Nouvelles et Contes – Tome II

III

Le souper fut long et bruyant. Ces messieurs,ayant commencé par remplir la chambre d’un nuage de fumée, buvaientd’autant pour se rafraîchir. Ces dames, faisaient les frais de laconversation, et égayaient la compagnie de propos plus ou moinspiquants aux dépens de leurs amis et connaissances, et d’aventuresplus, ou moins croyables, tirées des arrière-boutiques. Si lamatière manquait de vraisemblance, du moins n’était-elle passtérile. Deux clercs d’avoué, à les en croire, avaient gagné vingtmille francs en jouant sur les fonds espagnols, et les avaientmangés en six semaines avec deux marchandes de gants. Le fils d’undes plus riches banquiers de Paris avait proposé à une célèbrelingère une loge à l’Opéra et une maison de campagne, qu’elle avaitrefusées, aimant mieux soigner ses parents et rester fidèle à uncommis des Deux-Magots. Certain personnage qu’on ne pouvait nommer,et qui était forcé par son rang à s’envelopper du plus grandmystère, venait incognito rendre visite à une brodeuse du passagedu Pont-Neuf, laquelle avait été enlevée tout à coup par ordresupérieur, mise dans une chaise de poste à minuit, avec unportefeuille plein de billets de banque, et envoyée aux États-Unis,etc.

« Suffit, dit Marcel, nousconnaissons cela. Zélia improvise, et quant à mademoiselle Mimi(ainsi s’appelait mademoiselle Pinson en petit comité), sesrenseignements sont imparfaits. Vos clercs d’avoué n’ont gagnéqu’une entorse en voltigeant sur les ruisseaux ; votrebanquier a offert une orange, et votre brodeuse est si peu auxÉtats-Unis, qu’elle est visible tous les jours, de midi à quatreheures, à l’hôpital de la Charité, où elle a pris un logement parsuite de manque de comestibles. » Eugène était assis auprès demademoiselle Pinson. Il crut remarquer, à ce dernier mot, prononcéavec une indifférence complète, qu’elle pâlissait. Mais, presqueaussitôt, elle se leva, alluma une cigarette, et, s’écria d’un airdélibéré :

« Silence à votre tour !Je demande la parole. Puisque le sieur Marcel ne croit pas auxfables, je vais raconter une histoire véritable, et quorum parsmagna fui. – Vous parlez latin ? ditEugène.

– Comme vous voyez, réponditmademoiselle Pinson ; cette sentence me vient de mon oncle,qui a servi sous le grand Napoléon, et qui n’a jamais manqué de ladire avant de réciter une bataille. Si vous ignorez ce que ces motssignifient, vous pouvez l’apprendre sans payer. Cela veutdire : « Je vous en donne ma parole d’honneur. »Vous saurez donc que, la semaine passée, je m’étais rendue, avecdeux de mes amies, Blanchette et Rougette, au théâtre del’Odéon.

– Attendez que je coupe la galette,dit Marcel.

– Coupez, mais écoutez, repritmademoiselle Pinson. J’étais donc allée avec Blanchette et Rougetteà l’Odéon, voir une tragédie. Rougette, comme vous savez, vient deperdre sa grand’mère ; elle a hérité de quatre cents francs.Nous avions pris une baignoire ; trois étudiants se trouvaientau parterre ; ces jeunes gens nous avisèrent, et, sousprétexte que nous étions seules, nous invitèrent àsouper.

– De but en blanc ? demandaMarcel ; en vérité, c’est très galant. Et vous avez refusé, jesuppose.

– Non, monsieur, dit mademoisellePinson, nous acceptâmes, et, à l’entr’acte, sans attendre la fin dela pièce, nous nous transportâmes chez Viot.

– Avec voscavaliers ?

– Avec nos cavaliers. Le garçoncommença, bien entendu, par nous dire qu’il n’y avait plusrien ; mais une pareille inconvenance n’était pas faite pournous arrêter. Nous ordonnâmes qu’on allât par la ville chercher cequi pouvait manquer. Rougette prit la plume, et commanda un festinde noces : des crevettes, une omelette au sucre, des beignets,des moules, des œufs à la neige, tout ce qu’il y a dans le mondedes marmites. Nos jeunes inconnus, à dire vrai, faisaientlégèrement la grimace…

– Je le crois parbleu bien !dit Marcel.

– Nous n’en tînmes compte. La choseapportée, nous commençâmes à faire les jolies femmes. Nous netrouvions rien de bon, tout nous dégoûtait. À peine un platétait-il entamé, que nous le renvoyions pour en demander un autre.– Garçon, emportez cela ; ce n’est pas tolérable ; oùavez-vous pris des horreurs pareilles ? Nos inconnusdésirèrent manger, mais il ne leur fut pas loisible. Bref, noussoupâmes comme dînait Sancho, et la colère nous porta même à briserquelques ustensiles.

– Belle conduite ! et commentpayer ?

– Voilà précisément la question queles trois inconnus s’adressèrent. Par l’entretien qu’ils eurent àvoix basse, l’un d’eux nous parut posséder six francs, l’autreinfiniment moins, et le troisième n’avait que sa montre, qu’il tiragénéreusement de sa poche. En cet état, les trois infortunés seprésentèrent au comptoir, dans le but d’obtenir un délaiquelconque. Que pensez-vous qu’on leur répondit ?

– Je pense, répliqua Marcel, quel’on vous a gardées en gage, et qu’on les a conduits auviolon.

– C’est une erreur, ditmademoiselle Pinson. Avant de monter dans le cabinet, Rougetteavait pris ses mesures, et tout était payé d’avance. Imaginez lecoup de théâtre, à cette réponse de Viot : Messieurs, tout estpayé ! Nos inconnus nous regardèrent comme jamais trois chiensn’ont regardé trois évêques, avec une stupéfaction piteuse mêléed’un pur attendrissement. Nous, cependant, sans feindre d’y prendregarde, nous descendîmes et fîmes venir un fiacre. – Chère marquise,me dit Rougette, il faut reconduire ces messieurs chez eux. –Volontiers, chère comtesse, répondis-je. Nos pauvres amoureux nesavaient plus quoi dire. Je vous demande s’ils étaientpenauds ! ils se défendaient de notre politesse, ils nevoulaient pas qu’on les reconduisît, ils refusaient de dire leuradresse… Je le crois bien ! Ils étaient convaincus qu’ilsavaient affaire à des femmes du monde, et ils demeuraient rue duChat-Qui-Pêche ! »

Les deux étudiants, amis de Marcel, qui,jusque-là, n’avaient guère fait que fumer et boire en silence,semblèrent peu satisfaits de cette histoire. Leurs visages serembrunirent ; peut-être en savaient-ils autant quemademoiselle Pinson sur ce malencontreux souper, car ils jetèrentsur elle un regard inquiet, lorsque Marcel lui dit enriant :

« Nommez les masques,mademoiselle Mimi. Puisque c’est de la semaine dernière, il n’y aplus d’inconvénient. – Jamais, monsieur, dit la grisette. Onpeut berner un homme, mais lui faire tort dans sa carrière,jamais !

– Vous avez raison, dit Eugène, etvous agissez en cela plus sagement peut-être que vous ne pensez. Detous ces jeunes gens qui peuplent les écoles, il n’y en a presquepas un seul qui n’ait derrière lui quelque faute ou quelque folie,et cependant c’est de là que sortent tous les jours ce qu’il y a enFrance de plus distingué et de plus respectable : desmédecins, des magistrats…

– Oui, reprit Marcel, c’est lavérité. Il y a des pairs de France en herbe qui dînent chezFlicoteaux, et qui n’ont pas toujours de quoi payer la carte. Mais,ajouta-t-il en clignant de l’œil, n’avez-vous pas revu vosinconnus ?

– Pour qui nous prenez-vous ?répondit mademoiselle Pinson d’un air sérieux et presque offensé.Connaissez-vous Blanchette et Rougette ? et supposez-vous quemoi-même…

– C’est bon, dit Marcel, ne vousfâchez pas. Mais voilà, en somme, une belle équipée. Troisécervelées qui n’avaient peut-être pas de quoi dîner le lendemain,et qui jettent l’argent par les fenêtres pour le plaisir demystifier trois pauvres diables qui n’en peuventmais !

– Pourquoi nous invitent-ils àsouper ? » répondit mademoiselle Pinson.

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