Nouvelles et Contes – Tome II

VI

Je n’ai pas besoin de dire que, dans cetteaffaire, Croisilles n’avait rien gardé. D’un autre côté, sa maisonétait vendue ; il ne lui restait pour tout bien que les habitsqu’il avait sur le corps ; point de gîte, et pas un denier.Avec toute la bonne volonté possible, Jean ne pouvait supposer queson maître fût réduit à un tel dénûment ; Croisilles était,non pas trop fier, mais trop insouciant pour le dire ; il pritle parti de coucher à la belle étoile, et, quant aux repas, voicile calcul qu’il fit : il présumait que le vaisseau qui portaitsa fortune mettrait six mois à revenir au Havre ; il vendit,non sans regret, une montre d’or que son père lui avait donnée, etqu’il avait heureusement gardée ; il en eut trente-six livres.C’était de quoi vivre à peu près six mois avec quatre sous parjour. Il ne douta pas que ce ne fût assez, et, rassuré par leprésent, il écrivit à mademoiselle Godeau pour l’informer de cequ’il avait fait ; il se garda bien, dans sa lettre, de luiparler de sa détresse ; il lui annonça, au contraire, qu’ilavait entrepris une opération de commerce magnifique, dont lesrésultats étaient prochains et infaillibles ; il lui expliquacomme quoi la Fleurette, vaisseau à fret de cent cinquantetonneaux, portait dans la Baltique ses toiles et sessoieries ; il la supplia de lui rester fidèle pendant un an,se réservant de lui en demander davantage ensuite, et, pour sapart, il lui jura un éternel amour.

Lorsque mademoiselle Godeau reçut cettelettre, elle était au coin de son feu, et elle tenait à la main, enguise d’écran, un de ces bulletins qu’on imprime dans les ports,qui marquent l’entrée et la sortie des navires, et en même tempsannoncent les désastres. Il ne lui était jamais arrivé, comme onpeut penser, de prendre intérêt à ces sortes de choses, et ellen’avait jamais jeté les yeux sur une seule de ces feuilles. Lalettre de Croisilles fut cause qu’elle lut le bulletin qu’elletenait ; le premier mot qui frappa ses yeux fut précisément lenom de la Fleurette ; le navire avait échoué sur lescôtes de France dans la nuit même qui avait suivi son départ.L’équipage s’était sauvé à grand’peine, mais toutes lesmarchandises avaient été perdues.

Mademoiselle Godeau, à cette nouvelle, ne sesouvint plus que Croisilles avait fait devant elle l’aveu de sapauvreté ; elle en fut aussi désolée que s’il se fût agi d’unmillion ; en un instant, l’horreur d’une tempête, les vents enfurie, les cris des noyés, la ruine d’un homme qui l’aimait, touteune scène de roman, se présentèrent à sa pensée ; le bulletinet la lettre lui tombèrent des mains ; elle se leva dans untrouble extrême, et, le sein palpitant, les yeux prêts à pleurer,elle se promena à grands pas, résolue à agir dans cette occasion,et se demandant ce qu’elle devait faire.

Il y a une justice à rendre à l’amour, c’estque plus les motifs qui le combattent sont forts, clairs, simples,irrécusables, en un mot, moins il a le sens commun, plus la passions’irrite, et plus on aime ; c’est une belle chose sous le cielque cette déraison du cœur ; nous ne vaudrions pas grand’chosesans elle. Après s’être promenée dans sa chambre, sans oublier nison cher éventail, ni le coup d’œil à la glace en passant, Julie selaissa retomber dans sa bergère. Qui l’eût pu voir en ce moment eûtjoui d’un beau spectacle : ses yeux étincelaient, ses jouesétaient en feu ; elle poussa un long soupir et murmura avecune joie et une douleur délicieuses :

« Pauvre garçon ! il s’estruiné pour moi ! » Indépendamment de la fortune qu’elledevait attendre de son père, mademoiselle Godeau avait, à elleappartenant, le bien que sa mère lui avait laissé. Elle n’y avaitjamais songé ; en ce moment, pour la première fois de sa vie,elle se souvint qu’elle pouvait disposer de cinq cent mille francs.Cette pensée la fit sourire ; un projet bizarre, hardi, toutféminin, presque aussi fou que Croisilles lui-même, lui traversal’esprit ; elle berça quelque temps son idée dans sa tête,puis se décida à l’exécuter.

Elle commença par s’enquérir siCroisilles n’avait pas quelque parent ou quelque ami ; lafemme de chambre fut mise en campagne. Tout bien examiné, ondécouvrit, au quatrième étage d’une vieille maison, une tante àdemi percluse, qui ne bougeait jamais de son fauteuil, et quin’était pas sortie depuis quatre ou cinq ans. Cette pauvre femme,fort âgée, semblait avoir été mise ou plutôt laissée au monde commeun échantillon des misères humaines. Aveugle, goutteuse, presquesourde, elle vivait seule dans un grenier ; mais une gaietéplus forte que le malheur et la maladie la soutenait àquatre-vingts ans et lui faisait encore aimer la vie ; sesvoisins ne passaient jamais devant sa porte sans entrer chez elle,et les airs surannés qu’elle fredonnait égayaient toutes les fillesdu quartier. Elle possédait une petite rente viagère qui suffisaità l’entretenir ; tant que durait le jour, elletricotait ; pour le reste, elle ne savait pas ce qui s’étaitpassé depuis la mort de Louis XIV.

Ce fut chez cette respectable personneque Julie se fit conduire en secret. Elle se mit pour cela danstous ses atours ; plumes, dentelles, rubans, diamants, rien nefut épargné : elle voulait séduire ; mais sa vraie beautéen cette circonstance fut le caprice qui l’entraînait. Elle montal’escalier raide et obscur qui menait chez la bonne dame, et, aprèsle salut le plus gracieux, elle parla à peu prèsainsi :

« Vous avez, madame, un neveunommé Croisilles, qui m’aime et qui a demandé ma main ; jel’aime aussi et voudrais l’épouser ; mais mon père,M. Godeau, fermier général de cette ville, refuse de nousmarier, parce que votre neveu n’est pas riche. Je ne voudrais pourrien au monde être l’occasion d’un scandale, ni causer de la peineà personne ; je ne saurais donc avoir la pensée de disposer demoi sans le consentement de ma famille. Je viens vous demander unegrâce que je vous supplie de m’accorder ; il faudrait que vousvinssiez vous-même proposer ce mariage à mon père. J’ai, grâce àDieu, une petite fortune qui est toute à votre service ; vousprendrez, quand il vous plaira, cinq cent mille francs chez monnotaire, vous direz que cette somme appartient à votre neveu, etelle lui appartient en effet ; ce n’est point un présent queje veux lui faire, c’est une dette que je lui paye, car je suiscause de la ruine de Croisilles, et il est juste que je la répare.Mon père ne cédera pas aisément ; il faudra que vous insistiezet que vous ayez un peu de courage ; je n’en manquerai pas demon côté. Comme personne au monde, excepté moi, n’a de droit sur lasomme dont je vous parle, personne ne saura jamais de quellemanière elle aura passé entre vos mains. Vous n’êtes pas très richenon plus, je le sais, et vous pouvez craindre qu’on ne s’étonne devous voir doter ainsi votre neveu ; mais songez que mon pèrene vous connaît pas, que vous vous montrez fort peu par la ville,et que par conséquent il vous sera facile de feindre que vousarrivez de quelque voyage. Cette démarche vous coûtera sans doute,il faudra quitter votre fauteuil et prendre un peu de peine ;mais vous ferez deux heureux, madame, et, si vous avez jamais connul’amour, j’espère que vous ne me refuserez pas. La bonne dame,pendant ce discours, avait été tour à tour surprise, inquiète,attendrie et charmée. Le dernier mot la persuada. – Oui, monenfant, répéta-t-elle plusieurs fois, je sais ce que c’est, je saisce que c’est ! »

En parlant ainsi, elle fit un effortpour se lever ; ses jambes affaiblies la soutenaient àpeine ; Julie s’avança rapidement, et lui tendit la main pourl’aider ; par un mouvement presque involontaire, elles setrouvèrent en un instant dans les bras l’une de l’autre. Le traitéfut aussitôt conclu ; un cordial baiser le scella d’avance, ettoutes les confidences nécessaires s’ensuivirent sanspeine.

Toutes les explications étant faites, labonne dame tira de son armoire une vénérable robe de taffetas quiavait été sa robe de noce. Ce meuble antique n’avait pas moins decinquante ans, mais pas une tache, pas un grain de poussière nel’avait défloré ; Julie en fut dans l’admiration. On envoyachercher un carrosse de louage, le plus beau qui fût dans toute laville. La bonne dame prépara le discours qu’elle devait tenir àM. Godeau ; Julie lui apprit de quelle façon il fallaittoucher le cœur de son père, et n’hésita pas à avouer que la vanitéétait son côté vulnérable.

« Si vous pouviez imaginer,dit-elle, un moyen de flatter ce penchant, nous aurions partiegagnée. » La bonne dame réfléchit profondément, acheva satoilette sans mot dire, serra la main de sa future nièce, et montaen voiture. Elle arriva bientôt à l’hôtel Godeau ; là, elle seredressa, si bien en entrant, qu’elle semblait rajeunie de dix ans.Elle traversa majestueusement le salon où était tombé le bouquet deJulie, et, quand la porte du boudoir s’ouvrit, elle dit d’une voixferme au laquais qui la précédait :

« Annoncez la baronnedouairière de Croisilles. » Ce mot décida du bonheur des deuxamants ; M. Godeau en fut ébloui. Bien que les cinq centmille francs lui semblassent peu de chose, il consentit à tout pourfaire de sa fille une baronne, et elle le fut ; qui eût osélui en contester le titre ? À mon avis, elle l’avait biengagné.

FIN DE CROISILLES.

Cette nouvelle a été publiée pour lapremière fois dans le numéro de la Revue des Deux Mondesdu 15 février 1839.

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