Nouvelles et Contes – Tome II

IV

« Celle-là me protégera, celle-làviendra à mon secours ! Ah ! que l’abbé avait raison deme dire qu’un regard déciderait de ma vie ! Oui, ces yeux sifins et si doux, cette petite bouche railleuse et délicieuse, cepetit pied noyé dans un pompon… Voilà ma bonne fée ! »Ainsi pensait, presque tout haut, le chevalier rentrant à sonauberge. D’où lui venait cette espérance subite ? Sa jeunesseseule parlait-elle, ou les yeux de la marquise avaient-ilsparlé ?

Mais la difficulté restait toujours lamême. S’il ne songeait plus maintenant à être présenté au roi, quile présenterait à la marquise ?

Il passa une grande partie de la nuit àécrire à mademoiselle d’Annebault une lettre à peu près pareille àcelle qu’avait lue madame de Pompadour.

Retracer cette lettre serait fortinutile. Hormis les sots, il n’y a que les amoureux qui se trouventtoujours nouveaux, en répétant toujours la même chose.

Dès le matin le chevalier sortit et semit à marcher, en rêvant dans les rues. Il ne lui vint pas àl’esprit d’avoir encore recours à l’abbé protecteur, et il neserait pas aisé de dire la raison qui l’en empêchait. C’était commeun mélange de crainte et d’audace, de fausse honte et deromanesque. Et, en effet, que lui aurait répondu l’abbé, s’il luiavait conté son histoire de la veille ? « Vous vousêtes trouvé à propos pour ramasser un éventail ; avez-vous suen profiter ? Qu’avez-vous dit à la marquise ? – Rien. –Vous auriez dû lui parler. – J’étais troublé, j’avais perdu latête. – Cela est un tort ; il faut savoir saisirl’occasion ; mais cela peut se réparer. Voulez-vous que jevous présente à monsieur un tel ? il est de mes amis ; àmadame une telle ? elle est mieux encore. Nous tâcherons devous faire parvenir jusqu’à cette marquise qui vous a fait peur, etcette fois, etc., etc. » Or le chevalier ne se souciait derien de pareil. Il lui semblait qu’en racontant son aventure, ill’aurait, pour ainsi dire, gâtée et déflorée. Il se disait que lehasard avait fait pour lui une chose inouïe, incroyable, et que cedevait être un secret entre lui et la fortune ; confier cesecret au premier venu, c’était, à son avis, en ôter tout le prixet s’en montrer indigne. « Je suis allé seul hier auchâteau de Versailles, » pensait-il ; j’irai bien seul àTrianon (c’était en ce moment le séjour de la favorite). Une tellefaçon de penser peut et doit même paraître extravagante aux espritscalculateurs, qui ne négligent rien et laissent le moins possibleau hasard ; mais les gens les plus froids, s’ils ont étéjeunes (tout le monde ne l’est pas, même au temps de la jeunesse),ont pu connaître ce sentiment bizarre, faible et hardi, dangereuxet séduisant, qui nous entraîne vers la destinée : on se sentaveugle, et on veut l’être ; on ne sait où l’on va, et l’onmarche. Le charme est dans cette insouciance et dans cetteignorance même ; c’est le plaisir de l’artiste qui rêve, del’amoureux qui passe la nuit sous les fenêtres de samaîtresse ; c’est aussi l’instinct du soldat ; c’estsurtout celui du joueur.

Le chevalier, presque sans le savoir,avait donc pris le chemin de Trianon. Sans être fort paré, comme ondisait alors, il ne manquait ni d’élégance, ni de cette façond’être qui fait qu’un laquais, vous rencontrant en route, ne vousdemande pas où vous allez. Il ne lui fut donc pas difficile, grâceà quelques indications prises à son auberge, d’arriver jusqu’à lagrille du château, si l’on peut appeler ainsi cette bonbonnière demarbre qui vit jadis tant de plaisirs et d’ennuis. Malheureusement,la grille était fermée, et un gros suisse, vêtu d’une simplehouppelande, se promenait, les mains derrière le dos, dans l’avenueintérieure, comme quelqu’un qui n’attend personne.

« Le roi est ici ! sedit le chevalier, ou la marquise n’y est pas. Évidemment, quand lesportes sont closes et que les valets se promènent, les maîtres sontenfermés ou sortis. » Que faire ? Autant il se sentait,un instant auparavant, de confiance et de courage, autant iléprouvait tout à coup de trouble et de désappointement. Cette seulepensée : « Le roi est ici ! » l’effrayait plusque n’avaient fait la veille ces trois mots : « Le roi vapasser ! » car ce n’était alors que de l’imprévu, etmaintenant il connaissait ce froid regard, cette majestéimpassible.

« Ah, bon Dieu ! quelvisage ferais-je si j’essayais, en étourdi, de pénétrer dans cejardin, et si j’allais me trouver face à face devant ce monarquesuperbe, prenant son café au bord d’un ruisseau ? »Aussitôt se dessina devant le pauvre amoureux la silhouettedésobligeante de la Bastille ; au lieu de l’image charmantequ’il avait gardée de cette marquise passant en souriant, il vitdes donjons, des cachots, du pain noir, l’eau de la question ;il savait l’histoire de Latude. Peu à peu venait la réflexion, etpeu à peu s’envolait l’espérance.

« Et cependant, se dit-ilencore, je ne fais point de mal, ni le roi non plus. Je réclamecontre une injustice ; je n’ai jamais chansonné personne. Onm’a si bien reçu hier à Versailles, et les laquais ont été sipolis ! De quoi ai-je peur ? De faire une sottise. J’enferai d’autres qui répareront celle-là. » Il s’approcha de lagrille et la toucha du doigt ; elle n’était pas tout à faitfermée. Il l’ouvrit et entra résolument. Le suisse se retourna d’unair ennuyé.

« Que demandez-vous ? oùallez-vous ? – Je vais chez madame dePompadour.

– Avez-vous uneaudience ?

– Oui.

– Où est votrelettre ? »

Ce n’était plus le marquisat de laveille, et, cette fois, il n’y avait plus de duc d’Aumont. Lechevalier baissa tristement les yeux, et s’aperçut que ses basblancs et ses boucles de cailloux du Rhin étaient couverts depoussière. Il avait commis la faute de venir à pied dans un pays oùl’on ne marchait pas. Le suisse baissa les yeux aussi, et le toisa,non de la tête aux pieds, mais des pieds à la tête. L’habit luiparut propre, mais le chapeau était un peu de travers et lacoiffure dépoudrée :

« Vous n’avez point delettre. Que voulez-vous ? – Je voudrais parler à madamede Pompadour.

– Vraiment ! et vous croyezque ça se fait comme ça ?

– Je n’en sais rien. Le roi est-ilici ?

– Peut-être. Sortez, et laissez-moien repos. »

Le chevalier ne voulait pas se mettre encolère ; mais, malgré lui, cette insolence le fitpâlir.

« J’ai dit quelquefois à unlaquais de sortir, répondit-il, mais un laquais ne me l’a jamaisdit. – Laquais ! moi ? un laquais ! s’écria lesuisse furieux.

– Laquais, portier, valet etvaletaille, je ne m’en soucie point, et très peum’importe. »

Le suisse fit un pas vers le chevalier,les poings crispés et le visage en feu. Le chevalier, rendu àlui-même par l’apparence d’une menace, souleva légèrement lapoignée de son épée.

« Prenez garde, dit-il, jesuis gentilhomme, et il en coûte trente-six livres pour envoyer enterre un rustre comme vous. – Si vous êtes gentilhomme,monsieur, moi, j’appartiens au roi ; je ne fais que mondevoir, et ne croyez pas… »

En ce moment, le bruit d’une fanfare,qui semblait venir du bois de Satory, se fit entendre au loin et seperdit dans l’écho. Le chevalier laissa son épée retomber dans lefourreau, et, ne songeant plus à la querellecommencée :

« Eh, morbleu ! dit-il,c’est le roi qui part pour la chasse. Que ne me le disiez-vous toutde suite ? – Cela ne me regarde pas, ni vous nonplus.

– Écoutez-moi, mon cher ami. Le roin’est pas là, je n’ai pas de lettre, je n’ai pas d’audience. Voicipour boire, laissez-moi entrer. »

Il tira de sa poche quelques piècesd’or. Le suisse le toisa de nouveau avec un souverainmépris.

« Qu’est-ce que c’est queça ? dit-il dédaigneusement. Cherche-t-on ainsi à s’introduiredans une demeure royale ? Au lieu de vous faire sortir, prenezgarde que je ne vous y enferme. – Toi, double maraud !dit le chevalier, retrouvant sa colère et reprenant sonépée.

– Oui, moi, répéta le groshomme. »

Mais, pendant cette conversation, oùl’historien regrette d’avoir compromis son héros, d’épais nuagesavaient obscurci le ciel ; un orage se préparait. Un éclairrapide brilla, suivi d’un violent coup de tonnerre, et la pluiecommençait à tomber lourdement. Le chevalier, qui tenait encore sonor, vit une goutte d’eau sur son soulier poudreux, grande comme unpetit écu.

« Peste ! dit-il,mettons-nous à l’abri. Il ne s’agit pas de se laissermouiller. » Et il se dirigea lestement vers l’antre duCerbère, ou, si l’on veut, la maison du concierge ; puis là,se jetant sans façon dans le grand fauteuil du conciergemême :

« Dieu ! que vousm’ennuyez ! dit-il, et que je suis malheureux ! Vous meprenez pour un conspirateur, et vous ne comprenez pas que j’ai dansma poche un placet pour Sa Majesté ! Je suis de province, maisvous n’êtes qu’un sot. » Le suisse, pour toute réponse, alladans un coin prendre sa hallebarde, et resta ainsi debout, l’armeau poing.

« Quandpartirez-vous ? »s’écria-t-il d’une voix de stentor. Laquerelle, tour à tour oubliée et reprise, semblait cette foisdevenir tout à fait sérieuse, et déjà les deux grosses mains dusuisse tremblaient étrangement sur sa pique ; qu’allait-iladvenir ? je ne sais, lorsque, tournant tout à coup latête : Ah ! dit le chevalier, qui vientlà ?

Un jeune page, montant un cheval superbe(non pas anglais ; dans ce temps-là les jambes maigresn’étaient pas à la mode), accourait à toute bride et au triplegalop. Le chemin était trempé par la pluie ; la grille n’étaitqu’entr’ouverte. Il y eut une hésitation ; le suisse s’avançaet ouvrit la grille. Le page donna de l’éperon ; le cheval,arrêté un instant, voulut reprendre son train, manqua du pied,glissa sur la terre humide et tomba.

Il est fort peu commode, presquedangereux, de faire relever un cheval tombé à terre. Il n’y acravache qui tienne. La gesticulation des jambes de la bête, quifait ce qu’elle peut, est extrêmement désagréable, surtout lorsquel’on a soi-même une jambe aussi prise sous la selle.

Le chevalier, toutefois, vint à l’aidesans réfléchir à ces inconvénients, et il s’y prit si adroitementque bientôt le cheval fut redressé et le cavalier dégagé. Maiscelui-ci était couvert de boue, et ne pouvait qu’à peine marcher enboitant. Transporté, tant bien que mal, dans la maison du suisse,et assis à son tour dans le grand fauteuil :

« Monsieur, dit-il auchevalier, vous êtes gentilhomme, à coup sûr. Vous m’avez rendu ungrand service, mais vous m’en pouvez rendre un plus grand encore.Voici un message du roi pour madame la marquise, et ce message esttrès pressé, comme vous le voyez, puisque mon cheval et moi, pouraller plus vite, nous avons failli nous rompre le cou. Vouscomprenez que, fait comme je suis, avec une jambe écloppée, je nesaurais porter ce papier. Il faudrait, pour cela, me faire portermoi-même. Voulez-vous y aller à ma place ? » En mêmetemps, il tirait de sa poche une grande enveloppe doréed’arabesques, accompagnée du sceau royal.

xhtml:span<xhtml:spanstyle= »font-family:\ »>« </xhtml:span>Très volontiers,monsieur, » répondit le chevalier, prenant l’enveloppe. Et,leste et léger comme une plume, il partit en courant sur la pointedu pied.</xhtml:p> </xhtml:div>

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