Nouvelles et Contes – Tome II

VIII

Marcel avait gagné son pari. Les quatre francset le morceau de galette de mademoiselle Pinson étaient sur latable de Rougette, avec les débris du poulet d’Eugène.

La pauvre malade allait un peu mieux, maiselle gardait encore le lit ; et, quelle que fut sareconnaissance envers son bienfaiteur inconnu, elle fit dire à cesmessieurs, par son amie, qu’elle les priait de l’excuser, etqu’elle n’était pas en état de les recevoir.

« Que je la reconnais bien là, ditMarcel ; elle mourrait sur la paille dans sa mansarde, qu’elleferait encore la duchesse vis-à-vis de son pot à l’eau. » Lesdeux amis, bien qu’à regret, furent donc obligés de s’en retournerchez eux comme ils étaient venus, non sans rire entre eux de cettefierté et de cette discrétion si étrangement nichées dans unemansarde.

Après avoir été à l’École de médecinesuivre les leçons du jour, ils dînèrent ensemble, et, le soir venu,ils firent un tour de promenade au boulevard Italien. Là, tout enfumant le cigare qu’il avait gagné le matin :

« Avec tout cela, disaitMarcel, n’es-tu pas forcé de convenir que j’ai raison d’aimer, aufond, et même d’estimer ces pauvres créatures ? Considéronssainement les choses sous un point de vue philosophique. Cettepetite Mimi, que tu as tant calomniée, ne fait-elle pas, en sedépouillant de sa robe, une œuvre plus louable, plus méritoire,j’ose même dire plus chrétienne, que le bon roi Robert en laissantun pauvre couper la frange de son manteau ? Le bon roi Robert,d’une part, avait évidemment quantité de manteaux ; d’un autrecôté, il était à table, dit l’histoire, lorsqu’un mendiants’approcha de lui, en se traînant à quatre pattes, et coupa avecdes ciseaux la frange d’or de l’habit de son roi. Madame la reinetrouva la chose mauvaise, et le digne monarque, il est vrai,pardonna généreusement au coupeur de franges ; mais peut-êtreavait-il bien dîné. Vois quelle distance entre lui et Mimi !Mimi, quand elle a appris l’infortune de Rougette, assurément étaità jeun. Sois convaincu que le morceau de galette qu’elle avaitemporté de chez moi était destiné par avance à composer son proprerepas. Or, que fait-elle ? Au lieu de déjeuner, elle va à lamesse, et en ceci elle se montre encore au moins l’égale du roiRobert, qui était fort pieux, j’en conviens, mais qui perdait sontemps à chanter au lutrin, pendant que les Normands faisaient lediable à quatre. Le roi Robert abandonne sa frange, et, en somme,le manteau lui reste. Mimi envoie sa robe tout entière au pèreCadédis, action incomparable en ce que Mimi est femme, jeune,jolie, coquette et pauvre ; et note bien que cette robe luiest nécessaire pour qu’elle puisse aller, comme de coutume, à sonmagasin, gagner le pain de sa journée. Non seulement donc elle seprive du morceau de galette qu’elle allait avaler, mais elle se metvolontairement dans le cas de ne pas dîner. Observons en outre quele père Cadédis est fort éloigné d’être un mendiant, et de setraîner à quatre pattes sous la table. Le roi Robert, renonçant àsa frange, ne fait pas un grand sacrifice, puisqu’il la trouvetoute coupée d’avance, et c’est à savoir si cette frange étaitcoupée de travers ou non, et en état d’être recousue ; tandisque Mimi, de son propre mouvement, bien loin d’attendre qu’on luivole sa robe, arrache elle-même de dessus son pauvre corps cevêtement, plus précieux, plus utile que le clinquant de tous lespassementiers de Paris. Elle sort vêtue d’un rideau ; maissois sûr qu’elle n’irait pas ainsi dans un autre lieu que l’église.Elle se ferait plutôt couper un bras que de se laisser voir ainsifagotée au Luxembourg ou aux Tuileries ; mais elle ose semontrer à Dieu, parce qu’il est l’heure où elle prie tous lesjours. Crois-moi, Eugène, dans ce seul fait de traverser avec sonrideau la place Saint-Michel, la rue de Tournon et la rue duPetit-Lion, où elle connaît tout le monde, il y a plus de courage,d’humilité et de religion véritable que dans toutes les hymnes dubon roi Robert, dont tout le monde parle pourtant, depuis le grandBossuet jusqu’au plat Anquetil, tandis que Mimi mourra inconnuedans son cinquième étage, entre un pot de fleurs et un ourlet.– Tant mieux pour elle, dit Eugène.

– Si je voulais maintenant, ditMarcel, continuer à comparer, je pourrais te faire un parallèleentre Mucius Scævola et Rougette. Penses-tu, en effet, qu’il soitplus difficile à un Romain du temps de Tarquin de tenir son bras,pendant cinq minutes, au-dessus d’un réchaud allumé, qu’à unegrisette contemporaine de rester vingt-quatre heures sansmanger ? Ni l’un ni l’autre n’ont crié, mais examine par quelsmotifs. Mucius est au milieu d’un camp, en présence d’un roiétrusque qu’il a voulu assassiner ; il a manqué son coup d’unemanière pitoyable, il est entre les mains des gendarmes.Qu’imagine-t-il ? Une bravade. Pour qu’on l’admire avant qu’onle pende, il se roussit le poing sur un tison (car rien ne prouveque le brasier fût bien chaud, ni que le poing soit tombé encendres). Là-dessus, le digne Porsenna, stupéfait de safanfaronnade, lui pardonne et le renvoie chez lui. Il est à parierque ledit Porsenna, capable d’un tel pardon, avait une bonnefigure, et que Scævola se doutait que, en sacrifiant son bras, ilsauvait sa tête. Rougette, au contraire, endure patiemment le plushorrible et le plus lent des supplices, celui de la faim ;personne ne la regarde. Elle est seule au fond d’un grenier, etelle n’a là pour l’admirer ni Porsenna, c’est-à-dire le baron, niles Romains, c’est-à-dire les voisins, ni les Étrusques,c’est-à-dire ses créanciers, ni même le brasier, car son poêle estéteint. Or pourquoi souffre-t-elle sans se plaindre ? Parvanité d’abord, cela est certain, mais Mucius est dans le mêmecas ; par grandeur d’âme ensuite, et ici est sa gloire ;car si elle reste muette derrière son verrou, c’est précisémentpour que ses amis ne sachent pas qu’elle se meurt, pour qu’on n’aitpas pitié de son courage, pour que sa camarade Pinson, qu’elle saitbonne et toute dévouée, ne soit pas obligée, comme elle l’a fait,de lui donner sa robe et sa galette. Mucius, à la place deRougette, eût fait semblant de mourir en silence mais c’eût étédans un carrefour ou à la porte de Flicoteaux. Son taciturne etsublime orgueil eût été une manière délicate de demander àl’assistance un verre de vin et un croûton. Rougette, il est vrai,a demandé un louis au baron, que je persiste à comparer à Porsenna.Mais ne vois-tu pas que le baron doit évidemment être redevable àRougette de quelques obligations personnelles ? Cela saute auxyeux du moins clairvoyant. Comme tu l’as, d’ailleurs, sagementremarqué, il se peut que le baron soit à la campagne, et dès lorsRougette est perdue. Et ne crois pas pouvoir me répondre ici parcette vaine objection qu’on oppose à toutes les belles actions desfemmes, à savoir qu’elles ne savent ce qu’elles font, et qu’ellescourent au danger comme les chats sur les gouttières. Rougette saitce qu’est la mort ; elle l’a vue de près au pont d’Iéna, carelle s’est déjà jetée à l’eau une fois, et je lui ai demandé sielle avait souffert. Elle m’a dit que non, qu’elle n’avait riensenti, excepté au moment où on l’avait repêchée, parce que lesbateliers la tiraient par les jambes, et qu’ils lui avaient, à cequ’elle disait, raclé la tête sur le bord dubateau.

– Assez ! dit Eugène, fais-moigrâce de tes affreuses plaisanteries. Réponds-moisérieusement : crois-tu que de si horribles épreuves, tant defois répétées, toujours menaçantes, puissent enfin porter quelquefruit ? Ces pauvres filles, livrées à elles-mêmes, sans appui,sans conseil, ont-elles assez de bon sens pour avoir del’expérience ? Y a-t-il un démon, attaché à elles, qui lesvoue à tout jamais au malheur et à la folie, ou, malgré tantd’extravagances, peuvent-elles revenir au bien ? En voilà unequi prie Dieu, dis-tu ? elle va à l’église, elle remplit sesdevoirs, elle vit honnêtement de son travail ; ses compagnesparaissent l’estimer,… et vous autres mauvais sujets, vous ne latraitez pas vous-mêmes avec votre légèreté habituelle. En voilà uneautre qui passe sans cesse de l’étourderie à la misère, de laprodigalité aux horreurs de la faim. Certes, elle doit se rappelerlongtemps les leçons cruelles qu’elle reçoit. Crois-tu que, avec desages avis, une conduite réglée, un peu d’aide, on puisse faire detelles femmes des êtres raisonnables ? S’il en est ainsi,dis-le-moi ; une occasion s’offre à nous. Allons de ce paschez la pauvre Rougette ; elle, est sans doute encore biensouffrante, et son amie veille à son chevet. Ne me décourage pas,laisse-moi agir. Je veux essayer de les ramener dans la bonneroute, de leur parler un langage sincère ; je ne veux leurfaire ni sermon ni reproches. Je veux m’approcher de ce lit, leurprendre la main, et leur dire… »

En ce moment, les deux amis passaientdevant le café Tortoni. La silhouette de deux jeunes femmes, quiprenaient des glaces près d’une fenêtre, se dessinait à la clartédes lustres. L’une d’elles agita son mouchoir, et l’autre partitd’un éclat de rire.

« Parbleu ! dit Marcel,si tu veux leur parler, nous n’avons que faire d’aller si loin, carles voilà, Dieu me pardonne ! Je reconnais Mimi à sa robe, etRougette à son panache blanc, toujours sur le chemin de lafriandise. Il paraît que monsieur le baron a bien fait les choses.– Et une pareille folie, dit Eugène, ne t’épouvantepas ?

– Si fait, dit Marcel ; mais,je t’en prie, quand tu diras du mal des grisettes, fais uneexception pour la petite Pinson. Elle nous a conté une histoire àsouper, elle a engagé sa robe pour quatre francs, elle s’est faitun châle avec un rideau ; et qui dit ce qu’il sait, qui donnece qu’il a, qui fait ce qu’il peut, n’est pas obligé àdavantage. »

FIN DE MIMI PINSON.

Ce profil de grisette, commel’appelle l’auteur, a été composé pour le Diable à Paris,ouvrage publié par livraisons et orné de dessins parGavarni.

Ce conte est entièrement de pureinvention.

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