Nouvelles et Contes – Tome II

VIII

Il va sans dire que ni Camille ni l’oncleGiraud ne savaient seulement le nom de l’abbé de l’Épée ;encore moins se doutaient-ils de la découverte d’une sciencenouvelle qui faisait parler les muets. Le chevalier aurait puconnaître cette découverte ; sa femme l’eût certainementconnue si elle eût vécu ; mais Chardonneux était loin deParis ; le chevalier ne recevait pas la gazette, ou, s’il larecevait, ne la lisait pas. Ainsi quelques lieues de distance, unpeu de paresse, ou la mort, peuvent produire le même résultat.

Revenue au logis, Camille n’avait plus qu’uneidée : ce que ses gestes et ses regards pouvaient dire, ellel’employa pour expliquer à son oncle qu’il lui fallait, avant tout,une ardoise et un crayon. Le bonhomme Giraud ne fut pointembarrassé par cette demande, bien qu’elle lui fût adressée un peutard, car il était temps de souper ; il courut à sa chambre,et, persuadé qu’il avait compris, il rapporta en triomphe à sanièce une petite planche et un morceau de craie, reliquesprécieuses de son ancien amour pour la bâtisse et la charpente.

Camille n’eut pas l’air de se plaindre de voirson désir rempli de cette façon ; elle prit la planchette surses genoux, et fit asseoir son oncle à côté d’elle ; puis ellelui fit prendre la craie, et lui saisit la main comme pour leguider, en même temps que ses regards inquiets s’apprêtaient àsuivre ses moindres mouvements.

L’oncle Giraud comprenait bien qu’elle luidemandait d’écrire quelque chose, mais quoi ? Il l’ignorait.« Est-ce le nom de ta mère ? Est-ce le mien ?Est-ce le tien ? » Et pour se faire comprendre, il frappadu bout du doigt, le plus doucement qu’il put, sur le cœur de lajeune fille. Elle inclina aussitôt la tête ; le bonhomme crutqu’il avait deviné ; il écrivit donc en grosses lettres le nomde Camille ; après quoi, satisfait de lui-même et de lamanière dont il avait passé sa soirée, le souper étant prêt, il semit à table sans attendre sa nièce, qui n’était pas de force à luitenir tête. Camille ne se retirait jamais que son oncle n’eûtachevé sa bouteille ; elle le regarda prendre son repas, luisouhaita le bonsoir, puis rentra chez elle, tenant sa petiteplanche entre ses bras.

Aussitôt son verrou tiré, elle se mit àson tour à écrire. Débarrassée de sa coiffure et de ses paniers,elle commença à copier, avec un soin et une peine infinie, le motque son oncle venait de tracer, et à barbouiller de blanc unegrande table qui était au milieu de la chambre. Après plus d’unessai et plus d’une rature, elle parvint assez bien à reproduireles lettres qu’elle avait devant les yeux. Lorsque ce fut fait, etque, pour s’assurer de l’exactitude de sa copie, elle eut comptéune à une les lettres qui lui avaient servi de modèle, elle sepromena autour de la table, le cœur palpitant d’aise comme si elleeût remporté une victoire. Ce mot de Camille qu’ellevenait d’écrire lui paraissait admirable à voir, et devaitcertainement, à son sens, exprimer les plus belles choses du monde.Dans ce mot seul, il lui semblait voir une multitude de pensées,toutes plus douces, plus mystérieuses, plus charmantes les unes queles autres. Elle était loin de croire que ce n’était que sonnom.

On était au mois de juillet, l’air étaitpur et la nuit superbe. Camille avait ouvert sa fenêtre ; elles’y arrêtait de temps en temps, et là, rêvant, les cheveux dénoués,les bras croisés, les yeux brillants, belle de cette pâleur que laclarté des nuits donne aux femmes, elle regardait l’une des plustristes perspectives qu’on puisse avoir devant les yeux :l’étroite cour d’une longue maison où se trouvait logée uneentreprise de diligences. Dans cette cour, froide, humide etmalsaine, jamais un rayon de soleil n’avait pénétré ; lahauteur des étages, entassés l’un sur l’autre, défendait contre lalumière cette espèce de cave. Quatre ou cinq grosses voitures,serrées sous un hangar, présentaient leurs timons à qui voulaitentrer. Deux ou trois autres, laissées dans la cour, faute deplace, semblaient attendre les chevaux, dont le piétinement dansl’écurie demandait l’avoine du soir au matin. Au-dessus d’une portestrictement fermée dès minuit pour les locataires, mais toujoursprête à s’ouvrir avec bruit à toute heure au claquement du fouetd’un cocher, s’élevaient d’énormes murailles, garnies d’unecinquantaine de croisées, où jamais, passé dix heures, unechandelle ne brillait, à moins de circonstancesextraordinaires.

Camille allait quitter sa fenêtre, quandtout à coup, dans l’ombre que projetait une lourde diligence, illui sembla voir passer une forme humaine, revêtue d’un habitbrillant, se promenant à pas lents. Le frisson de la peur saisitd’abord Camille sans qu’elle sut pourquoi, car son oncle était là,et la surveillance du bonhomme se révélait par son bruyantsommeil ; quelle apparence d’ailleurs qu’un voleur ou unassassin vint se promener dans cette cour en pareilcostume ?

L’homme y était pourtant, et Camille levoyait. Il marchait derrière la voiture, regardant la fenêtre oùelle se tenait. Après quelques instants, Camille sentit revenir soncourage ; elle prit sa lumière, et avançant le bras hors de lacroisée, éclaira subitement la cour ; en même temps elle yjeta un regard à demi effrayé, à demi menaçant. L’ombre de lavoiture s’étant effacée, le marquis de Maubray, car c’était lui,vit qu’il était complètement découvert, et, pour toute réponse,posa un genou en terre, joignant ses mains en regardant Camille,dans l’attitude du plus profond respect.

Ils restèrent quelque temps ainsi,Camille à la fenêtre, tenant sa lumière, le marquis à genoux devantelle. Si Roméo et Juliette, qui ne s’étaient vus qu’un soir dans unbal masqué, ont échangé dès la première fois tant de serments,fidèlement tenus, que l’on songe à ce que purent être les premiersgestes et les premiers regards de deux amants qui ne pouvaient sedire que par la pensée ces mêmes choses, éternelles devant Dieu, etque le génie de Shakespeare a immortalisées sur laterre.

Il est certain qu’il est ridicule demonter sur deux ou trois marchepieds pour grimper sur l’impérialed’une voiture, en s’arrêtant à chaque effort qu’on est obligé defaire, pour savoir si l’on doit continuer. Il est vrai qu’un hommeen bas de soie et en veste brodée risque d’avoir mauvaise grâcelorsqu’il s’agit de sauter de cette impériale sur le rebord d’unecroisée. Tout cela est incontestable, à moins, qu’onn’aime.

Lorsque le marquis de Maubray fut dansla chambre de Camille, il commença par lui faire un salut aussicérémonieux que s’il l’eût rencontrée aux Tuileries. S’il avait suparler, peut-être lui eût-il raconté comme quoi il avait échappé àla vigilance de son gouverneur, pour venir, au moyen de quelqueargent donné à un laquais, passer la nuit sous sa fenêtre ;comme quoi il l’avait suivie lorsqu’elle avait quittél’Opéra ; comment un regard d’elle avait changé sa vieentière ; comment enfin il n’aimait qu’elle au monde, etn’ambitionnait d’autre bonheur que de lui offrir sa main et safortune. Tout cela était écrit sur ses lèvres ; mais larévérence de Camille, en lui rendant son salut, lui fit comprendrecombien un tel récit eût été inutile et qu’il lui importait peu desavoir comment il avait fait pour venir chez elle, dès l’instantqu’il y était venu.

M. de Maubray, malgré l’espèced’audace dont il avait fait preuve pour parvenir jusqu’à cellequ’il aimait, était, nous l’avons dit, simple et réservé. Aprèsavoir salué Camille, il cherchait vainement de quelle façon luidemander si elle voulait de lui pour époux ; elle necomprenait rien à ce qu’il tâchait de lui expliquer. Il vit sur latable la planchette où était écrit le nom de Camille. Ilprit le morceau de craie, et, à côté de ce nom, il écrivit lesien : Pierre.

« Qu’est-ce que tout celaveut dire ? cria une grosse voix de basse taille ;qu’est-ce que c’est que des rendez-vous pareils ? Par où vousêtes-vous introduit ici, monsieur ? Que venez-vous faire danscette maison ? » C’était l’oncle Giraud qui parlaitainsi, entrant en robe de chambre, d’un airfurieux.

« Voilà une bellechose ! continua-t-il. Dieu sait que je dormais, et que, dumoins, si vous avez fait du bruit, ce n’est pas avec votre langue.Qu’est-ce que c’est que des êtres pareils, qui ne trouvent rien deplus simple que de tout escalader ? Quelle est votreintention ? Abîmer une voiture, briser tout, faire du dégât,et après cela, quoi ? Déshonorer une famille ! Jeterl’opprobre et l’infamie sur d’honnêtes gens !…« Celui-là, non plus, ne m’entend pas encore, »s’écria l’oncle Giraud désolé. Mais le marquis prit un crayon, unmorceau de papier, et écrivit cette espèce de lettre :« J’aime mademoiselle Camille, je veux l’épouser, j’ai vingtmille livres de rente. Voulez-vous me ladonner ? »

« Il n’y a que les gens quine parlent pas, dit l’oncle Giraud, pour mener les affaires aussivite. xhtml:span<xhtml:spanstyle= »font-family:\ »>« </xhtml:span>Mais, ditesdonc, s’écria-t-il après quelques moments de réflexion, je ne suispas son père, je ne suis que l’oncle. Il faut demander lapermission au papa. »</xhtml:p></xhtml:div>

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