que vousétiez devenu, et j’espère, mon cher maître, que vous serez assezsage pour prendre un parti raisonnable.

– Quel parti veux-tu que jeprenne ?

– Vendre cette maison, monsieur,c’est toute votre fortune ; elle, vaut une trentaine de millefrancs. Avec cela, du moins, on ne meurt pas de faim ; et quivous empêcherait d’acheter un petit fonds de commerce qui nemanquerait pas de prospérer ?

– Nous verrons cela, »répondit Croisilles, tout en se hâtant de prendre le chemin de sarue. Il lui tardait de revoir le toit paternel ; mais,lorsqu’il y fut arrivé, un si triste spectacle s’offrit à lui,qu’il eut à peine le courage d’entrer. La boutique en désordre, leschambres désertes, l’alcôve de son père vide, tout présentait à sesregards la nudité de la misère. Il ne restait pas une chaise ;tous les tiroirs avaient été fouillés, le comptoir brisé, la caisseemportée ; rien n’avait échappé aux recherches avides descréanciers et de la justice, qui, après avoir pillé la maison,étaient partis, laissant les portes ouvertes, comme pour témoigneraux passants que leur besogne était accomplie.

« Voilà donc, s’écriaCroisilles, voilà donc ce qui reste de trente ans de travail et dela plus honnête existence, faute d’avoir eu à temps, au jour fixe,de quoi faire honneur à une signature imprudemmentengagée ! » Pendant que le jeune homme se promenait delong en large, livré aux plus tristes pensées, Jean paraissait fortembarrassé. Il supposait que son maître était sans argent, et qu’ilpouvait même n’avoir pas dîné. Il cherchait donc quelque moyen pourle questionner là-dessus, et pour lui offrir, en cas de besoin, unepart de ses économies. Après s’être mis l’esprit à la torturependant un quart d’heure pour imaginer un biais convenable, il netrouva rien de mieux que de s’approcher de Croisilles, et de luidemander d’une voix attendrie : « Monsieuraime-t-il toujours les perdrix aux choux ? » Le pauvrehomme avait prononcé ces mots avec un accent à la fois si burlesqueet si touchant, que Croisilles, malgré sa tristesse, ne puts’empêcher d’en rire.

« Et à propos de quoi cettequestion ? dit-il. – Monsieur, répondit Jean, c’est quema femme m’en fait cuire une pour mon dîner, et si par hasard vousles aimiez toujours… »

Croisilles avait entièrement oubliéjusqu’à ce moment la somme qu’il rapportait à son père ; laproposition de Jean le fit se ressouvenir que ses poches étaientpleines d’or.

« Je te remercie de tout moncœur, dit-il au vieillard, et j’accepte avec plaisir tondîner ; mais, si tu es inquiet de ma fortune, rassure-toi,j’ai plus d’argent qu’il ne m’en faut pour avoir ce soir un bonsouper que tu partageras à ton tour avec moi. » En parlantainsi, il posa sur la cheminée quatre bourses bien garnies, qu’ilvida, et qui contenaient chacune cinquante louis.

« Quoique cette somme nem’appartienne pas, ajouta-t-il, je puis en user pour un jour oudeux. À qui faut-il que je m’adresse pour la faire tenir à monpère ? – Monsieur, répondit Jean avec empressement, votrepère m’a bien recommandé de vous dire que cet argent vousappartenait ; et si je ne vous en parlais point, c’est que jene savais pas de quelle manière vos affaires de Paris s’étaientterminées. Votre père ne manquera de rien là-bas ; il logerachez un de vos correspondants, qui le recevra de son mieux ;il a d’ailleurs emporté ce qu’il lui faut, car il était bien sûrd’en laisser encore de trop, et ce qu’il a laissé, monsieur, toutce qu’il a laissé, est à vous, il vous le marque lui-même dans salettre, et je suis expressément chargé de vous le répéter. Cet orest donc aussi légitimement votre bien que cette maison où noussommes. Je puis vous rapporter les paroles mêmes que votre père,m’a dites en partant : « Que mon fils me pardonne de lequitter ; qu’il se souvienne seulement pour m’aimer que jesuis encore en ce monde, et qu’il use de ce qui restera après mesdettes payées, comme si c’était mon héritage. » Voilà,monsieur, ses propres expressions ; ainsi remettez ceci dansvotre poche, et puisque vous voulez bien de mon dîner, allons, jevous prie, à la maison. »

La joie et la sincérité qui brillaientdans les yeux de Jean ne laissaient aucun doute à Croisilles. Lesparoles de son père l’avaient ému à tel point qu’il ne put retenirses larmes ; d’autre part, dans un pareil moment, quatre millefrancs n’étaient pas une bagatelle. Pour ce qui regardait lamaison, ce n’était point une ressource certaine, car on ne pouvaiten tirer parti qu’en la vendant, chose toujours longue etdifficile. Tout cela cependant ne laissait pas que d’apporter unchangement considérable à la situation dans laquelle se trouvait lejeune homme ; il se sentit tout à coup attendri, ébranlé danssa funeste résolution, et, pour ainsi dire, à la fois plus tristeet moins désolé. Après avoir fermé les volets de la boutique, ilsortit de la maison avec Jean, et, en traversant de nouveau laville, il ne put s’empêcher de songer combien c’est peu de choseque nos afflictions, puisqu’elles servent quelquefois à nous fairetrouver une joie imprévue dans la plus faible lueur d’espérance. Cefut avec cette pensée qu’il se mit à table à côté de son vieuxserviteur, qui ne manqua point, durant le repas, de faire tous sesefforts pour l’égayer.

Les étourdis ont un heureuxdéfaut : ils se désolent aisément, mais ils n’ont même pas letemps de se consoler, tant il leur est facile de se distraire. Onse tromperait de les croire insensibles ou égoïstes ; ilssentent peut-être plus vivement que d’autres, et ils sont trèscapables de se brûler la cervelle dans un moment dedésespoir ; mais, ce moment passé, s’ils sont encore en vie,il faut qu’ils aillent dîner, qu’ils boivent et mangent comme àl’ordinaire, pour fondre ensuite en larmes en se couchant. La joieet la douleur ne glissent pas sur eux ; elles les traversentcomme des flèches : bonne et violente nature qui saitsouffrir, mais qui ne peut pas mentir, dans laquelle on lit tout ànu, non pas fragile et vide comme le verre, mais pleine ettransparente comme le cristal de roche.

Après avoir trinqué avec Jean,Croisilles, au lieu de se noyer, s’en alla à la comédie. Deboutdans le fond du parterre, il tira de son sein le bouquet demademoiselle Godeau, et, pendant qu’il en respirait le parfum dansun profond recueillement, il commença à penser d’un esprit pluscalme à son aventure du matin. Dès qu’il y eut réfléchi quelquetemps, il vit clairement la vérité, c’est-à-dire que la jeunefille, en lui laissant son bouquet entre les mains et en refusantde le reprendre, avait voulu lui donner une marque d’intérêt ;car autrement ce refus et ce silence n’auraient été qu’une preuvede mépris, et cette supposition n’était pas possible. Croisillesjugea donc que mademoiselle Godeau avait le cœur moins dur quemonsieur son père, et il n’eut pas de peine à se souvenir que levisage de la demoiselle, lorsqu’elle avait traversé le salon, avaitexprimé une émotion d’autant plus vraie qu’elle semblaitinvolontaire. Mais cette émotion était-elle de l’amour ou seulementde la pitié, ou moins encore peut-être, de l’humanité ?Mademoiselle Godeau avait-elle craint de le voir mourir, lui,Croisilles, ou seulement d’être la cause de la mort d’un homme,quel qu’il fût ? Bien que fané et à demi effeuillé, le bouquetavait encore une odeur si exquise et une si galante tournure, qu’enle respirant et en le regardant, Croisilles ne put se défendred’espérer. C’était une guirlande de roses autour d’une touffe deviolettes. Combien de sentiments et de mystères un Turc aurait lusdans ces fleurs, en interprétant leur langage ! Mais il n’y aque faire d’être Turc en pareille circonstance. Les fleurs quitombent du sein d’une jolie femme, en Europe comme en Orient, nesont jamais muettes ; quand elles ne raconteraient que cequ’elles ont vu, lorsqu’elles reposaient sur une belle gorge, ceserait assez pour un amoureux, et elles le racontent en effet. Lesparfums ont plus d’une ressemblance avec l’amour, et il y a mêmedes gens qui pensent que l’amour n’est qu’une sorte deparfum ; il est vrai que la fleur qui l’exhale est la plusbelle de la création.

Pendant que Croisilles divaguait ainsi,fort peu attentif à la tragédie qu’on représentait pendant cetemps-là, mademoiselle Godeau elle-même parut dans une loge en facede lui. L’idée ne lui vint pas que, si elle l’apercevait, ellepourrait bien trouver singulier de le voir là après ce qui venaitde se passer. Il fit au contraire tous ses efforts pour serapprocher d’elle ; mais il n’y put parvenir. Une figurante deParis était venue en poste jouer Mérope, et la foule étaitsi serrée, qu’il n’y avait pas moyen de bouger. Faute de mieux, ilse contenta donc de fixer ses regards sur sa belle, et de ne pas laquitter un instant des yeux. Il remarqua qu’elle semblaitpréoccupée, maussade, et qu’elle ne parlait à personne qu’avec unesorte de répugnance. Sa loge était entourée, comme on peut penser,de tout ce qu’il y avait de petits-maîtres normands dans laville ; chacun venait à son tour passer devant elle à lagalerie, car, pour entrer dans la loge même qu’elle occupait, celan’était pas possible, attendu que monsieur son père en remplissaitseul, de sa personne, plus des trois quarts. Croisilles remarquaencore qu’elle ne lorgnait point et qu’elle n’écoutait pas lapièce. Le coude appuyé sur la balustrade, le menton dans sa main,le regard distrait, elle avait l’air, au milieu de ses atours,d’une statue de Vénus déguisée en marquise ; l’étalage de sarobe et de sa coiffure, son rouge, sous lequel on devinait sapâleur, toute la pompe de sa toilette, ne faisaient que mieuxressortir son immobilité. Jamais Croisilles ne l’avait vue sijolie. Ayant trouvé moyen, pendant l’entr’acte, de s’échapper de lacohue, il courut regarder au carreau de la loge, et, chose étrange,à peine y eut-il mis la tête, que mademoiselle Godeau, qui n’avaitpas bougé depuis une heure, se retourna. Elle tressaillitlégèrement en l’apercevant, et ne jeta sur lui qu’un coupd’œil ; puis elle reprit sa première posture. Si ce coup d’œilexprimait la surprise, l’inquiétude, le plaisir de l’amour ;s’il voulait dire : « Quoi ! vous n’êtes pasmort ! » ou : « Dieu soit béni ! vousvoilà vivant ! » je ne me charge pas de le démêler ;toujours est-il que, sur ce coup d’œil, Croisilles se jura tout basde mourir ou de se faire aimer.

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