Nouvelles et Contes – Tome II

III

Mes ailes, je l’ai dit, n’étaient pas encorebien robustes. Tandis que mon conducteur allait comme le vent, jem’essoufflais à ses côtés ; je tins bon pendant quelque temps,mais bientôt il me prit un éblouissement si violent, que je mesentis près de défaillir.

« Y en a-t-il encore pourlongtemps ? » demandai-je d’une voix faible.« Non, me répondit-il, nous sommes au Bourget ;nous n’avons plus que soixante lieues à faire. » J’essayai dereprendre courage, ne voulant pas avoir l’air d’une poule mouillée,et je volai encore un quart d’heure ; mais, pour le coup,j’étais rendu.

« Monsieur, bégayai-je denouveau, ne pourrait-on pas s’arrêter un instant ? J’ai unesoif horrible qui me tourmente, et, en nous perchant sur un arbre…– Va-t’en au diable ! tu n’es qu’un merle ! »me répondit le ramier en colère.

Et, sans daigner tourner la tête, ilcontinua son voyage enragé. Quant à moi, abasourdi et n’y voyantplus, je tombai dans un champ de blé.

J’ignore combien de temps dura monévanouissement. Lorsque je repris connaissance, ce qui me revintd’abord en mémoire fut la dernière parole du ramier :« Tu n’es qu’un merle ! » m’avait-il dit.« Ô mes chers parents ! pensai-je, vous vous êtes donctrompés ! Je vais retourner près de vous ; vous mereconnaîtrez pour votre vrai et légitime enfant, et vous me rendrezma place dans ce bon petit tas de feuilles qui est sous l’écuellede ma mère. » Je fis un effort pour me lever ; mais lafatigue du voyage et la douleur que je ressentais de ma chute meparalysaient tous les membres. À peine me fus-je dressé sur mespattes, que la défaillance me reprit, et je retombai sur leflanc.

L’affreuse pensée de la mort seprésentait déjà à mon esprit, lorsque, à travers les bluets et lescoquelicots, je vis venir à moi, sur la pointe du pied, deuxcharmantes personnes. L’une était une petite pie fort bienmouchetée et extrêmement coquette, et l’autre une tourterellecouleur de rose. La tourterelle s’arrêta à quelques pas dedistance, avec un grand air de pudeur et de compassion pour moninfortune ; mais la pie s’approcha en sautillant de la manièrela plus agréable du monde.

« Eh, bon Dieu ! pauvreenfant, que faites-vous là ? me demanda-t-elle d’une voixfolâtre et argentine.

– Hélas ! madame la marquise,répondis-je (car c’en devait être une pour le moins), je suis unpauvre diable de voyageur que son postillon a laissé en route, etje suis en train de mourir de faim.

– Sainte Vierge ! que medites-vous ? » répondit-elle.

Et aussitôt elle se mit à voltiger çà etlà sur les buissons qui nous entouraient, allant et venant de côtéet d’autre, m’apportant quantité de baies et de fruits, dont ellefit un petit tas près de moi, tout en continuant sesquestions.

« Mais qui êtes-vous ? maisd’où venez-vous ? C’est une chose incroyable que votreaventure ! Et où alliez-vous ? Voyager seul, si jeune,car vous sortez de votre première mue ! Que font vosparents ? d’où sont-ils ? comment vous laissent-ils allerdans cet état-là ? Mais c’est à faire dresser les plumes surla tête ! »

Pendant qu’elle parlait, je m’étaissoulevé un peu de côté, et je mangeais de grand appétit. Latourterelle restait immobile, me regardant toujours d’un œil depitié. Cependant elle remarqua que je retournais la tête d’un airlanguissant, et elle comprit que j’avais soif. De la pluie tombéedans la nuit une goutte restait sur un brin de mouron ; ellerecueillit timidement cette goutte dans son bec, et me l’apportatoute fraîche. Certainement, si je n’eusse pas été si malade, unepersonne si réservée ne se serait jamais permis une pareilledémarche.

Je ne savais pas encore ce que c’est quel’amour, mais mon cœur battait violemment. Partagé entre deuxémotions diverses, j’étais pénétré d’un charme inexplicable. Mapanetière était si gaie, mon échanson si expansif et si doux, quej’aurais voulu déjeuner ainsi pendant toute l’éternité.Malheureusement, tout a un terme, même l’appétit d’un convalescent.Le repas fini et mes forces revenues, je satisfis la curiosité dela petite pie, et lui racontai mes malheurs avec autant desincérité que je l’avais fait la veille devant le pigeon. La piem’écouta avec plus d’attention qu’il ne semblait devoir luiappartenir, et la tourterelle me donna des marques charmantes de saprofonde sensibilité. Mais, lorsque j’en fus à toucher le pointcapital qui causait ma peine, c’est-à-dire l’ignorance où j’étaisde moi-même :

« Plaisantez-vous ? s’écria lapie ; vous, un merle ! vous, un pigeon ! Fidonc ! vous êtes une pie, mon cher enfant, pie s’il en fut, ettrès gentille pie, ajouta-t-elle en me donnant un petit coupd’aile, comme qui dirait un coup d’éventail.

– Mais, madame la marquise,répondis-je, il me semble que, pour une pie, je suis d’une couleur,ne vous en déplaise…

– Une pie russe, mon cher, vousêtes une pie russe ! Vous ne savez pas qu’elles sontblanches ? Pauvre garçon, quelle innocence[1] !

– Mais, madame, repris-je, commentserais-je une pie russe, étant né au fond du Marais, dans unevieille écuelle cassée ?

– Ah ! le bon enfant ! Vousêtes de l’invasion, mon cher ; croyez-vous qu’il n’y ait quevous ? Fiez-vous à moi, et laissez-vous faire ; je veuxvous emmener tout à l’heure et vous montrer les plus belles chosesde la terre.

– Où cela, madame, s’il vousplaît ?

– Dans mon palais vert, mon mignon ;vous verrez quelle vie on y mène. Vous n’aurez pas plus tôt été pieun quart d’heure, que vous ne voudrez plus entendre parler d’autrechose. Nous sommes là une centaine, non pas de ces grosses pies devillage qui demandent l’aumône sur les grands chemins, mais toutesnobles et de bonne compagnie, effilées, lestes, et pas plus grossesque le poing. Pas une de nous n’a ni plus ni moins de sept marquesnoires et de cinq marques blanches ; c’est une choseinvariable, et nous méprisons le reste du monde. Les marques noiresvous manquent, il est vrai, mais votre qualité de Russe suffirapour vous faire admettre. Notre vie se compose de deuxchoses : caqueter et nous attifer. Depuis le matin jusqu’àmidi, nous nous attifons, et, depuis midi jusqu’au soir, nouscaquetons. Chacune de nous perche sur un arbre, le plus haut et leplus vieux possible. Au milieu de la forêt s’élève un chêneimmense, inhabité, hélas ! C’était la demeure du feu roi PieX, où nous allons en pèlerinage en poussant de bien grossoupirs ; mais, à part ce léger chagrin, nous passons le tempsà merveille. Nos femmes, ne sont pas plus bégueules que nos marisne sont jaloux, mais nos plaisirs sont purs et honnêtes, parce quenotre cœur est aussi noble que notre langage est libre et joyeux.Notre fierté n’a pas de bornes, et, si un geai ou toute autrecanaille vient par hasard à s’introduire chez nous, nous le plumonsimpitoyablement. Mais nous n’en sommes pas moins les meilleuresgens du monde, et les passereaux, les mésanges, les chardonneretsqui vivent dans nos taillis, nous trouvent toujours prêtes à lesaider, à les nourrir et à les défendre. Nulle part il n’y a plus decaquetage que chez nous, et nulle part moins de médisance. Nous nemanquons pas de vieilles pies dévotes qui disent leurs patenôtrestoute la journée, mais la plus éventée de nos jeunes commères peutpasser, sans crainte d’un coup de bec, près de la plus sévèredouairière. En un mot, nous vivons de plaisir, d’honneur, debavardage, de gloire et de chiffons.

– Voilà qui est fort beau, madame,répliquai-je, et je serais certainement mal appris de ne pointobéir aux ordres d’une personne comme vous. Mais avant d’avoirl’honneur de vous suivre, permettez-moi, de grâce, de dire un mot àcette bonne demoiselle qui est ici. – Mademoiselle, continuai-je enm’adressant à la tourterelle, parlez-moi franchement, je vous ensupplie ; pensez-vous que je sois véritablement une pierusse ? »

À cette question, la tourterelle baissa latête, et devint rouge pâle, comme les rubans de Lolotte.

« Mais, monsieur, dit-elle, je ne sais sije puis…

« Au nom du ciel, parlez,mademoiselle ! Mon dessein n’a rien qui puisse vous offenser,bien au contraire. Vous me paraissez toutes deux si charmantes, queje fais ici le serment d’offrir mon cœur et ma patte à celle devous qui en voudra, dès l’instant que je saurai si je suis pie ouautre chose ; car, en vous regardant, ajoutai-je, parlant unpeu plus bas à la jeune personne, je me sens je ne sais quoi detourtereau qui me tourmente singulièrement.

– Mais, en effet, dit la tourterelle enrougissant encore davantage, je ne sais si c’est le reflet dusoleil qui tombe sur vous à travers ces coquelicots, mais votreplumage me semble avoir une légère teinte… »

Elle n’osa en dire plus long.

« Ô perplexité ! m’écriai-je,comment savoir à quoi m’en tenir ? comment donner mon cœur àl’une de vous, lorsqu’il est si cruellement déchiré ? ÔSocrate ! quel précepte admirable, mais difficile à suivre, tunous as donné, quand tu as dit : « Connais-toitoi-même ! »

Depuis le jour où une malheureuse chansonavait si fort contrarié mon père, je n’avais pas fait usage de mavoix. En ce moment, il me vint à l’esprit de m’en servir comme d’unmoyen pour discerner la vérité. « Parbleu ! pensai-je,puisque monsieur mon père m’a mis à la porte dès le premiercouplet, c’est bien le moins que le second produise quelque effetsur ces dames. » Ayant donc commencé par m’incliner poliment,comme pour réclamer l’indulgence, à cause de la pluie que j’avaisreçue, je me mis d’abord à siffler, puis à gazouiller, puis à fairedes roulades, puis enfin à chanter à tue-tête, comme un muletierespagnol en plein vent.

À mesure que je chantais, la petite pies’éloignait de moi d’un air de surprise qui devint bientôt de lastupéfaction, puis qui passa à un sentiment d’effroi accompagnéd’un profond ennui. Elle décrivait des cercles autour de moi, commeun chat autour d’un morceau de lard trop chaud qui vient de lebrûler, mais auquel il voudrait pourtant goûter encore. Voyantl’effet de mon épreuve, et voulant la pousser jusqu’au bout, plusla pauvre marquise montrait d’impatience, plus je m’égosillais àchanter. Elle résista pendant vingt-cinq minutes à mes mélodieuxefforts ; enfin, n’y pouvant plus tenir, elle s’envola à grandbruit, et regagna son palais de verdure. Quant à la tourterelle,elle s’était, presque dès le commencement, profondémentendormie.

« Admirable effet de l’harmonie !pensai-je. Ô Marais ! ô écuelle maternelle ! plus quejamais je reviens à vous ! »

Au moment où je m’élançais pour partir, latourterelle rouvrit les yeux.

« Adieu, dit-elle, étranger si gentil etsi ennuyeux ! Mon nom est Gourouli ; souviens-toi demoi !

– Belle Gourouli, lui répondis-je, vousêtes bonne, douce et charmante ; je voudrais vivre et mourirpour vous. Mais vous êtes couleur de rose ; tant de bonheurn’est pas fait pour moi ! »

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer