Nouvelles et Contes – Tome II

II

Quand on se représente aujourd’hui ce qu’onappelait jadis un financier, on imagine un ventre énorme, decourtes jambes, une immense perruque, une large face à triplementon, et ce n’est pas sans raison qu’on s’est habitué à sefigurer ainsi ce personnage. Tout le monde sait à quels abus ontdonné lieu les fermes royales, et il semble qu’il y ait une loi denature qui rende plus gras que le reste des hommes ceux quis’engraissent non seulement de leur propre oisiveté, mais encore dutravail des autres. M. Godeau, parmi les financiers, était desplus classiques qu’on pût voir, c’est-à-dire des plus, gros ;pour l’instant il avait la goutte, chose fort à la mode en cetemps-là, comme l’est à présent la migraine. Couché sur une chaiselongue, les yeux à demi fermés, il se dorlotait au fond d’unboudoir. Les panneaux de glaces qui l’environnaient répétaientmajestueusement de toutes parts son énorme personne ; des sacspleins d’or couvraient sa table ; autour de lui, les meubles,les lambris, les portes, les serrures, la cheminée, le plafond,étaient dorés ; son habit l’était ; je ne sais si sacervelle ne l’était pas aussi. Il calculait les suites d’une petiteaffaire qui ne pouvait manquer de lui rapporter quelques milliersde louis ; il daignait en sourire tout seul, lorsqu’on luiannonça Croisilles, qui entra d’un air humble mais résolu, et danstout le désordre qu’on peut supposer d’un homme qui a grande enviede se noyer. M. Godeau fut un peu surpris de cette visiteinattendue ; il crut que sa fille avait fait quelqueemplette ; il fut confirmé dans cette pensée en la voyantparaître presque en même temps que le jeune homme. Il fit signe àCroisilles, non pas de s’asseoir, mais de parler. La demoiselleprit place sur un sofa, et Croisilles, resté debout, s’exprima àpeu près en ces termes :

« Monsieur, mon père vient de fairefaillite. La banqueroute d’un associé l’a forcé à suspendre sespayements, et, ne pouvant assister à sa propre honte, il s’estenfui en Amérique, après avoir donné à ses créanciers jusqu’à sondernier sou. J’étais absent lorsque cela s’est passé ;j’arrive, et il y a deux heures que je sais cet événement. Je suisabsolument sans ressources et déterminé à mourir. Il est trèsprobable qu’en sortant de chez vous je vais me jeter à l’eau. Jel’aurais déjà fait, selon toute apparence, si le hasard ne m’avaitfait rencontrer mademoiselle votre fille tout à l’heure. Je l’aime,monsieur, du plus profond de mon cœur ; il y a deux ans que jesuis amoureux d’elle, et je me suis tu jusqu’ici à cause du respectque je lui dois ; mais aujourd’hui, en vous le déclarant, jeremplis un devoir indispensable, et je croirais offenser Dieu si,avant de me donner la mort, je ne venais pas vous demander si vousvoulez que j’épouse mademoiselle Julie. Je n’ai pas la moindreespérance que vous m’accordiez cette demande, mais je doisnéanmoins vous la faire ; car je suis bon chrétien, monsieur,et lorsqu’un bon chrétien se voit arrivé à un tel degré de malheur,qu’il ne lui soit plus possible de souffrir la vie, il doit dumoins, pour atténuer son crime, épuiser toutes les chances qui luirestent avant de prendre un dernier parti. » Au commencementde ce discours, M. Godeau avait supposé qu’on venait luiemprunter de l’argent, et il avait jeté prudemment son mouchoir surles sacs placés auprès de lui, préparant d’avance un refus poli,car il avait toujours eu de la bienveillance pour le père deCroisilles. Mais quand il eut écouté jusqu’au bout, et qu’il eutcompris de quoi il s’agissait, il ne douta pas que le pauvre garçonne fût devenu complètement fou. Il eut d’abord quelque envie desonner et de le faire mettre à la porte ; mais il lui trouvaune apparence si ferme, un visage si déterminé, qu’il eut pitiéd’une démence si tranquille. Il se contenta de dire à sa fille dese retirer, afin de ne pas l’exposer plus longtemps à entendre depareilles inconvenances.

Pendant que Croisilles avait parlé,mademoiselle Godeau était devenue rouge comme une pèche au moisd’août. Sur l’ordre de son père, elle se retira. Le jeune homme luifit un profond salut dont elle ne sembla pas s’apercevoir. Demeuréseul avec Croisilles, M. Godeau toussa, se souleva, se laissaretomber sur ses coussins, et s’efforçant de prendre un airpaternel :

« Mon garçon, dit-il, je veuxbien croire que tu ne te moques pas de moi et que tu as réellementperdu la tête. Non seulement j’excuse ta démarche, mais je consensà ne point t’en punir. Je suis fâché que ton pauvre diable de pèreait fait banqueroute et qu’il ait décampé ; c’est fort triste,et je comprends assez que cela t’ait tourné la cervelle. Je veuxfaire quelque chose pour toi ; prends un pliant et assieds-toilà. – C’est inutile, monsieur, répondit Croisilles ; dumoment que vous me refusez, je n’ai plus qu’à prendre congé devous. Je vous souhaite toutes sortes deprospérités.

– Et où t’envas-tu ?

– Écrire à mon père et lui direadieu.

– Eh, que diantre ! onjurerait que tu dis vrai ; tu vas te noyer, ou le diablem’emporte.

– Oui, monsieur ; du moins jele crois, si le courage ne m’abandonne pas.

– La belle avance ! fidonc ! quelle niaiserie ! Assieds-toi, te dis-je, etécoute-moi. »

M. Godeau venait de faire uneréflexion fort juste, c’est qu’il n’est jamais agréable qu’on disequ’un homme, quel qu’il soit, s’est jeté à l’eau en nous quittant.Il toussa donc de nouveau, prit sa tabatière, jeta un regarddistrait sur son jabot, et continua.

« Tu n’es qu’un sot, un fou,un enfant, c’est clair, tu ne sais ce que tu dis. Tu es ruiné,voilà ton affaire. Mais, mon cher ami, tout cela ne suffitpas ; il faut réfléchir aux choses de ce monde. Si tu venaisme demander… je ne sais quoi, un bon conseil, eh bien !passe ; mais qu’est-ce que tu veux ? tu es amoureux de mafille ? – Oui, monsieur, et je vous répète que je suisbien éloigné de supposer que vous puissiez me la donner pourfemme ; mais comme il n’y a que cela au monde qui pourraitm’empêcher de mourir, si vous croyez en Dieu, comme je n’en doutepas, vous comprendrez la raison qui m’amène.

– Que je croie en Dieu ou non, celane te regarde pas, je n’entends pas qu’on m’interroge ;réponds d’abord : Où as-tu vu ma fille ?

– Dans la boutique de mon père etdans cette maison, lorsque j’y ai apporté des bijoux pourmademoiselle Julie.

– Qui est-ce qui t’a dit qu’elles’appelle Julie ? On ne s’y reconnaît plus, Dieu mepardonne ! Mais, qu’elle s’appelle Julie ou Javotte, sais-tuce qu’il faut, avant tout, pour oser prétendre à la main de lafille d’un fermier général ?

– Non, je l’ignore absolument, àmoins que ce ne soit d’être aussi riche qu’elle.

– Il faut autre chose, mon cher, ilfaut un nom.

– Eh bien ! je m’appelleCroisilles.

– Tu t’appelles Croisilles,malheureux ! Est-ce un nom que Croisilles ?

– Ma foi, monsieur, en mon âme etconscience, c’est un aussi beau nom que Godeau.

– Tu es un impertinent, et tu me lepayeras.

– Eh, mon Dieu ! monsieur, nevous fâchez pas ; je n’ai pas la moindre envie de vousoffenser. Si vous voyez là quelque chose qui vous blesse, et sivous voulez m’en punir, vous n’avez que faire de vous mettre encolère : en sortant d’ici, je vais me noyer. »

Bien que M. Godeau se fût promis derenvoyer Croisilles le plus doucement possible, afin d’éviter toutscandale, sa prudence ne pouvait résister à l’impatience del’orgueil offensé ; l’entretien auquel il essayait de serésigner lui paraissait monstrueux en lui-même ; je laisse àpenser ce qu’il éprouvait en s’entendant parler de lasorte.

« Écoute, dit-il presque horsde lui et résolu à en finir à tout prix, tu n’es pas tellement fouque tu ne puisses comprendre un mot de sens commun. Es-turiche ?… Non. Es-tu noble ?… Encore moins. Qu’est-ce quec’est que la frénésie qui t’amène ? Tu viens me tracasser, tucrois faire un coup de tête ; tu sais parfaitement bien quec’est inutile ; tu veux me rendre responsable de ta mort.As-tu à te plaindre de moi ? dois-je un sou à ton père ?Est-ce ma faute si tu en es là ? Eh, mordieu ! on se noieet on se tait. – C’est ce que je vais faire de ce pas ;je suis votre très humble serviteur.

– Un moment ! il ne sera pasdit que tu auras eu en vain recours à moi. Tiens, mon garçon, voilàquatre louis d’or ; va-t’en dîner à la cuisine, et que jen’entende plus parler de toi.

– Bien obligé, je n’ai pas faim, etje n’ai que faire de votre argent ! »

Croisilles sortit de la chambre, et lefinancier, ayant mis sa conscience en repos par l’offre qu’ilvenait de faire, se renfonça de plus belle dans sa chaise et repritses méditations.

Mademoiselle Godeau, pendant cetemps-là, n’était pas si loin qu’on pouvait le croire ; elles’était, il est vrai, retirée par obéissance pour son père ;mais, au lieu de regagner sa chambre, elle était restée à écouterderrière la porte. Si l’extravagance de Croisilles lui paraissaitinconcevable, elle n’y voyait du moins rien d’offensant ; carl’amour, depuis que le monde existe, n’a jamais passé pouroffense ; d’un autre côté, comme il n’était pas possible dedouter du désespoir du jeune homme, mademoiselle Godeau se trouvaitprise à la fois par les deux sentiments les plus dangereux auxfemmes, la compassion et la curiosité. Lorsqu’elle vit l’entretienterminé et Croisilles prêt à sortir, elle traversa rapidement lesalon où elle se trouvait, ne voulant pas être surprise aux aguets,et elle se dirigea vers son appartement ; mais presqueaussitôt elle revint sur ses pas. L’idée que Croisilles allaitpeut-être réellement se donner la mort lui troubla le cœur malgréelle. Sans se rendre compte de ce qu’elle faisait, elle marcha à sarencontre ; le salon était vaste, et les deux jeunes gensvinrent lentement au-devant l’un de l’autre. Croisilles était pâlecomme la mort, et mademoiselle Godeau cherchait vainement quelqueparole qui pût exprimer ce qu’elle sentait. En passant à côté delui, elle laissa tomber à terre un bouquet de violettes qu’elletenait à la main. Il se baissa aussitôt, ramassa le bouquet et leprésenta à la jeune fille pour le lui rendre ; mais, au lieude le reprendre, elle continua sa route sans prononcer un mot, etentra dans le cabinet de son père. Croisilles, resté seul, mit lebouquet dans son sein, et sortit de la maison le cœur agité, nesachant trop que penser de cette aventure.

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