Nouvelles et Contes – Tome II

V

Le jour commençait à paraître quand lacompagnie se sépara. Eugène, avant de rentrer chez lui, marchaquelque temps dans les rues pour respirer l’air frais du matin.Suivant toujours ses tristes pensées, il se répétait tout bas,malgré lui, la chanson de la grisette :

Elle n’a qu’une robe au monde

Et qu’un bonnet.

« Est-ce possible ? sedemandait-il. La misère peut-elle être poussée à ce point, semontrer si franchement, et se railler d’elle-même ? Peut-onrire de ce qu’on manque de pain ? Le morceau de galetteemporté n’était pas un indice douteux. Eugène ne pouvait s’empêcherd’en sourire, et en même temps d’être ému de pitié. – Cependant,pensait-il encore, elle a pris de la galette et non du pain, il sepeut que ce soit par gourmandise. Qui sait ? c’est peut-êtrel’enfant d’une voisine à qui elle veut rapporter un gâteau,peut-être une portière bavarde, qui raconterait qu’elle a passé lanuit dehors, un Cerbère qu’il faut apaiser. »

Ne regardant pas où il allait, Eugènes’était engagé par hasard dans ce dédale de petites rues qui sontderrière le carrefour Buci, et dans lesquelles une voiture passe àpeine. Au moment où il allait revenir sur ses pas, une femme,enveloppée dans un mauvais peignoir, la tête nue, les cheveux endésordre, pâle et défaite, sortit d’une vieille maison. Ellesemblait tellement faible qu’elle pouvait à peine marcher ;ses genoux fléchissaient ; elle s’appuyait sur les murailles,et paraissait vouloir se diriger vers une porte voisine, où setrouvait une boîte aux lettres, pour y jeter un billet qu’elletenait à la main. Surpris et effrayé, Eugène s’approcha d’elle etlui demanda où elle allait, ce qu’elle cherchait, et s’il pouvaitl’aider. En même temps il étendit le bras pour la soutenir, carelle était près de tomber sur une borne. Mais, sans lui répondre,elle recula avec une sorte de crainte et de fierté. Elle posa sonbillet sur la borne, montra du doigt la boîte, et paraissantrassembler toutes ses forces : « Là ! »dit-elle seulement ; puis, continuant à se traîner aux murs,elle regagna sa maison. Eugène essaya en vain de l’obliger àprendre son bras et de renouveler ses questions. Elle rentralentement dans l’allée sombre et étroite dont elle était sortie.Eugène avait ramassé la lettre ; il fit d’abord quelques paspour la mettre à la poste, mais il s’arrêta bientôt. Cette étrangerencontre l’avait si fort troublé, et il se sentait frappé d’unesorte d’horreur mêlée d’une compassion si vive, que, avant deprendre le temps de la réflexion, il rompit le cachet presqueinvolontairement. Il lui semblait odieux et impossible de ne paschercher, n’importe par quel moyen, à pénétrer un tel mystère.Évidemment cette femme était mourante ; était-ce de maladie oude faim ? Ce devait être, en tout cas, de misère. Eugèneouvrit la lettre ; elle portait sur l’adresse : « Àmonsieur le baron de ***, » et renfermait ce quisuit :

« Lisez cette lettre, monsieur, et,par pitié, ne rejetez pas ma prière. Vous pouvez me sauver, et vousseul le pouvez. Croyez ce que je vous dis, sauvez-moi, et vousaurez fait une bonne action, qui vous portera bonheur. Je viens defaire une cruelle maladie, qui m’a ôté le peu de force et decourage que j’avais. Le mois d’août, je rentre en magasin ;mes effets sont retenus dans mon dernier logement, et j’ai presquela certitude qu’avant samedi je me trouverai tout à fait sansasile. J’ai si peur de mourir de faim, que ce matin j’avais pris larésolution de me jeter à l’eau, car je n’ai rien pris encore depuisprès de vingt-quatre heures. Lorsque je me suis souvenue de vous,un peu d’espoir m’est venu au cœur. N’est-ce pas que je ne me suispas trompée ? Monsieur, je vous en supplie à genoux, si peuque vous ferez pour moi me laissera respirer encore quelques jours.Moi, j’ai peur de mourir, et puis je n’ai que vingt-troisans ! Je viendrai peut-être à bout, avec un peu d’aide,d’atteindre le premier du mois. Si je savais des mots pour excitervotre pitié, je vous les dirais, mais rien ne me vient à l’idée. Jene puis que pleurer de mon impuissance, car, je le crains bien,vous ferez de ma lettre comme on fait quand on en reçoit tropsouvent de pareilles : vous la déchirerez sans penser qu’unepauvre femme est là qui attend les heures et les minutes avecl’espoir que vous aurez pensé qu’il serait par trop cruel de lalaisser ainsi dans l’incertitude. Ce n’est pas l’idée de donner unlouis, qui est si peu de chose pour vous, qui vous retiendra, j’ensuis persuadée ; aussi il me semble que rien ne vous est plusfacile que de plier votre aumône dans un papier, et de mettre surl’adresse : « À mademoiselle Bertin, rue del’Éperon. » J’ai changé de nom depuis que je travaille dansles magasins, car le mien est celui de ma mère. En sortant de chezvous, donnez cela à un commissionnaire. J’attendrai mercredi etjeudi, et je prierai avec ferveur pour que Dieu vous rendehumain.

« Il me vient à l’idée que vous necroyez pas à tant de misère ; mais si vous me voyiez, vousseriez convaincu.

« ROUGETTE. »

Si Eugène avait d’abord été touché enlisant ces lignes, son étonnement redoubla, on le pense bien,lorsqu’il vit la signature. Ainsi c’était cette même fille quiavait follement dépensé son argent en parties de plaisir, etimaginé ce souper ridicule raconté par mademoiselle Pinson, c’étaitelle que le malheur réduisait à cette souffrance et à une semblableprière ! Tant d’imprévoyance et de folie semblait à Eugène unrêve incroyable. Mais point de doute, la signature était là ;et mademoiselle Pinson, dans le courant de la soirée, avaitégalement prononcé le nom de guerre de son amie Rougette, devenuemademoiselle Bertin. Comment se trouvait-elle tout à coupabandonnée, sans secours, sans pain, presque sans asile ? Quefaisaient ses amies de la veille, pendant qu’elle expiraitpeut-être dans quelque grenier de cette maison ? Etqu’était-ce que cette maison même où l’on pouvait mourirainsi ?

Ce n’était pas le moment de faire desconjectures ; le plus pressé était de venir au secours de lafaim.

Eugène commença par entrer dans laboutique d’un restaurateur qui venait de s’ouvrir, et par acheterce qu’il put y trouver. Cela fait, il s’achemina, suivi du garçon,vers le logis de Rougette ; mais il éprouvait de l’embarras àse présenter brusquement ainsi. L’air de fierté qu’il avait trouvéà cette pauvre fille lui faisait craindre, sinon un refus, du moinsun mouvement de vanité blessée ; comment lui avouer qu’ilavait lu sa lettre ?

Lorsqu’il fut arrivé devant laporte :

« Connaissez-vous, dit-il augarçon, une jeune personne qui demeure dans cette maison, et quis’appelle mademoiselle Bertin ? – Oh que oui !monsieur, répondit le garçon. C’est nous qui portons habituellementchez elle. Mais si monsieur y va, ce n’est pas le jour.Actuellement elle est à la campagne.

– Qui vous l’a dit ? demandaEugène.

– Pardi ! monsieur, c’est laportière. Mademoiselle Rougette aime à bien dîner, mais elle n’aimepas beaucoup à payer. Elle a plus tôt fait de commander des pouletsrôtis et des homards que rien du tout ; mais, pour voir sonargent, ce n’est pas une fois qu’il faut y retourner ! Aussinous savons, dans le quartier, quand elle y est ou quand elle n’yest pas…

– Elle est revenue, reprit Eugène.Montez chez elle, laissez-lui ce que vous portez, et si elle vousdoit quelque chose, ne lui demandez rien aujourd’hui. Cela meregarde, et je reviendrai. Si elle veut savoir qui lui envoie ceci,vous lui répondrez que c’est le baron de ***. »

Sur ces mots, Eugène s’éloigna. Cheminfaisant, il rajusta comme il put le cachet de la lettre, et la mità la poste. – Après tout, pensa-t-il, Rougette ne refusera pas, etsi elle trouve que la réponse à son billet a été un peu prompte,elle s’en expliquera avec son baron.

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