Nouvelles et Contes – Tome II

IV

– Elle est pourtant belle ! serépétait le chevalier, et Camille l’était en effet. Dans le parfaitovale d’un visage régulier, sur des traits d’une pureté et d’unefraîcheur admirables, brillait, pour ainsi dire, la clarté d’un boncœur. Camille était petite, non point pâle, mais très blanche, avecde longs cheveux noirs. Gaie, active, elle suivait sonnaturel ; triste avec douceur et presque avec nonchalance dèsque le malheur venait la toucher ; pleine de grâce dans tousses mouvements, d’esprit et quelquefois d’énergie dans sa petitepantomime, singulièrement industrieuse à se faire entendre, vive àcomprendre, toujours obéissante dès qu’elle avait compris. Lechevalier restait aussi parfois, comme madame des Arcis, à regardersa fille sans parler. Tant de grâce et de beauté, joint à tant demalheur et d’horreur, était près de lui troubler l’esprit ; onle vit embrasser souvent Camille avec une sorte de transport, endisant tout haut : « Je ne suis cependant pas unméchant homme ! » Il y avait une allée dans le bois, aufond du jardin, où le chevalier avait l’habitude de se promeneraprès le déjeuner. De la fenêtre de sa chambre, madame des Arcisvoyait son mari aller et venir derrière les arbres. Elle n’osaitguère l’y aller retrouver. Elle regardait, avec un chagrin pleind’amertume, cet homme qui avait été pour elle plutôt un amant qu’unépoux, dont elle n’avait jamais reçu un reproche, à qui elle n’enavait jamais eu un seul à faire, et qui n’avait plus le courage del’aimer parce qu’elle était mère.

Elle se hasarda pourtant un matin. Elledescendit en peignoir, belle comme un ange, le cœurpalpitant ; il s’agissait d’un bal d’enfants qui devait avoirlieu dans un château voisin. Madame des Arcis voulait y menerCamille. Elle voulait voir l’effet que pourrait produire sur lemonde et sur son mari la beauté de sa fille. Elle avait passé desnuits sans sommeil à chercher quelle robe elle lui mettrait ;elle avait formé sur ce projet les plus douces espérances.« Il faudra bien, se disait-elle, qu’il en soit fier etqu’on en soit jaloux, une fois pour toutes, de cette pauvre petite.Elle ne dira rien, mais elle sera la plus belle. » Dès que lechevalier vit sa femme venir à lui, il s’avança au-devant d’elle,et lui prit la main, qu’il baisa avec un respect et une galanteriequi lui venaient de Versailles, et dont il ne s’écartait jamais,malgré sa bonhomie naturelle. Ils commencèrent par échangerquelques mots insignifiants, puis ils se mirent à marcher l’un àcôté de l’autre.

Madame des Arcis cherchait de quellemanière elle proposerait à son mari de la laisser mener sa fille aubal, et de rompre ainsi une détermination qu’il avait prise depuisla naissance de Camille, celle de ne plus voir le monde. La seulepensée d’exposer son malheur aux yeux des indifférents ou desmalveillants mettait le chevalier presque hors de lui. Il avaitannoncé formellement sa volonté sur ce sujet. Il fallait donc quemadame des Arcis trouvât un biais, un prétexte quelconque, nonseulement pour exécuter son dessein, mais pour enparler.

Pendant ce temps-là, le chevalierparaissait réfléchir beaucoup de son côté. Il fut le premier àrompre le silence. Une affaire survenue à un de ses parents, dit-ilà sa femme, venait d’occasionner de grands dérangements de fortunedans sa famille ; il était important pour lui de surveillerles gens chargés des mesures à prendre ; ses intérêts, et parconséquent ceux de madame des Arcis elle-même, couraient le risqued’être compromis faute de soin. Bref, il annonça qu’il était obligéde faire un court voyage en Hollande, où il devait s’entendre avecson banquier ; il ajouta que l’affaire était extrêmementpressée, et qu’il comptait partir dès le lendemainmatin.

Il n’était que trop facile à madame desArcis de comprendre le motif de ce voyage. Le chevalier était bienéloigné de songer à abandonner sa femme ; mais, en dépit delui-même, il éprouvait un besoin irrésistible de s’isoler tout àfait pendant quelque temps, ne fût-ce que pour revenir plustranquille. Toute vraie douleur donne, la plupart du temps, cebesoin de solitude à l’homme comme la souffrance physique auxanimaux.

Madame des Arcis fut d’abord tellementsurprise, qu’elle ne répondit que par ces phrases banales qu’on atoujours sur les lèvres quand on ne peut pas dire ce qu’onpense : elle trouvait ce voyage tout simple ; lechevalier avait raison, elle reconnaissait l’importance de cettedémarche, et ne s’y opposait en aucune façon. Tandis qu’elleparlait, la douleur lui serrait le cœur ; elle dit qu’elle setrouvait lasse, et s’assit sur un banc.

Là, elle resta plongée dans une rêverieprofonde, les regards fixes, les mains pendantes. Madame des Arcisn’avait connu jusqu’alors ni grande joie ni grands plaisirs. Sansêtre une femme d’un esprit élevé, elle sentait assez fortement etelle était d’une famille assez commune pour avoir quelque peusouffert. Son mariage avait été pour elle un bonheur tout à faitimprévu, tout à fait nouveau ; un éclair avait brillé devantses yeux au milieu de longues et froides journées, maintenant lanuit la saisissait.

Elle demeura longtemps pensive. Lechevalier détournait les yeux, et semblait impatient de rentrer àla maison. Il se levait et se rasseyait. Madame des Arcis se levaaussi enfin, prit le bras de son mari ; ils rentrèrentensemble.

L’heure du dîner venue, madame des Arcisfit dire qu’elle se trouvait malade et qu’elle ne descendrait pas.Dans sa chambre était un prie-Dieu où elle resta à genoux jusqu’ausoir. Sa femme de chambre entra plusieurs fois, ayant reçu duchevalier l’ordre secret de veiller sur elle ; elle nerépondit pas à ce qu’on lui disait. Vers huit heures du soir ellesonna, demanda la robe commandée à l’avance pour sa fille, et qu’onmit le cheval à la voiture. Elle fit avertir en même temps lechevalier qu’elle allait au bal, et qu’elle souhaitait qu’il l’yaccompagnât.

Camille avait la taille d’un enfant,mais la plus svelte et la plus légère. Sur ce corps bien-aimé, dontles contours commençaient à se dessiner, la mère posa une petiteparure simple et fraîche. Une robe de mousseline blanche brodée,des petits souliers de satin blanc, un collier de grainesd’Amérique sur le cou, une couronne de bluets sur la tête, telsfurent les atours de Camille, qui se mirait avec orgueil et sautaitde joie. La mère, vêtue d’une robe de velours, comme quelqu’un quine veut pas danser, tenait son enfant devant une psyché, etl’embrassait coup sur coup, en répétant : « Tu esbelle, tu es belle ! » lorsque le chevalier monta. Madamedes Arcis, sans aucune émotion apparente, demanda à son domestiquesi on avait attelé, et à son mari s’il venait. Le chevalier donnala main à sa femme, et l’on alla au bal. C’était la première foisqu’on voyait Camille. On avait beaucoup entendu parler d’elle. Lacuriosité dirigea tous les regards vers la petite fille dès qu’elleparut. On pouvait s’attendre à ce que madame des Arcis montrâtquelque embarras et quelque inquiétude ; il n’en fut rien.Après les politesses d’usage, elle s’assit de l’air le plus calme,et tandis que chacun suivait des yeux son enfant avec une espèced’étonnement ou un air d’intérêt affecté, elle la laissait allerpar la chambre sans paraître y songer.

Camille retrouvait là ses petitescompagnes ; elle courait tour à tour vers l’une ou versl’autre, comme si elle eût été au jardin. Toutes, cependant, larecevaient avec réserve et avec froideur. Le chevalier, debout àl’écart, souffrait visiblement. Ses amis vinrent à lui, vantèrentla beauté de sa fille ; des personnes étrangères, ou mêmeinconnues, l’abordèrent avec l’intention de lui faire compliment.Il sentait qu’on le consolait, et ce n’était guère de son goût.Cependant un regard auquel on ne se trompe pas, le regard de tous,lui remit peu à peu quelque joie au cœur. Après avoir parlé pargestes presque à tout le monde, Camille était restée debout entreles genoux de sa mère. On venait de la voir aller de côté etd’autre ; on s’attendait à quelque chose d’étrange, ou tout aumoins de curieux ; elle n’avait rien fait que de dire bonsoiraux gens avec une grande révérence, donner un petitshake-hand à des demoiselles anglaises, envoyer desbaisers aux mères de ses petites amies, le tout peut-être apprispar cœur, mais fait avec grâce et naïveté. Revenue tranquillement àsa place, on commença à l’admirer. Rien, en effet, n’était plusbeau que cette enveloppe dont ne pouvait sortir cette pauvre âme.Sa taille, son visage, ses longs cheveux bouclés, ses yeux surtoutd’un éclat incomparable, surprenaient tout le monde. En même tempsque ses regards essayaient de tout deviner, et ses gestes de toutdire, son air réfléchi et mélancolique prêtait à ses moindresmouvements, à ses allures d’enfant et à ses poses un certain aspectd’un air de grandeur ; un peintre ou un sculpteur en eût étéfrappé. On s’approcha de madame des Arcis, on l’entoura, on fitmille questions par gestes à Camille ; à l’étonnement et à larépugnance avaient succédé une bienveillance sincère, une franchesympathie. L’exagération, qui arrive toujours dès que le voisinparle après le voisin pour répéter la même chose, s’en mêlabientôt. On n’avait jamais vu un si charmant enfant ; rien nelui ressemblait, rien n’était si beau qu’elle. Camille eut enfin untriomphe complet, auquel elle était loin de riencomprendre.

Madame des Arcis le comprenait. Toujourscalme au dehors, elle eut ce soir-là un battement de cœur qui luiétait dû, le plus heureux, le plus pur de sa vie. Il y eut entreelle et son mari un sourire échangé, qui valait bien deslarmes.

Cependant une jeune fille se mit aupiano, et joua une contredanse. Les enfants se prirent par la main,se mirent en place et commencèrent à exécuter les pas que le maîtrede danse de l’endroit leur avait appris. Les parents, d’autre part,commencèrent à se complimenter réciproquement, à trouver charmantecette petite fête, et à se faire remarquer les uns aux autres lagentillesse de leurs progénitures. Ce fut bientôt un grand bruit derires enfantins, de plaisanteries de café entre les jeunes gens, decauseries de chiffons entre les jeunes filles, de bavardages entreles papas, de politesses aigres-douces entre les mamans, bref unbal d’enfants en province.

Le chevalier ne quittait pas des yeux safille, qui, on le pense bien, n’était pas de la contredanse.Camille regardait la fête avec une attention un peu triste. Unpetit garçon vint l’inviter. Elle secoua la tête pour touteréponse ; quelques bluets tombèrent de sa couronne, quin’était pas bien solide. Madame des Arcis les ramassa, et eutbientôt réparé, avec quelques épingles, le désordre de cettecoiffure qu’elle avait faite elle-même ; mais elle cherchavainement ensuite son mari : il n’était plus dans la salle.Elle fit demander s’il était parti, et s’il avait pris la voiture.On lui répondit qu’il était retourné chez lui à pied.

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