Nouvelles et Contes – Tome II

V

Cent mille écus, comme dit le proverbe, ne setrouvent pas dans le pas d’un âne ; et si Croisilles eût étédéfiant, il eût pu croire, en lisant la lettre de mademoiselleGodeau, qu’elle était folle ou qu’elle se moquait de lui. Il nepensa pourtant ni l’un ni l’autre ; il ne vit rien autrechose, sinon que sa chère Julie l’aimait, qu’il lui fallait centmille écus, et il ne songea, dès ce moment, qu’à tâcher de se lesprocurer.

Il possédait deux cents louis comptant, plusune maison qui, comme je l’ai dit, pouvait valoir une trentaine demille francs. Que faire ? Comment s’y prendre pour que cestrente-quatre mille francs en devinssent tout à coup trois centmille ? La première idée qui vint à l’esprit du jeune hommefut de trouver une manière quelconque de jouer à croix ou piletoute sa fortune ; mais, pour cela, il fallait vendre lamaison. Croisilles commença donc par coller sur sa porte unécriteau portant que sa maison était à vendre ; puis, tout enrêvant à ce qu’il ferait de l’argent qu’il pourrait en tirer, ilattendit un acheteur.

Une semaine s’écoula, puis une autre ;pas un acheteur ne se présenta. Croisilles passait ses journées àse désoler avec Jean, et le désespoir s’emparait de lui, lorsqu’unbrocanteur juif sonna à sa porte.

« Cette maison est à vendre,monsieur. En êtes-vous le propriétaire ? – Oui,monsieur.

– Et combienvaut-elle ?

– Trente mille francs, à ce que jecrois ; du moins je l’ai entendu dire à monpère. »

Le juif visita toutes les chambres,monta au premier, descendit à la cave, frappa sur les murailles,compta les marches de l’escalier, fit tourner les portes sur leursgonds et les clefs dans les serrures, ouvrit et ferma lesfenêtres ; puis enfin, après avoir tout bien examiné, sansdire un mot et sans faire la moindre proposition, il saluaCroisilles et se retira.

Croisilles, qui, durant une heure,l’avait suivi le cœur palpitant, ne fut pas, comme on pense, peudésappointé de cette retraite silencieuse. Il supposa que le juifavait voulu se donner le temps de réfléchir, et qu’il reviendraitincessamment. Il l’attendit pendant huit jours, n’osant sortir depeur de manquer sa visite, et regardant à la fenêtre du matin ausoir ; mais ce fut en vain : le juif ne reparut point.Jean, fidèle à son triste rôle de raisonneur, faisait, comme ondit, de la morale à son maître, pour le dissuader de vendre samaison d’une manière si précipitée et dans un but si extravagant.Mourant d’impatience, d’ennui et d’amour, Croisilles prit un matinses deux cents louis et sortit, résolu à tenter la fortune aveccette somme, puisqu’il n’en pouvait avoir davantage.

Les tripots, dans ce temps-là, n’étaientpas publics, et l’on n’avait pas encore inventé ce raffinement decivilisation qui permet au premier venu de se ruiner à toute heure,dès que l’envie lui en passe par la tête. À peine Croisilles fut-ildans la rue qu’il s’arrêta, ne sachant où aller risquer son argent.Il regardait les maisons du voisinage, et les toisait les unesaprès les autres, tâchant de leur trouver une apparence suspecte etde deviner ce qu’il cherchait. Un jeune homme de bonne mine, vêtud’un habit magnifique, vint à passer. À en juger par les dehors, cene pouvait être qu’un fils de famille. Croisilles l’abordapoliment.

« Monsieur, lui dit-il, jevous demande pardon de la liberté que je prends. J’ai deux centslouis dans ma poche et je meurs d’envie de les perdre ou d’en avoirdavantage. Ne pourriez-vous pas m’indiquer quelque honnête endroitoù se font ces sortes de choses ? » À ce discours assezétrange, le jeune homme partit d’un éclat derire.

« Ma foi ! monsieur,répondit-il, si vous cherchez un mauvais lieu, vous n’avez qu’à mesuivre, car j’y vais. » Croisilles le suivit, et au bout dequelques pas ils entrèrent tous deux dans une maison de la plusbelle apparence, ou ils furent reçus le mieux du monde par un vieuxgentilhomme de fort bonne compagnie. Plusieurs jeunes gens étaientdéjà assis autour d’un tapis vert : Croisilles y pritmodestement une place, et en moins d’une heure ses deux cents louisfurent perdus.

Il sortit aussi triste que peut l’êtreun amoureux qui se croit aimé. Il ne lui restait pas de quoi dîner,mais ce n’était pas ce qui l’inquiétait.

« Comment ferai-je à présent,se demanda-t-il, pour me procurer de l’argent ? À quim’adresser dans cette ville ? Qui voudra me prêter seulementcent louis sur cette maison que je ne puis vendre ? »Pendant qu’il était dans cet embarras, il rencontra son brocanteurjuif. Il n’hésita pas à s’adresser à lui, et, en sa qualitéd’étourdi, il ne manqua pas de lui dire dans quelle situation il setrouvait. Le juif n’avait pas grande envie d’acheter lamaison ; il n’était venu la voir que par curiosité, ou, pourmieux dire, par acquit de conscience, comme un chien entre enpassant dans une cuisine dont la porte est ouverte, pour voir s’iln’y a rien à voler ; mais il vit Croisilles si désespéré, sitriste, si dénué de toute ressource, qu’il ne put résister à latentation de profiter de sa misère, au risque de se gêner un peupour payer la maison. Il lui en offrit donc à peu près le quart dece qu’elle valait. Croisilles lui sauta au cou ; l’appela sonami et son sauveur, signa aveuglément un marché à faire dresser lescheveux sur la tête, et, dès le lendemain, possesseur de quatrecents nouveaux louis, il se dirigea derechef vers le tripot où ilavait été si poliment et si lestement ruiné laveille.

En s’y rendant, il passa sur le port. Unvaisseau allait en sortir ; le vent était doux, l’Océantranquille. De toutes parts, des négociants, des matelots, desofficiers de marine en uniforme, allaient et venaient. Descrocheteurs transportaient d’énormes ballots pleins demarchandises. Les passagers faisaient leurs adieux ; delégères barques flottaient de tous côtés ; sur tous lesvisages on lisait la crainte, l’impatience ou l’espérance ;et, au milieu de l’agitation qui l’entourait, le majestueux navirese balançait doucement, gonflant ses voilesorgueilleuses.

« Quelle admirable chose,pensa Croisilles, que de risquer ainsi ce qu’on possède, et d’allerchercher au delà des mers une périlleuse fortune ! Quelleémotion de regarder partir ce vaisseau chargé de tant de richesses,du bien-être de tant de familles ! Quelle joie de le voirrevenir, rapportant le double de ce qu’on lui a confié, rentrantplus fier et plus riche qu’il n’était parti ! Que ne suis-jeun de ces marchands ! Que ne puis-je jouer ainsi mes quatrecents louis ! Quel tapis vert que cette mer immense, pour ytenter hardiment le hasard ! Pourquoi n’achèterais-je pasquelques ballots de toiles ou de soieries ? qui m’en empêche,puisque j’ai de l’or ? Pourquoi ce capitaine refuserait-il dese charger de mes marchandises ? Et qui sait ? au lieud’aller perdre cette pauvre et unique somme dans un tripot, je ladoublerais, je la triplerais peut-être par une honnête industrie.Si Julie m’aime véritablement, elle attendra quelques années, etelle me restera fidèle jusqu’à ce que je puisse l’épouser. Lecommerce produit quelquefois des bénéfices plus gros qu’on nepense ; il ne manque pas d’exemples, en ce monde, de fortunesrapides, surprenantes, gagnées ainsi sur ces flotschangeants : pourquoi la Providence ne bénirait-elle pas unetentative faite dans un but si louable, si digne de saprotection ? Parmi ces marchands qui ont tant amassé et quienvoient des navires aux deux bouts de la terre, plus d’un acommencé par une moindre somme que celle que j’ai là. Ils ontprospéré avec l’aide de Dieu ; pourquoi ne pourrais-je pasprospérer à mon tour ? Il me semble qu’un bon vent souffledans ces voiles, et que ce vaisseau inspire la confiance.Allons ! le sort en est jeté, je vais m’adresser à cecapitaine qui me paraît aussi de bonne mine, j’écrirai ensuite àJulie, et je veux devenir un habile négociant. » Le plus granddanger que courent les gens qui sont habituellement un peu fous,c’est de le devenir tout à fait par instants. Le pauvre garçon,sans réfléchir davantage, mit son caprice à exécution. Trouver desmarchandises à acheter lorsqu’on a de l’argent et qu’on ne s’yconnaît pas, c’est la chose du monde la moins difficile. Lecapitaine, pour obliger Croisilles, le mena chez un fabricant deses amis qui lui vendit autant de toiles et de soieries qu’il puten payer ; le tout, mis dans une charrette, fut promptementtransporté à bord. Croisilles, ravi et plein d’espérance, avaitécrit lui-même en grosses lettres son nom sur ses ballots. Il lesregarda s’embarquer avec une joie inexprimable ; l’heure dudépart arriva bientôt, et le navire s’éloigna de lacôte.

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