Nouvelles et Contes – Tome II

III

On a dit que les voyages font tort à l’amour,parce qu’ils donnent des distractions ; on a dit aussi qu’ilsle fortifient, parce qu’ils laissent le temps d’y rêver. Lechevalier était trop jeune pour faire de si savantes distinctions.Las de la voiture, à moitié chemin, il avait pris un bidet deposte, et arrivait ainsi vers cinq heures du soir à l’auberge duSoleil, enseigne passée de mode, du temps de Louis XIV.

Il y avait à Versailles un vieux prêtre quiavait été curé près de Neauflette : le chevalier leconnaissait et l’aimait. Ce curé, simple et pauvre, avait un neveuà bénéfices, abbé de cour, qui pouvait être utile. Le chevalieralla donc chez le neveu, lequel, homme d’importance, plongé dansson rabat, reçut fort bien le nouveau venu et ne dédaigna pasd’écouter sa requête.

« Mais, parbleu ! dit-il, vousvenez au mieux. Il y a ce soir opéra à la cour, une espèce de fête,de je ne sais quoi. Je n’y vais pas, parce que je boude lamarquise, afin d’obtenir quelque chose ; mais voici justementun mot de M. le duc d’Aumont, que je lui avais demandé pourquelqu’un, je ne sais plus qui. Allez là. Vous n’êtes pas encoreprésenté, il est vrai, mais pour le spectacle cela n’est pasnécessaire. Tâchez de vous trouver sur le passage du roi au petitfoyer. Un regard, et votre fortune est faite. Le chevalier remercial’abbé, et, fatigué d’une nuit mal dormie et d’une journée àcheval, il fit, devant un miroir d’auberge, une de ces toilettesnonchalantes qui vont si bien aux amoureux. Une servante peuexpérimentée l’accommoda du mieux qu’elle put, et couvrit de poudreson habit pailleté. Il s’achemina ainsi vers le hasard. Il avaitvingt ans.

La nuit tombait lorsqu’il arriva auchâteau. Il s’avança timidement vers la grille et demanda sonchemin à la sentinelle. On lui montra le grand escalier. Là, ilapprit du suisse que l’opéra venait de commencer, et que le roi,c’est-à-dire tout le monde, était dans la salle[7].

– Si monsieur le marquis veut traverserla cour, ajouta le suisse (à tout hasard, on donnait du marquis),il sera au spectacle dans un instant. S’il aime mieux passer parles appartements… »

Le chevalier ne connaissait point le palais.La curiosité lui fit répondre d’abord qu’il passerait par lesappartements ; puis, comme un laquais se disposait à le suivrepour le guider, un mouvement de vanité lui fit ajouter qu’iln’avait que faire d’être accompagné. Il s’avança seul donc, nonsans quelque émotion.

Versailles resplendissait de lumière. Durez-de-chaussée jusqu’au faîte, les lustres, les girandoles, lesmeubles dorés, les marbres étincelaient. Hormis aux appartements dela reine, les deux battants étaient ouverts partout. À mesure quele chevalier marchait, il était frappé d’un étonnement et d’uneadmiration difficiles à imaginer ; car ce qui rendait tout àfait merveilleux le spectacle qui s’offrait à lui, ce n’était passeulement la beauté, l’éclat de ce spectacle même, c’était lacomplète solitude où il se trouvait dans cette sorte de désertenchanté.

À se voir seul, en effet, dans une vasteenceinte, que ce soit dans un temple, un cloître ou un château, ily a quelque chose de bizarre, et, pour ainsi dire, de mystérieux.Le monument semble peser sur l’homme : les murs leregardent ; les échos l’écoutent ; le bruit de ses pastrouble un si grand silence, qu’il en ressent une crainteinvolontaire, et n’ose marcher qu’avec respect.

Ainsi d’abord fit le chevalier ; maisbientôt la curiosité prit le dessus et l’entraîna. Les candélabresde la galerie des Glaces, en se mirant, se renvoyaient leurs feux.On sait combien de milliers d’amours, que de nymphes et de bergèresse jouaient alors sur les lambris, voltigeaient aux plafonds, etsemblaient enlacer d’une immense guirlande le palais tout entier.Ici de vastes salles, avec des baldaquins en velours semé d’or, etdes fauteuils de parade conservant encore la roideur majestueuse dugrand roi ; là des ottomanes chiffonnées, des pliants endésordre autour d’une table de jeu ; une suite infinie desalons toujours vides, où la magnificence éclatait d’autant mieuxqu’elle semblait plus inutile ; de temps en temps des portessecrètes s’ouvrant sur des corridors à perte de vue ; milleescaliers, mille passages se croisant comme dans unlabyrinthe ; des colonnes, des estrades faites pour desgéants ; des boudoirs enchevêtrés comme des cachettesd’enfants ; une énorme toile de Vanloo près d’une cheminée deporphyre ; une boîte à mouches oubliée à côté d’un magot de laChine ; tantôt une grandeur écrasante, tantôt une grâceefféminée ; et partout, au milieu du luxe, de la prodigalitéet de la mollesse, mille odeurs enivrantes, étranges et diverses,les parfums mêlés des fleurs et des femmes, une tiédeur énervante,l’air de la volupté.

Être en pareil lieu à vingt ans, au milieu deces merveilles, et s’y trouver seul, il y avait à coup sûr de quoiêtre ébloui. Le chevalier avançait au hasard, comme dans unrêve.

« Vrai palais de fées ! »murmurait-il ; et, en effet, il lui semblait voir se réaliserpour lui un de ces contes où les princes égarés découvrent deschâteaux magiques. Était-ce bien des créatures mortelles quihabitaient ce séjour sans pareil ? Était-ce des femmesvéritables qui venaient de s’asseoir dans ces fauteuils, et dontles contours gracieux avaient laissé à ces coussins cette empreintelégère, pleine encore d’indolence ? Qui sait ? derrièreces rideaux épais, au fond de quelque immense et brillante galerie,peut-être allait-il apparaître une princesse endormie depuis centans, une fée en paniers, une Armide en paillettes, ou quelquehamadryade de cour, sortant d’une colonne de marbre, entr’ouvrantun lambris doré !

Étourdi, malgré lui, par toutes ceschimères, le chevalier, pour mieux rêver, s’était jeté sur un sofa,et il s’y serait peut-être oublié longtemps, s’il ne s’étaitsouvenu qu’il était amoureux. Que faisait, pendant ce temps-là,mademoiselle d’Annebault, sa bien-aimée, restée, elle, dans unvieux château ?

« Athénaïs !s’écria-t-il tout à coup, que fais-je ici à perdre mon temps ?Ma raison est-elle égarée ? Où suis-je donc, grand Dieu !et que se passe-t-il en moi ? » Il se leva et continuason chemin à travers ce pays nouveau, et il s’y perdit, cela vasans dire. Deux ou trois laquais, parlant à voix basse, luiapparurent au fond d’une galerie. Il s’avança vers eux et leurdemanda sa route pour aller à la comédie.

« Si monsieur le marquis, luirépondit-on (toujours d’après la même formule), veut bien prendrela peine de descendre par cet escalier et de suivre la galerie àdroite, il trouvera au bout trois marches à monter ; iltournera alors à gauche, et quand il aura traversé le salon deDiane, celui d’Apollon, celui des Muses et celui du Printemps, ilredescendra encore six marches ; puis, en laissant à droite lasalle des gardes, comme pour gagner l’escalier des ministres, il nepeut manquer de rencontrer là d’autres huissiers qui luiindiqueront le chemin. – Bien obligé, dit le chevalier, et,avec de si bons renseignements, ce sera bien ma faute si je ne m’yretrouve pas. »

Il se remit en marche avec courage,s’arrêtant toujours malgré lui pour regarder de côté et d’autre,puis se rappelant de nouveau ses amours ; enfin, au bout d’ungrand quart d’heure, ainsi qu’on le lui avait annoncé, il trouva denouveaux laquais.

« Monsieur le marquis s’esttrompé, lui dirent ceux-ci, c’est par l’autre aile du château qu’ilaurait fallu prendre ; mais rien n’est plus facile que de laregagner. Monsieur n’a qu’à descendre cet escalier, puis iltraversera le salon des Nymphes, celui de l’Été, celui de…– Je vous remercie, dit le chevalier. »

« Et je suis bien sot,pensa-t-il encore, d’interroger ainsi les gens comme un badaud. Jeme déshonore en pure perte, et quand, par impossible, ils ne semoqueraient pas de moi, à quoi me sert leur nomenclature, et tousles sobriquets pompeux de ces salons dont je ne connais pasun ? » Il prit le parti d’aller droit devant lui, autantque faire se pourrait. « Car, après tout, se disait-il,ce palais est fort beau, il est très grand, mais il n’est pas sansbornes, et, fût-il long comme trois fois notre garenne, il faudrabien que j’en voie la fin. » Mais il n’est pas facile, àVersailles, d’aller longtemps droit devant soi, et cettecomparaison rustique de la royale demeure avec une garenne déplutpeut-être aux nymphes de l’endroit, car elles recommencèrent deplus belle à égarer le pauvre amoureux, et, sans doute pour lepunir, elles prirent plaisir à le faire tourner et retourner surses propres pas, le ramenant sans cesse à la même place, justementcomme un campagnard fourvoyé dans une charmille ; c’est ainsiqu’elles l’enveloppaient dans leur dédale de marbre etd’or.

Dans les Antiquités de Rome, dePiranési, il y a une série de gravures que l’artiste appelle« ses rêves », et qui sont un souvenir de ses propresvisions durant le délire d’une fièvre. Ces gravures représentent devastes salles gothiques : sur le pavé sont toutes sortesd’engins et de machines, roues, câbles, poulies, leviers,catapultes, etc., etc., expression d’énorme puissance mise enaction et de résistance formidable. Le long des murs vous apercevezun escalier et, sur cet escalier, grimpant, non sans peine,Piranési lui-même. Suivez les marches un peu plus haut, elless’arrêtent tout à coup devant un abîme. Quoi qu’il soit advenu dupauvre Piranési, vous le croyez du moins au bout de son travail,car il ne peut faire un pas de plus sans tomber ; mais levezles yeux, et vous voyez un second escalier qui s’élève en l’air,et, sur cet escalier encore, Piranési sur le bord d’un autreprécipice. Regardez encore plus haut, et un escalier encore plusaérien se dresse devant vous, et encore le pauvre Piranésicontinuant son ascension, et ainsi de suite, jusqu’à ce quel’éternel escalier et Piranési disparaissent ensemble dans lesnues, c’est-à-dire dans le bord de la gravure.

Cette fiévreuse allégorie représenteassez exactement l’ennui d’une peine inutile, et l’espèce devertige que donne l’impatience. Le chevalier, voyageant toujours desalon en salon et de galerie en galerie, fut pris d’une sorte decolère.

« Parbleu ! dit-il,voilà qui est cruel. Après avoir été si charmé, si ravi, sienthousiasmé de me trouver seul dans ce maudit palais (ce n’étaitplus le palais des fées), je n’en pourrai donc pas sortir !Peste soit de la fatuité qui m’a inspiré cette idée d’entrer icicomme le prince Fanfarinet avec ses bottes d’or massif, au lieu dedire au premier laquais venu de me conduire tout bonnement à lasalle de spectacle ! » Lorsqu’il ressentait ces regretstardifs, le chevalier était, comme Piranési, à la moitié d’unescalier, sur un palier, entre trois portes. Derrière celle dumilieu, il lui sembla entendre un murmure si doux, si léger, sivoluptueux, pour ainsi dire, qu’il ne put s’empêcher d’écouter. Aumoment où il s’avançait, tremblant de prêter une oreilleindiscrète, cette porte s’ouvrit à deux battants. Une bouffée d’airembaumée de mille parfums, un torrent de lumière à faire pâlir lagalerie des Glaces, vinrent le frapper si soudainement qu’il reculade quelques pas.

« Monsieur le marquis veut-ilentrer ? demanda l’huissier qui avait ouvert la porte.– Je voudrais aller à la comédie, répondit lechevalier.

– Elle vient de finir à l’instantmême. »

En même temps, de fort belles dames,délicatement plâtrées de blanc et de carmin, donnant, non pas lebras, ni même la main, mais le bout des doigts à de vieux et jeunesseigneurs, commençaient à sortir de la salle de spectacle, ayantgrand soin de marcher de profil pour ne pas gâter leurs paniers.Tout ce monde brillant parlait à voix basse, avec une demi-gaieté,mêlée de crainte et de respect.

« Qu’est-ce donc ? ditle chevalier, ne devinant pas que le hasard l’avait conduitprécisément au petit foyer. – Le roi va passer, »répondit l’huissier.

Il y a une sorte d’intrépidité qui nedoute de rien, elle n’est que trop facile : c’est le couragedes gens mal élevés. Notre jeune provincial, bien qu’il fûtraisonnablement brave, ne possédait pas cette faculté. À ces seulsmots : « Le roi va passer, » il resta immobile etpresque effrayé.

Le roi Louis XV, qui faisait à cheval, àla chasse, une douzaine de lieues sans y prendre garde, était,comme l’on sait, souverainement nonchalant. Il se vantait, non sansraison, d’être le premier gentilhomme de France ; et sesmaîtresses lui disaient, non sans cause, qu’il en était le mieuxfait et le plus beau. C’était une chose considérable que de le voirquitter son fauteuil, et daigner marcher en personne. Lorsqu’iltraversa le foyer, avec un bras posé ou plutôt étendu sur l’épaulede M. d’Argenson, pendant que son talon rouge glissait sur leparquet (il avait mis cette paresse à la mode), toutes leschuchoteries cessèrent ; les courtisans baissaient la tête,n’osant pas saluer tout à fait, et les belles dames, se repliantdoucement sur leurs jarretières couleur de feu, au fond de leursimmenses falbalas, hasardaient ce bonsoir coquet que nosgrand’mères appelaient une révérence, et que notre siècle aremplacé par le brutal « shakehand » desAnglais.

Mais le roi ne se souciait de rien, etne voyait que ce qui lui plaisait. Alfiéri était peut-être là, quiraconte ainsi sa présentation à Versailles, dans sesMémoires :

« Je savais que le roi ne parlaitjamais aux étrangers qui n’étaient pas marquants ; je ne puscependant me faire à l’impassible et sourcilleux maintien de LouisXV. Il toisait l’homme qu’on lui présentait de la tête aux pieds,et il avait l’air de n’en recevoir aucune impression. Il me semblecependant que, si l’on disait à un géant : Voici unefourmi que je vous présente, en la regardant il sourirait, oudirait peut-être : Ah ! le petitanimal ! »

Le taciturne monarque passa donc àtravers ces fleurs, ces belles dames, et toute cette cour, gardantsa solitude au milieu de la foule. Il ne fallut pas au chevalier delongues réflexions pour comprendre qu’il n’avait rien à espérer duroi, et que le récit de ses amours n’obtiendrait là aucunsuccès.

« Malheureux que jesuis ! pensa-t-il, mon père n’avait que trop raison lorsqu’ilme disait qu’à deux pas du roi je verrais un abîme entre lui etmoi. Quand bien même je me hasarderais à demander une audience, quime protégera ? qui me présentera ? Le voilà, ce maîtreabsolu qui peut d’un mot changer ma destinée, assurer ma fortune,combler tous mes souhaits. Il est là, devant moi ; en étendantla main, je pourrais toucher sa parure,… et je me sens plus loin delui que si j’étais encore au fond de ma province ! Comment luiparler ? comment l’aborder ? Qui viendra donc à monsecours ? » Pendant que le chevalier se désolait ainsi,il vit entrer une jeune dame assez jolie, d’un air plein de grâceet de finesse ; elle était vêtue fort simplement, d’une robeblanche, sans diamants ni broderies, avec une rose sur l’oreille.Elle donnait la main à un seigneur tout à l’ambre, commedit Voltaire, et lui parlait tout bas derrière son éventail. Or lehasard voulut qu’en causant, en riant et en gesticulant, cetéventail vint à lui échapper et à tomber sous un fauteuil,précisément devant le chevalier. Il se précipita aussitôt pour leramasser, et comme, pour cela, il avait mis un genou en terre, lajeune dame lui parut si charmante, qu’il lui présenta l’éventailsans se relever. Elle s’arrêta, sourit et passa, remerciant d’unléger signe de tête ; mais, au regard qu’elle avait jeté surle chevalier, il sentit battre son cœur sans savoir pourquoi. – Ilavait raison. – Cette jeune dame était la petite d’Étioles, commel’appelaient encore les mécontents, tandis que les autres, enparlant d’elle, disaient « la Marquise » comme on dit« la Reine ».

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer