Nouvelles et Contes – Tome II

IV

De tous les obstacles qui nuisent à l’amour,l’un des plus grands est sans contredit ce qu’on appelle la faussehonte, qui en est bien une très véritable. Croisilles n’avait pasce triste défaut que donnent l’orgueil et la timidité ; iln’était pas de ceux qui tournent pendant des mois entiers autour dela femme qu’ils aiment, comme un chat autour d’un oiseau en cage.Dès qu’il eut renoncé à se noyer, il ne songea plus qu’à fairesavoir à sa chère Julie qu’il vivait uniquement pour elle ;mais comment le lui dire ? S’il se présentait une seconde foisà l’hôtel du fermier général, il n’était pas douteux queM. Godeau ne le fit mettre au moins à la porte. Julie nesortait jamais qu’avec une femme de chambre, quand il lui arrivaitd’aller à pied ; il était donc inutile d’entreprendre de lasuivre. Passer les nuits sous les croisées de sa maîtresse est unefolie chère aux amoureux, mais qui, dans le cas présent, était plusinutile encore. J’ai dit que Croisilles était fort religieux ;il ne lui vint donc pas à l’esprit de chercher à rencontrer sabelle à l’église. Comme le meilleur parti, quoique le plusdangereux, est d’écrire aux gens lorsqu’on ne peut leur parlersoi-même, il écrivit dès le lendemain. Sa lettre n’avait, bienentendu, ni ordre ni raison. Elle était à peu près conçue en cestermes :

« Mademoiselle,

« Dites-moi au juste, je vous en supplie,ce qu’il faudrait posséder de fortune pour pouvoir prétendre à vousépouser. Je vous fais là une étrange question ; mais je vousaime si éperdument qu’il m’est impossible de ne pas la faire, etvous êtes la seule personne au monde à qui je puisse l’adresser. Ilm’a semblé, hier au soir, que vous me regardiez au spectacle. Jevoulais mourir ; plût à Dieu que je fusse mort, en effet, sije me trompe et si ce regard n’était pas pour moi ! Dites-moisi le hasard peut être assez cruel pour qu’un homme s’abuse d’unemanière à la fois si triste et si douce. J’ai cru que vousm’ordonniez de vivre. Vous êtes riche, belle, je le sais ;votre père est orgueilleux et avare, et vous avez le droit d’êtrefière ; mais je vous aime, et le reste est un songe. Fixez surmoi ces yeux charmants, pensez à ce que peut l’amour, puisque jesouffre, que j’ai tout lieu de craindre, et que je ressens uneinexprimable jouissance à vous écrire cette folle lettre quim’attirera peut-être votre colère ; mais pensez aussi,mademoiselle, qu’il y a un peu de votre faute dans cette folie.Pourquoi m’avez-vous laissé ce bouquet ? Mettez-vous uninstant, s’il se peut, à ma place ; j’ose croire que vousm’aimez, et j’ose vous demander de me le dire. Pardonnez-moi, jevous en conjure. Je donnerais mon sang pour être certain de ne pasvous offenser, et pour vous voir écouter mon amour avec ce sourired’ange qui n’appartient qu’à vous. Quoi que vous fassiez, votreimage m’est restée ; vous ne l’effacerez qu’en m’arrachant lecœur. Tant que votre regard vivra dans mon souvenir, tant que cebouquet gardera un reste de parfum, tant qu’un mot voudra direqu’on, aime, je conserverai quelque espérance. »

Après avoir cacheté sa lettre, Croisilles s’enalla devant l’hôtel Godeau, et se promena de long en large dans larue, jusqu’à ce qu’il vît sortir un domestique. Le hasard, qui serttoujours les amoureux en cachette, quand il le peut sans secompromettre, voulut que la femme de chambre de mademoiselle Julieeût résolu ce jour-là de faire emplette d’un bonnet. Elle serendait chez la marchande de modes, lorsque Croisilles l’aborda,lui glissa un louis dans la main, et la pria de se charger de salettre. Le marché fut bientôt conclu ; la servante pritl’argent pour payer son bonnet, et promit de faire la commissionpar reconnaissance. Croisilles, plein de joie, revint à sa maisonet s’assit devant sa porte, attendant la réponse.

Avant de parler de cette réponse, il faut direun mot de mademoiselle Godeau. Elle n’était pas tout à fait exemptede la vanité de son père, mais son bon naturel y remédiait. Elleétait, dans la force du terme, ce qu’on nomme un enfant gâté.D’habitude elle parlait fort peu, et jamais on ne la voyait tenirune aiguille ; elle passait les journées à sa toilette, et lessoirées sur un sofa, n’ayant pas l’air d’entendre la conversation.Pour ce qui regardait sa parure, elle était prodigieusementcoquette, et son propre visage était à coup sûr ce qu’elle avait leplus considéré en ce monde. Un pli à sa collerette, une tached’encre à son doigt, l’auraient désolée ; aussi, quand sa robelui plaisait, rien ne saurait rendre le dernier regard qu’ellejetait sur sa glace avant de quitter sa chambre. Elle ne montraitni goût ni aversion pour les plaisirs qu’aiment ordinairement lesjeunes filles ; elle allait volontiers au bal, et elle yrenonçait sans humeur, quelquefois sans motif ; le spectaclel’ennuyait, et elle s’y endormait continuellement. Quand son père,qui l’adorait, lui proposait de lui faire quelque cadeau à sonchoix, elle était une heure à se décider, ne pouvant se trouver undésir. Quand M. Godeau recevait ou donnait à dîner, ilarrivait que Julie ne paraissait pas au salon : elle passaitla soirée, pendant ce temps-là, seule dans sa chambre, en grandetoilette, à se promener de long en large, son éventail à la main.Si on lui adressait un compliment, elle détournait la tête, et sion tentait de lui faire la cour, elle ne répondait que par unregard à la fois si brillant et si sérieux, qu’elle déconcertait leplus hardi. Jamais un bon mot ne l’avait fait rire ; jamais unair d’opéra, une tirade de tragédie, ne l’avaient émue ;jamais, enfin, son cœur n’avait donné signe de vie, et, en lavoyant passer dans tout l’éclat de sa nonchalante beauté, on auraitpu la prendre pour une belle somnambule qui traversait ce monde enrêvant.

Tant d’indifférence et de coquetterie nesemblait pas aisé à comprendre. Les uns disaient qu’elle n’aimaitrien ; les autres, qu’elle n’aimait qu’elle-même. Un seul motsuffisait cependant pour expliquer son caractère : elleattendait. Depuis l’âge de quatorze ans, elle avait entendu répétersans cesse que rien n’était aussi charmant qu’elle ; elle enétait persuadée ; c’est pourquoi elle prenait grand soin de saparure : en manquant de respect à sa personne, elle aurait crucommettre un sacrilège. Elle marchait, pour ainsi dire, dans sabeauté, comme un enfant dans ses habits de fête ; mais elleétait bien loin de croire que cette beauté dût resterinutile ; sous son apparente insouciance se cachait unevolonté secrète, inflexible, et d’autant plus forte qu’elle étaitmieux dissimulée. La coquetterie des femmes ordinaires, qui sedépense en œillades, en minauderies et en sourires, lui semblaitune escarmouche puérile, vaine, presque méprisable. Elle se sentaiten possession d’un trésor, et elle dédaignait de le hasarder au jeupièce à pièce : il lui fallait un adversaire digned’elle ; mais, trop habituée à voir ses désirs prévenus, ellene cherchait pas cet adversaire ; on peut même dire davantage,elle était étonnée qu’il se fit attendre. Depuis quatre ou cinq ansqu’elle allait dans le monde et qu’elle étalait consciencieusementses paniers, ses falbalas et ses belles épaules, il lui paraissaitinconcevable qu’elle n’eût point encore inspiré une grande passion.Si elle eût dit le fond de sa pensée, elle eût volontiers répondu àceux qui lui faisaient des compliments : « Eh bien !s’il est vrai que je sois si belle, que ne vous brûlez-vous lacervelle pour moi ? » Réponse que, du reste, pourraientfaire bien des jeunes filles, et que plus d’une, qui ne dit rien, aau fond du cœur, quelquefois sur le bord des lèvres.

Qu’y a-t-il, en effet, au monde, de plusimpatientant pour une femme que d’être jeune, belle, riche, de seregarder dans son miroir, de se voir parée, digne en tout point deplaire, toute disposée à se laisser aimer, et de se dire : Onm’admire, on me vante, tout le monde me trouve charmante, etpersonne ne m’aime. Ma robe est de la meilleure faiseuse, mesdentelles sont superbes, ma coiffure est irréprochable, mon visagele plus beau de la terre, ma taille fine, mon pied bienchaussé ; et tout cela ne me sert à rien qu’à aller bâillerdans le coin d’un salon ! Si un jeune homme me parle, il metraite en enfant ; si on me demande en mariage, c’est pour madot ; si quelqu’un me serre la main en dansant, c’est un fatde province ; dès que je parais quelque part, j’excite unmurmure d’admiration, mais personne ne me dit, à moi seule, un motqui me fasse battre le cœur. J’entends des impertinents qui melouent tout haut, à deux pas de moi, et pas un regard modeste etsincère ne cherche le mien. Je porte une âme ardente, pleine devie, et je ne suis, à tout prendre, qu’une jolie poupée qu’onpromène, qu’on fait sauter au bal, qu’une gouvernante habille lematin et décoiffe le soir, pour recommencer le lendemain.

Voilà ce que mademoiselle Godeau s’était ditbien des fois à elle-même, et il y avait de certains jours où cettepensée lui inspirait un si sombre ennui, qu’elle restait muette etpresque immobile une journée entière. Lorsque Croisilles luiécrivit, elle était précisément dans un accès d’humeur semblable.Elle venait de prendre son chocolat, et elle rêvait profondément,étendue dans une bergère, lorsque sa femme de chambre entra et luiremit la lettre d’un air mystérieux. Elle regarda l’adresse, et, nereconnaissant pas l’écriture, elle retomba dans sa distraction. Lafemme de chambre se vit alors forcée d’expliquer de quoi ils’agissait, ce qu’elle fit d’un air assez déconcerté, ne sachanttrop comment la jeune fille prendrait cette démarche. MademoiselleGodeau écouta sans bouger, ouvrit ensuite la lettre, et y jetaseulement un coup d’œil ; elle demanda aussitôt une feuille depapier, et écrivit nonchalamment ce peu de mots :

« Eh, mon Dieu ! non, monsieur, jene suis pas fière. Si vous aviez seulement cent mille écus, je vousépouserais très volontiers. »

Telle fut la réponse que la femme de chambrerapporta sur-le-champ à Croisilles, qui lui donna encore un louispour sa peine.

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