Nouvelles et Contes – Tome II

III

Il serait difficile de peindre l’espèce deconsternation qui frappa Tristan et son frère en apprenant la mortde l’homme qu’ils avaient un si grand désir de retrouver. Ce n’estjamais, quoi qu’on en dise, une chose indifférente que la mort. Onne la brave pas sans courage, on ne la voit pas sans horreur, et ilest même douteux qu’un gros héritage puisse rendre vraimentagréable sa hideuse figure, dans le moment où elle se présente.Mais quand elle nous enlève subitement quelque bien ou quelqueespérance, quand elle se mêle de nos affaires et nous prend dansles mains ce que nous croyons tenir, c’est alors surtout qu’on sentsa puissance, et que l’homme reste muet devant le silenceéternel.

Saint-Aubin avait été tué en Algérie, dans unerazzia. Après s’être fait raconter, tant bien que mal, par les gensde l’hôtel, les détails de cet événement, les deux frères reprirenttristement le chemin de la maison qu’ils habitaient à Paris.

« Que faire maintenant ? ditTristan ; je croyais n’avoir, pour sortir d’embarras, qu’unmot à dire à un honnête homme, et il n’est plus. Pauvregarçon ! je m’en veux à moi-même de ce qu’un motif d’intérêtpersonnel se mêle au chagrin que me cause sa mort. C’était un braveet digne officier ; nous avions bivouaqué et trinqué ensemble.Ayez donc trente ans, une vie sans reproche, une bonne tête et unsabre au côté, pour aller vous faire assassiner par un Bédouin enembuscade ! Tout est fini, je ne songe plus à rien, je ne veuxpas m’occuper d’un conte quand j’ai à pleurer un ami. Que toutesles marquises du monde disent ce qui leur plaira.

– Ton chagrin est juste, réponditArmand ; je le partage et je le respecte ; mais, tout enregrettant un ami et en méprisant une coquette, il ne faut pourtantrien oublier. Le monde est là, avec ses lois ; il ne voit niton dédain ni tes larmes ; il faut lui répondre dans salangue, ou, tout au moins, l’obliger à se taire.

– Et que veux-tu que j’imagine ? Oùveux-tu que je trouve un témoin, une preuve quelconque, un être ouune chose qui puisse parler pour moi ? Tu comprends bien queSaint-Aubin, lorsqu’il est venu me trouver pour s’expliquer engalant homme sur une aventure de grisette, n’avait pas amené aveclui tout son régiment. Les choses se sont passées entête-à-tête ; si elles eussent dû devenir sérieuses, certes,alors, les témoins seraient là ; mais nous nous sommes donnéune poignée de main, et nous avons déjeuné ensemble ; nousn’avions que faire d’inviter personne.

– Mais il n’est guère probable, repritArmand, que cette sorte de querelle et de réconciliation soitdemeurée tout à fait secrète. Quelques amis communs ont dû laconnaître. Rappelle-toi, cherche dans les souvenirs.

– Et à quoi bon ? quand même, encherchant bien, je pourrais retrouver quelqu’un qui se souvînt decette vieille histoire, ne veux-tu pas que j’aille me faire donnerpar le premier venu une espèce d’attestation comme quoi je ne suispas un poltron ? Avec Saint-Aubin, je pouvais agir sanscrainte ; tout se demande à un ami. Mais quel rôlejouerais-je, à l’heure qu’il est, en allant dire à un de noscamarades : « Vous rappelez-vous une petite fille,un bal, une querelle de l’an passé ? On se moquerait de moi,et on aurait raison. » – C’est vrai ; et cependantil est triste de laisser une femme, et une femme orgueilleuse,vindicative et offensée, tenir impunément de méchantspropos.

– Oui, cela est triste plus qu’onne peut le dire. À une insulte faite par un homme on répond par uncoup d’épée. Contre toute espèce d’injure, publique ou non,… mêmeimprimée, on peut se défendre ; mais quelle ressource a-t-oncontre une calomnie sourde, répétée dans l’ombre, à voix basse, parune femme malfaisante qui veut vous nuire ? C’est là letriomphe de la lâcheté. C’est là qu’une pareille créature, danstoute la perfidie du mensonge, dans toute la sécurité del’impudence, vous assassine à coups d’épingle ; c’est làqu’elle ment avec tout l’orgueil, toute la joie de la faiblesse quise venge ; c’est là qu’elle glisse à loisir, dans l’oreilled’un sot qu’elle cajole, une infamie étudiée, revue et augmentéepar l’auteur ; et cette infamie fait son chemin, cela serépète, se commente, et l’honneur, le bien du soldat, l’héritagedes aïeux, le patrimoine des enfants, est mis en question pour unetelle misère ! »

Tristan parut réfléchir pendant quelquetemps, puis il ajouta d’un ton à demi sérieux, à demiplaisant :

« J’ai envie de me battreavec la Bretonnière. – À propos de quoi ? dit Armand, quine put s’empêcher de rire. Que t’a fait ce pauvre diable dans toutcela ?

– Ce qu’il m’a fait, c’est qu’ilest très possible qu’il soit au courant de mes affaires. Il estassez dans les initiés, et passablement curieux de sa nature ;je ne serais pas du tout surpris que la marquise le prît pourconfident.

– Tu avoueras du moins que ce n’estpas sa faute si on lui raconte une histoire, et qu’il n’en est pasresponsable.

– Bah ! et s’il s’en faitl’éditeur ? Cet homme-là, qui n’est qu’une mouche du coche,est plus jaloux cent fois de madame de Vernage que s’il était sonmari ; et, en supposant qu’elle lui récite ce beau romaninventé sur mon compte, crois-tu qu’il s’amuse à en garder lesecret ?

– À la bonne heure, mais encorefaudrait-il être sûr d’abord qu’il en parle, et même, dans cecas-là, je ne vois guère qu’il puisse être juste de chercherquerelle à quelqu’un parce qu’il répète ce qu’il a entendu dire.Quelle gloire y aurait-il d’ailleurs à faire peur à laBretonnière ? Il ne se battrait certainement pas, et,franchement, il serait dans son droit.

– Il se battrait. Ce garçon-là megêne ; il est ennuyeux, il est de trop dans cemonde.

– En vérité, mon cher Tristan, tuparles comme un homme qui ne sait à qui s’en prendre. Ne dirait-onpas, à t’entendre, que tu cherches une affaire d’honneur pourrétablir ta réputation, ou que tu as besoin d’une balafre pour lamontrer à ta maîtresse, comme un étudiantallemand ?

– Mais, aussi, c’est que je metrouve dans une situation vraiment intolérable. On m’accuse, on medéshonore, et je n’ai pas un moyen de me venger ! Si jecroyais réellement… »

Les deux jeunes gens passaient en cetinstant sur le boulevard, devant la boutique d’un bijoutier.Tristan s’arrêta de nouveau, tout à coup, pour regarder un braceletplacé dans l’étalage.

« Voilà une chose étrange,dit-il.

– Qu’est-ce que c’est ?veux-tu te battre aussi avec la fille de comptoir ?

– Non pas, mais tu me conseillaisde chercher dans mes souvenirs. En voici un qui se présente. Tuvois bien ce bracelet d’or qui, du reste, n’a rien demerveilleux : un serpent avec deux turquoises. Dans le momentde ma dispute avec Saint-Aubin, il venait de commander, chez cemême marchand, dans cette boutique, un bracelet comme celui-là,lequel bracelet était destiné à cette grisette dont il s’occupait,et qui avait failli nous brouiller ; lorsque, après notrequerelle vidée, nous eûmes déjeuné ensemble : « Parbleu,me dit-il en riant, tu viens de m’enlever la reine de mes pensées àl’instant où je me disposais à lui faire un cadeau ; c’étaitun petit bracelet avec mon nom gravé en dedans ; mais, ma foi,elle ne l’aura pas. Si tu veux le lui donner, je te le cède ;puisque tu es le préféré, il faut que tu payes ta bienvenue. –Faisons mieux, répondis-je ; soyons de moitié dans l’envoi quetu comptais lui faire. – Tu as raison, reprit-il ; mon nom estdéjà sur la plaque, il faut que le tien y soit gravé aussi, et, ensigne de bonne amitié, nous y ferons ajouter la date. » Ainsifut dit, ainsi fut fait. La date et les deux noms, écrits sur lebracelet, furent envoyés à la demoiselle, et doivent actuellementexister quelque part en la possession de mademoiselle Javotte(c’est le nom de notre héroïne), à moins qu’elle ne l’ait vendupour aller dîner.

– À merveille ! s’écriaArmand ; cette preuve que tu cherchais est toute trouvée. Ilfaut maintenant que ce bracelet reparaisse. Il faut que la marquisevoie les deux signatures, et le jour bien spécifié. Il faut quemademoiselle Javotte elle-même témoigne au besoin de la vérité etde l’identité de la chose. N’en est-ce pas assez pour prouverclairement que rien de sérieux n’a pu se passer entre Saint-Aubinet toi ? Certes, deux amis qui, pour se divertir, font unpareil cadeau à une femme qu’ils se disputent, ne sont pas bien encolère l’un contre l’autre, et il devient alors évident…

– Oui, tout cela est très bien, ditTristan ; ta tête va plus vite que la mienne ; mais pourexécuter cette grande entreprise, ne vois-tu pas qu’avant deretrouver ce bracelet si précieux, il faudrait commencer parretrouver Javotte ? Malheureusement ces deux découvertessemblent également difficiles. Si, d’un côté, la jeune personne estsujette à perdre ses nippes, elle est capable, d’une autre part, des’égarer fort elle-même. Chercher, après un an d’intervalle, unegrisette perdue sur le pavé de Paris, et, dans le tiroir de cettegrisette, un gage d’amour fabriqué en métal, cela me paraîtau-dessus de la puissance humaine ; c’est un rêve impossible àréaliser.

– Pourquoi ? repritArmand ; essayons toujours. Vois comme le hasard, de lui-même,te fournit l’indice qu’il te fallait ; tu avais oublié cebracelet ; il te le met presque devant les yeux, ou du moins,il te le rappelle. Tu cherchais un témoin, le voilà, il estirrécusable ; ce bracelet dit tout, ton amitié pourSaint-Aubin, son estime pour toi, le peu de gravité de l’affaire.La Fortune est femme, mon cher ; quand elle fait des avances,il faut en profiter. Penses-y, tu n’as que ce moyen d’imposersilence à madame de Vernage ; mademoiselle Javotte et sonserpentin bleu sont ta seule et unique ressource. Paris est grand,c’est vrai, mais nous avons du temps. Ne le perdons pas ; etd’abord, où demeurait jadis cette demoiselle ?

– À te dire vrai, je n’en sais plusrien ; c’était, je crois, dans un passage, une espèce desquare, de cité.

– Entrons chez le bijoutier, etquestionnons-le. Les marchands ont quelquefois une mémoireincroyable ; ils se souviennent des gens après des années,surtout de ceux qui ne les payent pas très bien. »

Tristan se laissa conduire par sonfrère ; tous deux entrèrent dans la boutique. Ce n’était pasune chose facile que de rappeler au marchand un objet de peu devaleur acheté chez lui il y avait longtemps. Il ne l’avait pourtantpas oublié, à cause de la singularité des deux nomsréunis.

« Je me souviens, en effet, dit-il,d’un petit bracelet que deux jeunes gens m’ont commandé l’hiverdernier, et je reconnais bien monsieur. Mais quant à savoir où cebracelet a été porté, et à qui, je n’en peux rien dire.

– C’était à une demoiselle Javotte,dit Armand, qui devait demeurer dans un passage.

– Attendez, » reprit lebijoutier. Il ouvrit son livre, le feuilleta, réfléchit, seconsulta, et finit par dire : « C’est celamême ; mais ce n’est point le nom de Javotte que je trouve surmon livre. C’est le nom de madame de Monval, cité Bergère, 4.– Vous avez raison dit Tristan, elle se faisait appelerainsi ; ce nom de Monval m’était sorti de la tête ;peut-être avait-elle le droit de le porter, car son titre deJavotte n’était, je crois, qu’un sobriquet. Travaillez-vous encorequelquefois pour elle ; vous a-t-elle acheté autrechose ?

– Non, monsieur ; elle m’avendu, au contraire, une chaîne d’argent cassée qu’elleavait.

– Mais point debracelet ?

– Non, monsieur.

– Va pour Monval, dit Armand ;grand merci, monsieur. Et quant à nous, en route pour la citéBergère.

– Je crois, dit Tristan en quittantle bijoutier, qu’il serait bon de prendre un fiacre. J’ai quelquepeur que madame de Monval n’ait changé plusieurs fois de domicile,et que notre course ne soit longue. »

Cette prévision était fondée. Laportière de la cité Bergère apprit aux deux frères que madame deMonval avait déménagé depuis longtemps, qu’elle s’appelait àprésent mademoiselle Durand, ouvrière en robes, et qu’elledemeurait rue Saint-Jacques.

« Est-elle à son aise ?a-t-elle de quoi vivre ? demanda Armand, poursuivi par lacrainte du bracelet vendu.

– Oh ! oui, monsieur, ellefait beaucoup de dépense ; elle avait ici un logement complet,des meubles d’acajou et une batterie de cuisine. Elle voyaitbeaucoup de militaires, toutes personnes décorées et très comme ilfaut. Elle donnait quelquefois de très jolis dîners qu’on faisaitvenir du café Vachette. Tous ces messieurs étaient bien gais, et ily en avait un qui avait une bien belle voix ; il chantaitcomme un vrai artiste de l’Académie. Du reste, monsieur, il n’y ajamais eu rien à dire sur le compte de madame de Monval. Elleétudiait aussi pour être artiste ; c’était moi qui faisais sonménage, et elle ne sortait jamais qu’en citadine.

– Fort bien, dit Armand ;allons rue Saint-Jacques. »

« Mademoiselle Durand ne logeplus ici, répondit la seconde portière ; il y a six moisqu’elle s’en est allée, et nous ne savons guère trop où elle est.Ce ne doit pas être dans un palais, car elle n’est pas partie encarrosse, et elle n’emportait pas grand’chose. – Est-cequ’elle menait une vie malheureuse ?

– Oh ! mon Dieu, une vie bienpauvre. Elle n’était guère à l’aise, cette demoiselle. Elledemeurait là au fond de l’allée, sur la cour, derrière lafruitière. Elle travaillait toute la sainte journée ; elle negagnait guère et elle avait bien du mal. Elle allait au marché lematin, et elle faisait sa soupe elle-même sur un petit fourneauqu’elle avait. On ne peut pas dire qu’elle manquait de soin, maiscela sentait toujours les choux dans sa chambre. Il y a une dame endeuil qui est venue, une de ses tantes, qui l’a emmenée ; nouscroyons qu’elle s’est mise aux sœurs du Bon-Pasteur. La lingère ducoin vous dira peut-être cela : c’était elle quil’employait.

– Allons chez la lingère, ditArmand ; mais les choux sont de mauvaisaugure. »

Le troisième renseignement recueilli surJavotte ne fut pas d’abord plus satisfaisant que les deux premiers.Moyennant une petite somme que sa famille avait trouvé moyen defournir, elle était entrée, en effet, au couvent des sœurs duBon-Pasteur, et y avait passé environ trois mois. Comme sa conduiteétait bonne, la protection de quelques personnes charitablesl’avait fait admettre par les sœurs, qui lui montraient beaucoup debonté et qui n’avaient qu’à se louer de son obéissance.« Malheureusement, disait la lingère, cette pauvre enfant aune tête si vive qu’il ne lui est pas possible de rester en place.C’était une grande faveur pour elle que d’avoir été reçue commepensionnaire par les religieuses. Tout le monde disait du biend’elle, et elle remplissait régulièrement ses devoirs de religion,en même temps qu’elle travaillait très bien, car c’est une bonneouvrière. Mais tout d’un coup sa tête est partie ; elle ademandé à s’en aller. Vous comprenez, monsieur, que dans cetemps-ci un couvent n’est pas une prison ; on lui a ouvert lesportes, et elle s’est envolée.

– Et vous ignorez ce qu’elle estdevenue ?

– Pas tout à fait, répondit enriant la lingère. Il y a une de mes demoiselles qui l’a rencontréeau Ranelagh. Elle se fait appeler maintenant Amélina Rosenval. Jecrois qu’elle demeure rue de Bréda, et qu’elle est figurante auxFolies-Dramatiques. »

Tristan commençait à se décourager.« Laissons tout cela, dit-il à son frère. À la tournure queprennent les choses, nous n’en aurons jamais fini. Qui sait simademoiselle Durand, madame de Monval, madame Rosenval, n’est pasen Chine ou à Quimper-Corentin ?

– Il faut y aller voir, disaittoujours Armand. Nous avons trop fait pour nous arrêter. Qui te ditque nous ne sommes pas sur le point de découvrir notrevoyageuse ? Ouvrière ou artiste, nonne ou figurante, je latrouverai. Ne faisons pas comme cet homme qui avait parié detraverser pieds nus un bassin gelé au mois de janvier, et qui,arrivé à moitié chemin, trouva que c’était trop froid et revint surses pas. »

Armand avait raison cette fois. MadameRosenval en personne fut découverte rue de Bréda ; mais il nes’agissait plus, à cette nouvelle adresse, du couvent, ni deschoux, ni du Ranelagh. De figurante qu’elle était naguère, madameRosenval était devenue tout à coup, par la grâce du hasard et d’unancien préfet, personnage important et protecteur des arts,prima donna d’un théâtre de province. Elle habitait depuisquelque temps une assez grande ville du midi de la France, où sontalent, nouvellement découvert, mais généreusement encouragé,faisait les délices des connaisseurs du lieu et l’admiration de lagarnison. Elle se trouvait à Paris en passant, pour contracter, sifaire se pouvait, un engagement dans la capitale. On dit aux deuxjeunes gens, il est vrai, qu’on ne savait pas s’ils pourraient êtrereçus ; mais ils furent introduits par une femme de chambredans un appartement assez riche, d’un goût peu sévère, orné destatuettes, de glaces et de cartons-pâtes, à peu près comme uncafé. La maîtresse du lieu était à sa toilette ; elle fit direqu’on attendît, et qu’elle allait recevoirM. de Berville.

« À présent, je te laisse,dit Armand à son frère ; tu vois que nous sommes venus à boutde notre campagne. C’est à toi de faire le reste ; décidemadame Rosenval à te rendre ton bracelet ; qu’ellel’accompagne d’un mot de sa main qui donne plus de poids à cetterestitution ; reviens armé de cette preuve authentique, etmoquons-nous de la marquise. » Armand sortit sur ces paroles,et Tristan resta seul à se promener dans le somptueux salon deJavotte. Il y était depuis un quart d’heure, lorsque la porte de lachambre à coucher s’ouvrit. Un gros et grand monsieur, à ladémarche grave, à la tête grisonnante, portant des lunettes, unechaîne, un binocle et des breloques de montre, le tout en or,s’avança d’un air affable et majestueux. « Monsieur, dit-il àTristan, j’apprends que vous êtes le parent de madame Rosenval. Sivous voulez prendre la peine d’entrer, elle vous attend dans soncabinet. »

Il fit un léger salut et seretira.

« Peste ! se dit Tristan, ilparaît que Javotte voit à présent meilleure compagnie que dansl’allée de la rue Saint-Jacques. »

Soulevant une portière de soiechamarrée, que lui avait indiquée le monsieur aux lunettes d’or, ilpénétra dans un boudoir tendu en mousseline rose, où madameRosenval, étendue sur un canapé, le reçut d’un air nonchalant.Comme on ne retrouve jamais sans plaisir une femme qu’on a aimée,fût-ce Amélina, fût-ce même Javotte, surtout lorsque l’on s’estdonné tant de peine pour la chercher, Tristan baisa avecempressement la main fort blanche de son ancienne conquête, puis ilprit place à côté d’elle, et débuta, comme cela se devait, par luifaire ses compliments sur ce qu’elle était embellie, qu’il larevoyait plus charmante que jamais, etc… (toutes choses qu’on dit àtoute femme qu’on retrouve, fût-elle devenue plus laide qu’un péchémortel).

« Permettez-moi, ma chère,ajouta-t-il, de vous féliciter sur l’heureux changement qui mesemble s’être opéré dans vos petites affaires. Vous êtes logée icicomme un grand seigneur.

– Vous serez donc toujours unmauvais plaisant, monsieur de Berville ? réponditJavotte ; tout cela est fort simple ; ce n’est qu’unpied-à-terre ; mais je me fais arranger quelque chose là-bas,car vous savez que je perche au diable.

– Oui, j’ai appris que vous étiezau théâtre.

– Mon Dieu, oui, je me suisdécidée. Vous savez que la grande musique, la musique sérieuse, aété l’occupation de toute ma vie. M. le baron, que vous venezde voir, je suppose, sortant d’ici, et qui est un de mes bons amis,m’a persécutée pour prendre un engagement. Que voulez-vous !je me suis laissé faire. Nous jouons toutes sortes de choses, ledrame, le vaudeville, l’opéra.

– On m’a dit cela, repritTristan ; mais j’ai à vous parler d’une affaire assezsérieuse, et, comme votre temps doit être précieux, trouvez bon queje me hâte de profiter de l’occasion que j’ai de vous faire mesconfidences. Vous souvenez-vous d’un certainbracelet ?… »

Tout en parlant, Tristan, pardistraction, jeta les yeux sur la cheminée ; la première chosequ’il y remarqua fut la carte de visite de la Bretonnière,accrochée à la glace.

« Est-ce que vous connaissez cepersonnage-là ? demanda-t-il avec surprise.

– Oui ; c’est un ami dubaron ; je le vois de temps en temps, et je crois même qu’ildîne à la maison aujourd’hui. Mais, de grâce, continuez donc, jevous en prie, et je vous écoute. »

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