Nouvelles et Contes – Tome II

V

Quand le chevalier arriva au château, unsuisse était encore devant le péristyle :

« Ordre du roi, » dit le jeunehomme, qui, cette fois, ne redoutait plus les hallebardes ;et, montrant sa lettre, il entra gaiement au travers d’unedemi-douzaine de laquais. Un grand huissier, planté au milieu duvestibule, voyant l’ordre et le sceau royal, s’inclina gravement,comme un peuplier courbé par le vent, puis, de l’un de ses doigtsosseux, il toucha, en souriant, le coin d’une boiserie.

Une petite porte battante, masquée parune tapisserie, s’ouvrit aussitôt comme d’elle-même. L’homme osseuxfit un signe obligeant : le chevalier entra et la tapisserie,qui s’était entr’ouverte, retomba mollement derrièrelui.

Un valet de chambre silencieuxl’introduisit alors dans un salon, puis dans un corridor, surlequel s’ouvraient deux ou trois petits cabinets, puis enfin dansun second salon, et le pria d’attendre un instant.

« Suis-je encore ici auchâteau de Versailles ? » se demandait le chevalier.Allons-nous recommencer à jouer à cligne-musette ? Trianonn’était, à cette époque, ni ce qu’il est maintenant, ni ce qu’ilavait été. On a dit que madame de Maintenon avait fait deVersailles un oratoire et madame de Pompadour un boudoir. On a ditaussi de Trianon que ce petit château de porcelaine étaitle boudoir de Madame de Montespan. Quoi qu’il en soit de tous cesboudoirs, il paraît que Louis XV en mettait partout. Telle galerieoù son aïeul se promenait majestueusement était alors bizarrementdivisée en une infinité de compartiments. Il y en avait de toutesles couleurs ; le roi allait papillonnant dans ces bosquets desoie et de velours. « Trouvez-vous de bon goût mespetits appartements meublés ? demanda-t-il un jour à la bellecomtesse de Séran. – Non, dit-elle, je les voudrais bleus. »Comme le bleu était la couleur du roi, cette réponse le flatta. Ausecond rendez-vous, madame de Séran trouva le salon meublé en bleu,comme elle l’avait désiré. Celui dans lequel, en ce moment, lechevalier se trouvait seul, n’était ni bleu, ni blanc, ni rose,mais tout en glaces. On sait combien une jolie femme qui a unejolie taille gagne à laisser ainsi son image se répéter sous milleaspects. Elle éblouit, elle enveloppe, pour ainsi dire, celui à quielle veut plaire. De quelque côté qu’il regarde, il la voit ;comment l’éviter ? Il ne lui reste plus qu’à s’enfuir, ou às’avouer subjugué.

Le chevalier regardait aussi le jardin.Là, derrière les charmilles et les labyrinthes, les statues et lesvases de marbre, commençait à poindre le goût pastoral, que lamarquise allait mettre à la mode, et que, plus tard, madame Dubarryet la reine Marie-Antoinette devaient pousser à un si haut degré deperfection. Déjà apparaissaient les fantaisies champêtres où seréfugiait le caprice blasé. Déjà les tritons boursouflés, lesgraves déesses et les nymphes savantes, les bustes à grandesperruques, glacés d’horreur dans leurs niches de verdure, voyaientsortir de terre un jardin anglais au milieu des ifs étonnés. Lespetites pelouses, les petits ruisseaux, les petits ponts, allaientbientôt détrôner l’Olympe pour le remplacer par une laiterie,étrange parodie de la nature, que les Anglais copient sans lacomprendre, vrai jeu d’enfant devenu alors le passe-temps d’unmaître indolent, qui ne savait comment se désennuyer de Versaillesdans Versailles même.

Mais le chevalier était trop charmé,trop ravi de se trouver là pour qu’une réflexion critique pût seprésenter à son esprit. Il était, au contraire, prêt à toutadmirer, et il admirait en effet, tournant sa missive dans sesdoigts, comme un provincial fait de son chapeau, lorsqu’une joliefille de chambre ouvrit la porte et lui ditdoucement :

« Venez, monsieur. » Illa suivit, et après avoir passé de nouveau par plusieurs corridorsplus ou moins mystérieux, elle le fit entrer dans une grandechambre où les volets étaient à demi fermés. Là, elle s’arrêta etparut écouter.

« Toujourscligne-musette, » se disait le chevalier. Cependant, au boutde quelques instants, une porte s’ouvrit encore, et une autre fillede chambre qui semblait devoir être aussi jolie que la première,répéta du même ton les mêmes paroles :

« Venez, monsieur. »S’il avait été ému à Versailles, il l’était maintenant bienautrement, car il comprenait qu’il touchait au seuil du templequ’habitait la divinité. Il s’avança le cœur palpitant ; unedouce lumière, faiblement voilée par de légers rideaux de gaze,succéda à l’obscurité ; un parfum délicieux, presqueimperceptible, se répandit dans l’air autour de lui ; la fillede chambre écarta timidement le coin d’une portière de soie, et, aufond d’un grand cabinet de la plus élégante simplicité, il aperçutla dame à l’éventail, c’est-à-dire la toute-puissantemarquise.

Elle était seule, assise devant unetable, enveloppée d’un peignoir, la tête appuyée sur sa main, etparaissant très préoccupée. En voyant entrer le chevalier, elle seleva par un mouvement subit et comme involontaire.

« Vous venez de la part duroi ? » Le chevalier aurait pu répondre, mais il netrouva rien de mieux que de s’incliner profondément, en présentantà la marquise la lettre qu’il lui apportait. Elle la prit, ouplutôt s’en empara avec une extrême vivacité. Pendant qu’elle ladécachetait, ses mains tremblaient surl’enveloppe.

Cette lettre, écrite de la main du roi,était assez longue. Elle la dévora d’abord, pour ainsi dire, d’uncoup d’œil, puis elle la lut avidement avec une attention profonde,le sourcil froncé et serrant les lèvres. Elle n’était pas belleainsi, et ne ressemblait plus à l’apparition magique du petitfoyer. Quand elle fut au bout, elle sembla réfléchir. Peu à peu,son visage, qui avait pâli, se colora d’un léger incarnat (à cetteheure-là elle n’avait pas de rouge) : non seulement la grâcelui revint, mais un éclair de vraie beauté passa sur ses traitsdélicats ; on aurait pu prendre ses joues pour deux feuillesde rose. Elle poussa un demi-soupir, laissa tomber la lettre sur latable, et se retournant vers le chevalier :

« Je vous ai fait attendre,monsieur, lui dit-elle avec le plus charmant sourire, mais c’estque je n’étais pas levée, et je ne le suis même pas encore. Voilàpourquoi j’ai été forcée de vous faire venir par lescachettes ; car je suis assiégée ici presque autant que sij’étais chez moi. Je voudrais répondre un mot au roi. Vousennuie-t-il de faire ma commission ? » Cette fois ilfallait parler ; le chevalier avait eu le temps de reprendreun peu de courage.

« Hélas ! madame, dit-iltristement, c’est beaucoup de grâce que vous me faites ; mais,par malheur, je n’en puis profiter. – Pourquoicela ?

– Je n’ai pas l’honneurd’appartenir à Sa Majesté.

– Comment donc êtes-vous venuici ?

– Par un hasard. J’ai rencontré enroute un page qui s’est jeté par terre, et qui m’a prié…

– Comment, jeté par terre !répéta la marquise en éclatant de rire. (Elle paraissait siheureuse en ce moment, que la gaieté lui venait sanspeine.)

– Oui, madame, il est tombé decheval à la grille. Je me suis trouvé là, heureusement, pourl’aider à se relever, et, comme son habit était fort gâté, il m’aprié de me charger de son message.

– Et par quel hasard vous êtes-voustrouvé là ?

– Madame, c’est que j’ai un placetà présenter à Sa Majesté.

– Sa Majesté demeure àVersailles.

– Oui, mais vous demeurezici.

– Oui-da ! En sorte quec’était vous qui vouliez me charger d’une commission.

– Madame, je vous supplie decroire…

– Ne vous effrayez pas, vous n’êtespas le premier. Mais à propos de quoi vous adresser à moi ? Jene suis qu’une femme… comme une autre. »

En prononçant ces mots d’un air moqueur,la marquise jeta un regard triomphant sur la lettre qu’elle venaitde lire.

« Madame, reprit lechevalier, j’ai toujours ouï dire que les hommes exerçaient lepouvoir, et que les femmes… – En disposaient, n’est-cepas ? Eh bien ! monsieur, il y a une reine deFrance.

– Je le sais, madame, et c’est cequi fait que je me suis trouvé là cematin. »

La marquise était plus qu’habituée à desemblables compliments, bien qu’on ne les lui fît qu’à voixbasse ; mais dans la circonstance présente, celui-ci parut luiplaire très singulièrement.

« Et sur quelle foi,dit-elle, sur quelle assurance avez-vous cru pouvoir parvenirjusqu’ici ? car vous ne comptiez pas, je suppose, sur uncheval qui tombe en chemin. – Madame, je croyais,…j’espérais…

– Qu’espériez-vous ?

– J’espérais que le hasard…pourrait faire…

– Toujours le hasard ! Il estde vos amis, à ce qu’il paraît ; mais je vous avertis que, sivous n’en avez pas d’autres, c’est une tristerecommandation. »

Peut-être la fortune offenséevoulut-elle se venger de cette irrévérence ; mais lechevalier, que ces dernières questions avaient de plus en plustroublé, aperçut tout à coup, sur le coin de la table, précisémentle même éventail qu’il avait ramassé la veille. Il le prit, et,comme la veille, il le présenta à la marquise, en fléchissant legenou devant elle.

« Voilà, madame, lui dit-il,le seul ami que j’aie ici. » La marquise parut d’abordétonnée, hésita un moment, regardant tantôt l’éventail, tantôt lechevalier.

« Ah ! vous avez raison,dit-elle enfin ; c’est vous, monsieur ! je vousreconnais. C’est vous que j’ai vu hier, après la comédie, avecM. de Richelieu. J’ai laissé tomber cet éventail, et vousvous êtes trouvé là, comme vous disiez. – Oui,madame.

– Et fort galamment, en vraichevalier, vous me l’avez rendu : je ne vous ai pas remercié,mais j’ai toujours été persuadée que celui qui sait, d’aussi bonnegrâce, relever un éventail, sait aussi, au besoin, relever legant ; et nous aimons assez cela, nous autres.

– Et cela n’est que trop vrai,madame ; car, en arrivant tout à l’heure, j’ai failli avoir unduel avec le suisse.

– Miséricorde ! dit lamarquise, prise d’un second accès de gaieté, avec le suisse !et pour quoi faire ?

– Il ne voulait pas me laisserentrer.

– C’eût été dommage. Mais,monsieur, qui êtes-vous ? que demandez-vous ?

– Madame, je me nomme le chevalierde Vauvert, M. de Biron avait demandé pour moi une placede cornette aux gardes.

– Oui-da ! je me souviensencore. Vous venez de Neauflette ; vous êtes amoureux demademoiselle d’Annebault…

– Madame, qui a pu vousdire ?…

– Oh ! je vous préviens que jesuis fort à craindre. Quand la mémoire me manque, je devine. Vousêtes parent de l’abbé Chauvelin, et refusé pour cela, n’est-cepas ? Où est votre placet ?

– Le voilà, madame ; mais, envérité, je ne puis comprendre…

– À quoi bon comprendre ?Levez-vous, et mettez votre papier sur cette table. Je vaisrépondre au roi ; vous lui porterez en même temps votredemande et ma lettre.

– Mais, madame, je croyais vousavoir dit…

– Vous irez. Vous êtes entré ici depar le roi, n’est-il pas vrai ? Eh bien ! vous entrerezlà-bas de par la marquise de Pompadour, dame du palais de lareine. »

Le chevalier s’inclina sans mot dire,saisi d’une sorte de stupéfaction. Tout le monde savait depuislongtemps combien de pourparlers, de ruses et d’intrigues lafavorite avait mis en jeu, et quelle obstination elle avait montréepour obtenir ce titre, qui, en somme, ne lui rapporta rien qu’unaffront cruel du Dauphin. Mais il y avait dix ans qu’elle ledésirait ; elle le voulait, elle avait réussi.M. de Vauvert, qu’elle ne connaissait pas, bien qu’elleconnût ses amours, lui plaisait comme une bonnenouvelle.

Immobile, debout derrière elle, lechevalier observait la marquise qui écrivait, d’abord de tout soncœur, avec passion, puis qui réfléchissait, s’arrêtait et passaitsa main sur son petit nez, fin comme l’ambre. Elles’impatientait : un témoin la gênait. Enfin elle se décida etfit une rature ; il fallait avouer que ce n’était plus qu’unbrouillon.

En face du chevalier, de l’autre côté dela table, brillait un beau miroir de Venise. Le très timidemessager osait à peine lever les yeux. Il lui fut cependantdifficile de ne pas voir dans ce miroir, par-dessus la tête de lamarquise, le visage inquiet et charmant de la nouvelle dame dupalais.

« Comme elle est jolie !pensait-il. C’est malheureux que je sois amoureux d’uneautre ; mais Athénaïs est plus belle, et d’ailleurs ce serait,de ma part, une si affreuse déloyauté !… – De quoiparlez-vous ? dit la marquise. (Le chevalier, selon sacoutume, avait pensé tout haut sans le savoir.) Qu’est-ce que vousdites ?

– Moi, madame ?j’attends.

– Voilà qui est fait, »répondit la marquise, prenant une autre feuille de papier ;mais, au petit mouvement qu’elle venait de faire pour se retourner,le peignoir avait glissé sur son épaule.

La mode est une chose étrange. Nosgrand’mères trouvaient tout simple d’aller à la cour avecd’immenses robes qui laissaient leur gorge presque découverte, etl’on ne voyait à cela nulle indécence ; mais elles cachaientsoigneusement leur dos, que les belles dames d’aujourd’hui montrentau bal ou à l’Opéra. C’est une beauté nouvellementinventée.

Sur l’épaule frêle, blanche et mignonnede madame de Pompadour, il y avait un petit signe noir quiressemblait à une mouche tombée dans du lait. Le chevalier, sérieuxcomme un étourdi qui veut avoir bonne contenance, regardait cesigne, et la marquise, tenant sa plume en l’air, regardait lechevalier dans la glace.

Dans cette glace, un coup d’œil rapidefut échangé, coup d’œil auquel les femmes ne se trompent pas, quiveut dire d’une part : « Vous êtes charmante » et del’autre : « Je n’en suis pas fâchée. »

Toutefois la marquise rajusta sonpeignoir.

« Vous regardez ma mouche,monsieur ? – Je ne regarde pas, madame ; je vois etj’admire.

– Tenez, voilà ma lettre ;portez-la au roi avec votre placet.

– Mais, madame…

– Quoi donc ?

– Sa Majesté est à la chasse ;je viens d’entendre sonner dans le bois de Satory.

– C’est vrai, je n’y songeaisplus ; eh bien ! demain, après-demain, peu importe. –Non, tout de suite. Allez, vous donnerez cela à Lebel. Adieu,monsieur. Tâchez de vous souvenir que cette mouche que vous venezde voir, il n’y a dans le royaume que le roi qui l’ait vue ;et quant à votre ami le hasard, dites-lui, je vous prie, qu’ils’accoutume à ne pas jaser tout seul aussi haut que tout à l’heure.Adieu, chevalier. »

Elle toucha un petit timbre, puis,relevant sur sa manche un flot de dentelles, tendit au jeune hommeson bras nu.

Il s’inclina encore, et du bout deslèvres effleura à peine les ongles roses de la marquise. Elle n’yvit pas une impolitesse, tant s’en faut, mais un peu trop demodestie.

Aussitôt reparurent les petites fillesde chambre (les grandes n’étaient pas levées), et derrières elles,debout comme un clocher au milieu d’un troupeau de moutons, l’hommeosseux, toujours souriant, indiquait le chemin.

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