Nouvelles et Contes – Tome II

IV

Le triste effet produit par mon chant nelaissait pas que de m’attrister. « Hélas ! musique,hélas ! poésie, me répétais-je en regagnant Paris, qu’il y apeu de cœurs qui vous comprennent ! »

En faisant ces réflexions, je me cognai latête contre celle d’un oiseau qui volait dans le sens opposé aumien. Le choc fut si rude et si imprévu, que nous tombâmes tousdeux sur la cime d’un arbre qui, par bonheur, se trouva là. Aprèsque nous nous fûmes un peu secoués, je regardai le nouveau venu,m’attendant à une querelle. Je vis avec surprise qu’il était blanc.À la vérité, il avait la tête un peu plus grosse que moi, et, surle front, une espèce de panache qui lui donnait un airhéroï-comique ; de plus, il portait sa queue fort en l’air,avec une grande magnanimité : du reste, il ne me parutnullement disposé à la bataille. Nous nous abordâmes fortcivilement, et nous nous fîmes de mutuelles excuses, après quoinous entrâmes en conversation. Je pris la liberté de lui demanderson nom et de quel pays il était.

« Je suis étonné, me dit-il, que vous neme connaissiez pas. Est-ce que vous n’êtes pas desnôtres ?

– En vérité, monsieur, répondis-je, je nesais pas desquels je suis. Tout le monde me demande et me dit lamême chose ; il faut que ce soit une gageure qu’on aitfaite.

– Vous voulez rire, répliqua-t-il ;votre plumage vous sied trop bien pour que je méconnaisse unconfrère. Vous appartenez infailliblement à cette race illustre etvénérable qu’on nomme en latin cacuata, en langue savantekakatoès, et en jargon vulgaire catacois.

– Ma foi, monsieur, cela est possible, etce serait bien de l’honneur pour moi. Mais ne laissez pas de fairecomme si je n’en étais pas, et daignez m’apprendre à qui j’ai lagloire de parler.

– Je suis, répondit l’inconnu, le grandpoète Kacatogan. J’ai fait de puissants voyages, monsieur, destraversées arides et de cruelles pérégrinations. Ce n’est pasd’hier que je rime, et ma muse a eu des malheurs. J’ai fredonnésous Louis XVI, monsieur, j’ai braillé pour la République, j’ainoblement chanté l’Empire, j’ai discrètement loué la Restauration,j’ai même fait un effort dans ces derniers temps, et je me suissoumis, non sans peine, aux exigences de ce siècle sans goût. J’ailancé dans le monde des distiques piquants, des hymnes sublimes, degracieux dithyrambes, de pieuses élégies, des drames chevelus, desromans crépus, des vaudevilles poudrés et des tragédies chauves. Enun mot, je puis me flatter d’avoir ajouté au temple des Musesquelques festons galants, quelques sombres créneaux et quelquesingénieuses arabesques. Que voulez-vous ! je me suis faitvieux. Mais je rime encore vertement, monsieur, et, tel que vous mevoyez, je rêvais à un poëme en un chant, qui n’aura pas moins desix cents pages, quand vous m’avez fait une bosse au front. Dureste, si je puis vous être bon à quelque chose, je suis tout àvotre service.

– Vraiment, monsieur, vous le pouvez,répliquai-je, car vous me voyez en ce moment dans un grand embarraspoétique. Je n’ose dire que je sois un poète, ni surtout un aussigrand poète que vous, ajoutai-je en le saluant, mais j’ai reçu dela nature un gosier qui me démange quand je me sens bien aise ouque j’ai du chagrin. À vous dire la vérité, j’ignore absolument lesrègles.

– Je les ai oubliées, dit Kacatogan, nevous inquiétez pas de cela.

– Mais il m’arrive, repris-je, une chosefâcheuse : c’est que ma voix produit sur ceux qui l’entendentà peu près le même effet que celle d’un certain Jean de Nivellesur… Vous savez ce que je veux dire ?

– Je le sais, dit Kacatogan ; jeconnais par moi-même cet effet bizarre. La cause ne m’en est pasconnue, mais l’effet est incontestable.

– Eh bien ! monsieur, vous qui mesemblez être le Nestor de la poésie, sauriez-vous, je vous prie, unremède à ce pénible inconvénient ?

– Non, dit Kacatogan, pour ma part, jen’en ai jamais pu trouver. Je m’en suis fort tourmenté étant jeune,à cause qu’on me sifflait toujours ; mais, à l’heure qu’ilest, je n’y songe plus. Je crois que cette répugnance vient de ceque le public en lit d’autres que nous : cela le distrait…

– Je le pense comme vous ; mais vousconviendrez, monsieur, qu’il est dur, pour une créature bienintentionnée, de mettre les gens en fuite dès qu’il lui prend unbon mouvement. Voudriez-vous me rendre le service de m’écouter, etme dire sincèrement votre avis ?

– Très volontiers, dit Kacatogan ;je suis tout oreilles. »

Je me mis à chanter aussitôt, et j’eus lasatisfaction de voir que Kacatogan ne s’enfuyait ni ne s’endormait.Il me regardait fixement, et, de temps en temps, il inclinait latête d’un air d’approbation, avec une espèce de murmure flatteur.Mais je m’aperçus bientôt qu’il ne m’écoutait pas, et qu’il rêvaità son poème. Profitant d’un moment où je reprenais haleine, ilm’interrompit tout à coup.

« Je l’ai pourtant trouvée, cetterime ! dit-il en souriant et en branlant la tête ; c’estla soixante mille sept cent quatorzième qui sort de cettecervelle-là ! Et l’on ose dire que je vieillis ! Je vaislire cela aux bons amis, je vais le leur lire, et nous verrons cequ’on en dira ! »

Parlant ainsi, il prit son vol et disparut, nesemblant plus se souvenir de m’avoir rencontré.

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