Nouvelles et Contes – Tome II

VI

Les étudiants, non plus que les grisettes, nesont pas riches tous les jours. Eugène comprenait très bien que,pour donner un air de vraisemblance à la petite fable que le garçondevait faire, il eût fallu joindre à son envoi le louis quedemandait Rougette ; mais là était la difficulté. Les louis nesont pas précisément la monnaie courante de la rue Saint-Jacques.D’une autre part, Eugène venait de s’engager à payer lerestaurateur, et, par malheur, son tiroir, en ce moment, n’étaitguère mieux garni que sa poche. C’est pourquoi il prit sansdifférer le chemin de la place du Panthéon.

En ce temps-là demeurait encore sur cetteplace ce fameux barbier qui a fait banqueroute, et s’est ruiné enruinant les autres. Là, dans l’arrière-boutique, où se faisait ensecret la grande et la petite usure, venait tous les joursl’étudiant pauvre et sans souci, amoureux peut-être, emprunter àénorme intérêt quelques pièces dépensées gaiement le soir etchèrement payées le lendemain. Là entrait furtivement la grisette,la tête basse, le regard honteux, venant louer pour une partie decampagne un chapeau fané, un châle reteint, une chemise achetée aumont-de-piété. Là, des jeunes gens de bonne maison, ayant besoin devingt-cinq louis, souscrivaient pour deux ou trois mille francs delettres de change. Des mineurs mangeaient leur bien en herbe ;des étourdis ruinaient leur famille, et souvent perdaient leuravenir. Depuis la courtisane titrée, à qui un bracelet tourne latête, jusqu’au cuistre nécessiteux qui convoite un bouquin ou unplat de lentilles, tout venait là comme aux sources du Pactole, etl’usurier barbier, fier de sa clientèle et de ses exploits jusqu’às’en vanter, entretenait la prison de Clichy en attendant qu’il yallât lui-même.

Telle était la triste ressource à laquelleEugène, bien qu’avec répugnance, allait avoir recours pour obligerRougette, ou pour être du moins en mesure de le faire ; car ilne lui semblait pas prouvé que la demande adressée au baronproduisît l’effet désirable. C’était de la part d’un étudiantbeaucoup de charité, à vrai dire, que de s’engager ainsi pour uneinconnue ; mais Eugène croyait en Dieu : toute bonneaction lui semblait nécessaire.

Le premier visage qu’il aperçut, en entrantchez le barbier, fut celui de son ami Marcel, assis devant unetoilette, une serviette au cou, et feignant de se faire coiffer. Lepauvre garçon venait peut-être chercher de quoi payer son souper dela veille ; il semblait fort préoccupé, et fronçait lessourcils d’un air peu satisfait, tandis que le coiffeur, feignantde son côté de lui passer dans les cheveux un fer parfaitementfroid, lui parlait à demi-voix dans son accent gascon. Devant uneautre toilette, dans un petit cabinet, se tenait assis, égalementaffublé d’une serviette, un étranger fort inquiet, regardant sanscesse de côté et d’autre, et, par la porte entr’ouverte del’arrière-boutique, on apercevait, dans une vieille psyché, lasilhouette passablement maigre d’une jeune fille, qui, aidée de lafemme du coiffeur, essayait une robe à carreaux écossais.

« Que viens-tu faire ici à cetteheure ? » s’écria Marcel, dont la figure repritl’expression de sa bonne humeur habituelle, dès qu’il reconnut sonami. Eugène s’assit près de la toilette, et expliqua en peu de motsla rencontre qu’il avait faite et le dessein quil’amenait.

« Ma foi, dit Marcel, tu esbien candide. De quoi te mêles-tu, puisqu’il y a un baron ? Tuas vu une jeune fille intéressante qui éprouvait le besoin deprendre quelque nourriture ; tu lui as payé un poulet froid,c’est digne de toi ; il n’y a rien à dire. Tu n’exiges d’elleaucune reconnaissance, l’incognito te plaît ; c’est héroïque.Mais aller plus loin, c’est de la chevalerie. Engager sa montre ousa signature pour une lingère que protège un baron, et que l’on n’apas l’honneur de fréquenter, cela ne s’est pratiqué, de mémoirehumaine, que dans la Bibliothèque bleue. – Ris de moi si tuveux, répondit Eugène. Je sais qu’il y a dans ce monde beaucoupplus de malheureux que je n’en puis soulager. Ceux que je neconnais pas, je les plains ; mais si j’en vois un, il faut queje l’aide. Il m’est impossible, quoi que je fasse, de resterindifférent devant la souffrance. Ma charité ne va pas jusqu’àchercher les pauvres, je ne suis pas assez riche pour cela ;mais quand je les trouve, je fais l’aumône.

– En ce cas, reprit Marcel, tu asfort à faire ; il n’en manque pas dans ce pays-ci.

– Qu’importe ? dit Eugène,encore ému du spectacle dont il venait d’être témoin ; vaut-ilmieux laisser mourir les gens et passer son chemin ? Cettemalheureuse est une étourdie, une folle, tout ce que tuvoudras ; elle ne mérite peut-être pas la compassion qu’ellefait naître ; mais cette compassion, je la sens. Vaut-il mieuxagir comme ses bonnes amies, qui déjà ne semblent pas plus sesoucier d’elle que si elle n’était plus au monde, et qui l’aidaienthier à se ruiner ? À qui peut-elle avoir recours ? à unétranger qui allumera un cigare avec sa lettre, ou à mademoisellePinson, je suppose, qui soupe en ville et danse de tout son cœur,pendant que sa compagne meurt de faim ? Je t’avoue, mon cherMarcel, que tout cela, bien sincèrement, me fait horreur. Cettepetite évaporée d’hier soir, avec sa chanson et ses quolibets,riant et babillant chez toi, au moment même où l’autre, l’héroïnede son conte, expire dans un grenier, me soulève le cœur. Vivreainsi en amies, presque en sœurs, pendant des jours et dessemaines, courir les théâtres, les bals, les cafés, et ne passavoir le lendemain si l’une est morte et l’autre en vie, c’est pisque l’indifférence des égoïstes, c’est l’insensibilité de la brute.Ta demoiselle Pinson est un monstre, et tes grisettes que tuvantes, ces mœurs sans vergogne, ces amitiés sans âme, je ne saisrien de si méprisable ! »

Le barbier, qui, pendant ces discours,avait écouté en silence, et continué de promener son fer froid surla tête de Marcel, sourit d’un air malin lorsque Eugène se tut.Tour à tour bavard comme une pie, ou plutôt comme un perruquierqu’il était, lorsqu’il s’agissait de méchants propos, taciturne etlaconique comme un Spartiate dès que les affaires étaient en jeu,il avait adopté la prudente habitude de laisser toujours d’abordparler ses pratiques, avant de mêler son mot à la conversation.L’indignation qu’exprimait Eugène en termes si violents lui fittoutefois rompre le silence.

« Vous êtes sévère, monsieur,dit-il en riant et en gasconnant. J’ai l’honneur de coiffermademoiselle Mimi, et je crois que c’est une fort excellentepersonne. – Oui, dit Eugène, excellente en effet, s’il estquestion de boire et de fumer.

– Possible, reprit le barbier, jene dis pas non. Les jeunes personnes, ça rit, ça chante, ça fume,mais il y en a qui ont du cœur.

– Où voulez-vous en venir, pèreCadédis ? demanda Marcel. Pas tant de diplomatie ;expliquez-vous tout net.

– Je veux dire, répliqua le barbieren montrant l’arrière-boutique, qu’il y a là, pendue à un clou, unepetite robe de soie noire que ces messieurs connaissent sans doute,s’ils connaissent la propriétaire, car elle ne possède pas unegarde-robe très compliquée. Mademoiselle Mimi m’a envoyé cette robece matin au petit jour ; et je présume que, si elle n’est pasvenue au secours de la petite Rougette, c’est qu’elle-même ne roulepas sur l’or.

– Voilà qui est curieux, ditMarcel, se levant et entrant dans l’arrière-boutique, sans égardpour la pauvre femme aux carreaux écossais. La chanson de Mimi en adonc menti, puisqu’elle met sa robe en gage ? Mais avec quoidiable fera-t-elle ses visites à présent ? Elle ne va donc pasdans le monde aujourd’hui ? »

Eugène avait suivi son ami.

Le barbier ne les trompait pas :dans un coin poudreux, au milieu d’autres hardes de toute espèce,était humblement et tristement suspendue l’unique robe demademoiselle Pinson.

« C’est bien cela, ditMarcel ; je reconnais ce vêtement pour l’avoir vu tout neuf ily a dix-huit mois. C’est la robe de chambre, l’amazone etl’uniforme de parade de Mimi. Il doit y avoir à la manche gaucheune petite tache grosse comme une pièce de cinq sous, causée parlevin de Champagne. Et combien avez-vous prêté là-dessus, pèreCadédis ? car je suppose que cette robe n’est pas vendue, etqu’elle ne se trouve dans ce boudoir qu’en qualité de nantissement.– J’ai prêté quatre francs, répondit le barbier ; et jevous assure, monsieur, que c’est pure charité. À toute autre jen’aurais pas avancé plus de quarante sous, car la pièce estdiablement mûre ; on y voit à travers, c’est une lanternemagique. Mais je sais que mademoiselle Mimi me payera ; elleest bonne pour quatre francs.

– Pauvre Mimi ! reprit Marcel.Je gagerais tout de suite mon bonnet qu’elle n’a emprunté cettepetite somme que pour l’envoyer à Rougette.

– Ou pour payer quelque dettecriarde, dit Eugène.

– Non, dit Marcel, je connaisMimi ; je la crois incapable de se dépouiller pour uncréancier.

– Possible encore, dit le barbier.J’ai connu mademoiselle Mimi dans une position meilleure que celleoù elle se trouve actuellement ; elle avait alors un grandnombre de dettes. On se présentait journellement chez elle poursaisir ce qu’elle possédait, et on avait fini, en effet, par luiprendre tous ses meubles, excepté son lit, car ces messieurs saventsans doute qu’on ne prend pas le lit d’un débiteur. Or,mademoiselle Mimi avait dans ce temps-là quatre robes fortconvenables. Elle les mettait toutes les quatre l’une sur l’autre,et elle couchait avec pour qu’on ne les saisît pas ; c’estpourquoi je serais surpris si, n’ayant plus qu’une seule robeaujourd’hui, elle l’engageait pour payer quelqu’un.

– Pauvre Mimi ! répéta Marcel.Mais, en vérité, comment s’arrange-t-elle ? Elle a donc trompéses amis ? elle possède donc un vêtement inconnu ?Peut-être se trouve-t-elle malade d’avoir trop mangé de galette,et, en effet, si elle est au lit, elle n’a que faire de s’habiller.N’importe, père Cadédis, cette robe me fait peine, avec ses manchespendantes qui ont l’air de demander grâce ; tenez,retranchez-moi quatre francs sur les trente-cinq livres que vousvenez de m’avancer, et mettez-moi cette robe dans une serviette,que je la rapporte à cette enfant. Eh bien ! Eugène,continua-t-il, que dit à cela ta charitéchrétienne ?

– Que tu as raison, réponditEugène, de parler et d’agir comme tu fais, mais que je n’aipeut-être pas tort ; j’en fais le pari, si tu veux.

– Soit, dit Marcel, parions uncigare, comme les membres du Jockey-Club. Aussi bien, tu n’as plusque faire ici. J’ai trente et un francs, nous sommes riches. Allonsde ce pas chez mademoiselle Pinson ; je suis curieux de lavoir. »

Il mit la robe sous son bras et tousdeux sortirent de la boutique.

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