Nouvelles et Contes – Tome II

II

Mademoiselle Pinson n’était pas précisément cequ’on appelle une jolie femme. Il y a beaucoup de différence entreune jolie femme et une jolie grisette. Si une jolie femme, reconnuepour telle, et ainsi nommée en langue parisienne, s’avisait demettre un petit bonnet, une robe de guingamp et un tablier de soie,elle serait tenue, il est vrai, de paraître une jolie grisette.Mais si une grisette s’affuble d’un chapeau, d’un camail de velourset d’une robe de Palmyre, elle n’est nullement forcée d’être unejolie femme ; bien au contraire, il est probable qu’elle aural’air d’un porte-manteau, et, en l’ayant, elle sera dans son droit.La différence consiste donc dans les conditions où vivent ces deuxêtres, et principalement dans ce morceau de carton roulé, recouvertd’étoffe et appelé chapeau, que les femmes ont jugé à propos des’appliquer de chaque côté de la tête, à peu près comme lesœillères des chevaux. (Il faut remarquer cependant que les œillèresempêchent les chevaux de regarder de côté et d’autre, et que lemorceau de carton n’empêche rien du tout.)

Quoi qu’il en soit, un petit bonnet autoriseun nez retroussé, qui, à son tour, veut une bouche bien fendue, àlaquelle il faut de belles dents et un visage rond pour cadre. Unvisage rond demande des yeux brillants ; le mieux est qu’ilssoient le plus noirs possible, et les sourcils à l’avenant. Lescheveux sont ad libitum, attendu que les yeux noirss’arrangent de tout. Un tel ensemble, comme on le voit, est loin dela beauté proprement dite. C’est ce qu’on appelle une figurechiffonnée, figure classique de grisette, qui serait peut-êtrelaide sous le morceau de carton, mais que le bonnet rend parfoischarmante, et plus jolie que la beauté. Ainsi était mademoisellePinson.

Marcel s’était mis dans la tête qu’Eugènedevait faire la cour à cette demoiselle ; pourquoi ? jen’en sais rien, si ce n’est qu’il était lui-même l’adorateur demademoiselle Zélia, amie intime de mademoiselle Pinson. Il luisemblait naturel et commode d’arranger ainsi les choses à son goût,et de faire amicalement l’amour. De pareils calculs ne sont pasrares, et réussissent assez souvent, l’occasion, depuis que lemonde existe, étant, de toutes les tentations, la plus forte. Quipeut dire ce qu’ont fait naître d’événements heureux ou malheureux,d’amours, de querelles, de joies ou de désespoirs, deux portesvoisines, un escalier secret, un corridor, un carreaucassé ?

Certains caractères, pourtant, se refusent àces jeux du hasard. Ils veulent conquérir leurs jouissances, nonles gagner à la loterie, et ne se sentent pas disposés à aimerparce qu’ils se trouvent en diligence à côté d’une jolie femme. Telétait Eugène, et Marcel le savait ; aussi avait-il formédepuis longtemps un projet assez simple, qu’il croyait merveilleuxet surtout infaillible pour vaincre la résistance de soncompagnon.

Il avait résolu de donner un souper, et netrouva rien de mieux que de choisir pour prétexte le jour de sapropre fête. Il fit donc apporter chez lui deux douzaines debouteilles de bière, un gros morceau de veau froid avec de lasalade, une énorme galette de plomb, et une bouteille de vin deChampagne. Il invita d’abord deux étudiants de ses amis, puis ilfit savoir à mademoiselle Zélia qu’il y avait le soir gala à lamaison, et qu’elle eût à amener mademoiselle Pinson. Elles n’eurentgarde d’y manquer. Marcel passait, à juste titre, pour un destalons rouges du quartier Latin, de ces gens qu’on ne refusepas ; et sept heures du soir venaient à peine de sonner, queles deux grisettes frappaient à la porte de l’étudiant,mademoiselle Zélia en robe courte, en brodequins gris et en bonnetà fleurs, mademoiselle Pinson, plus modeste, vêtue d’une robe noirequi ne la quittait pas, et qui lui donnait, disait-on, une sorte depetit air espagnol dont elle se montrait fort jalouse. Toutes deuxignoraient, on le pense bien, les secrets desseins de leurhôte.

Marcel n’avait pas fait la maladressed’inviter Eugène d’avance ; il eût été trop sûr d’un refus desa part. Ce fut seulement lorsque ces demoiselles eurent pris placeà table, et après le premier verre vidé, qu’il demanda lapermission de s’absenter quelques instants pour aller chercher unconvive, et qu’il se dirigea vers la maison qu’habitaitEugène ; il le trouva, comme d’ordinaire, à son travail, seul,entouré de ses livres. Après quelques propos insignifiants, ilcommença à lui faire tout doucement ses reproches accoutumés, qu’ilse fatiguait trop, qu’il avait tort de ne prendre aucunedistraction, puis il lui proposa un tour de promenade. Eugène, unpeu las, en effet, ayant étudié toute la journée, accepta ;les deux jeunes gens sortirent ensemble, et il ne fut pas difficileà Marcel, après quelques tours d’allée au Luxembourg, d’obliger sonami à entrer chez lui.

Les deux grisettes, restées seules, etennuyées probablement d’attendre, avaient débuté par se mettre àl’aise ; elles avaient ôté leurs châles et leurs bonnets, etdansaient en chantant une contredanse, non sans faire, de temps entemps, honneur aux provisions, par manière d’essai. Les yeux déjàbrillants et le visage animé, elles s’arrêtèrent joyeuses et un peuessoufflées, lorsque Eugène les salua d’un air à la fois timide etsurpris. Attendu ses mœurs solitaires, il était à peine connud’elles ; aussi l’eurent-elles bientôt dévisagé des pieds à latête avec cette curiosité intrépide qui est le privilège de leurcaste ; puis elles reprirent leur chanson et leur danse, commesi de rien n’était. Le nouveau venu, à demi déconcerté, faisaitdéjà quelques pas en arrière songeant peut-être à la retraite,lorsque Marcel, ayant fermé la porte à double tour, jeta bruyammentla clef sur la table.

« Personne encore !s’écria-t-il. Que font donc nos amis ? Mais n’importe, lesauvage nous appartient. Mesdemoiselles, je vous présente le plusvertueux jeune homme de France et de Navarre, qui désire depuislongtemps avoir l’honneur de faire votre connaissance, et qui est,particulièrement, grand admirateur de mademoiselle Pinson. »La contredanse s’arrêta de nouveau ; mademoiselle Pinson fitun léger salut, et reprit son bonnet.

« Eugène ! s’écriaMarcel, c’est aujourd’hui ma fête ; ces deux dames ont bienvoulu venir la célébrer avec nous. Je t’ai presque amené de force,c’est vrai ; mais j’espère que tu resteras de bon gré, à notrecommune prière. Il est à présent huit heures à peu près ; nousavons le temps de fumer une pipe en attendant que l’appétit nousvienne. » Parlant ainsi, il jeta un regard significatif àmademoiselle Pinson, qui, le comprenant aussitôt, s’inclina uneseconde fois en souriant, et dit d’une voix douce à Eugène :Oui, monsieur, nous vous en prions.

En ce moment les deux étudiants queMarcel avait invités frappèrent à la porte. Eugène vit qu’il n’yavait pas moyen de reculer sans trop de mauvaise grâce, et, serésignant, prit place avec les autres.

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