Nouvelles et Contes – Tome II

I

Qu’il est glorieux, mais qu’il est pénibled’être en ce monde un merle exceptionnel ! Je ne suis point unoiseau fabuleux, et M. de Buffon m’a décrit. Mais,hélas ! je suis extrêmement rare et très difficile à trouver.Plût au ciel que je fusse tout à fait impossible !

Mon père et ma mère étaient deux bonnes gensqui vivaient, depuis nombre d’années, au fond d’un vieux jardinretiré du Marais. C’était un ménage exemplaire. Pendant que mamère, assise dans un buisson fourré, pondait régulièrement troisfois par an, et couvait, tout en sommeillant, avec une religionpatriarcale, mon père, encore fort propre et fort pétulant, malgréson grand âge, picorait autour d’elle toute la journée, luiapportant de beaux insectes qu’il saisissait délicatement par lebout de la queue pour ne pas dégoûter sa femme, et, la nuit venue,il ne manquait jamais, quand il faisait beau, de la régaler d’unechanson qui réjouissait tout le voisinage. Jamais une querelle,jamais le moindre nuage n’avait troublé cette douce union.

À peine fus-je venu au monde, que, pour làpremière fois de sa vie, mon père commença à montrer de la mauvaisehumeur. Bien que je ne fusse encore que d’un gris douteux, il nereconnaissait en moi ni la couleur, ni la tournure de sa nombreusepostérité.

« Voilà un sale enfant, disait-ilquelquefois en me regardant de travers ; il faut que cegamin-là aille apparemment se fourrer dans tous les plâtras et tousles tas de boue qu’il rencontre, pour être toujours si laid et sicrotté. – Eh, mon Dieu ! mon ami, répondait ma mère,toujours roulée en boule dans une vieille écuelle dont elle avaitfait son nid, ne voyez-vous pas que c’est de son âge ? Etvous-même, dans votre jeune temps, n’avez-vous pas été un charmantvaurien ? Laissez grandir notre merlichon, et vous verrezcomme il sera beau ; il est des mieux que j’aiepondus. »

Tout en prenant ainsi ma défense, mamère ne s’y trompait pas ; elle voyait pousser mon fatalplumage, qui lui semblait une monstruosité ; mais elle faisaitcomme toutes les mères qui s’attachent souvent à leurs enfants parcela même qu’ils sont maltraités de la nature, comme si la faute enétait à elles, ou comme si elles repoussaient d’avance l’injusticedu sort qui doit les frapper.

Quand vint le temps de ma première mue,mon père devint tout à fait pensif et me considéra attentivement.Tant que mes plumes tombèrent, il me traita encore avec assez debonté et me donna même la pâtée, me voyant grelotter presque nudans un coin ; mais dès que mes pauvres ailerons transiscommencèrent à se recouvrir de duvet, à chaque plume blanche qu’ilvit paraître, il entra dans une telle colère, que je craignis qu’ilne me plumât pour le reste de mes jours ! Hélas ! jen’avais pas de miroir ; j’ignorais le sujet de cette fureur,et je me demandais pourquoi le meilleur des pères se montrait pourmoi si barbare.

Un jour qu’un rayon de soleil et mafourrure naissante m’avaient mis, malgré moi, le cœur en joie,comme je voltigeais dans une allée, je me mis, pour mon malheur, àchanter. À la première note qu’il entendit, mon père sauta en l’aircomme une fusée.

« Qu’est-ce quej’entends-là ? s’écria-t-il ; est-ce ainsi qu’un merlesiffle ? est-ce ainsi que je siffle ? est-ce làsiffler ? » Et, s’abattant près de ma mère avec lacontenance la plus terrible :

« Malheureuse ! dit-il,qui est-ce qui a pondu dans ton nid ? » À ces mots, mamère indignée s’élança de son écuelle, non sans se faire du mal àune patte ; elle voulut parler, mais ses sanglots lasuffoquaient, elle tomba à terre à demi pâmée. Je la vis prèsd’expirer ; épouvanté et tremblant de peur, je me jetai auxgenoux de mon père.

« Ô mon père ! luidis-je, si je siffle de travers, et si je suis mal vêtu, que mamère n’en soit point punie ! Est-ce sa faute si la nature m’arefusé une voix comme la vôtre ? Est-ce sa faute si je n’aipas votre beau bec jaune et votre bel habit noir à la française,qui vous donnent l’air d’un marguillier en train d’avaler uneomelette ? Si le Ciel a fait de moi un monstre, et siquelqu’un doit en porter la peine, que je sois du moins le seulmalheureux ! – Il ne s’agit pas de cela, dit monpère ; que signifie la manière absurde dont tu viens de tepermettre de siffler ? qui t’a appris à siffler ainsi contretous les usages et toutes les règles ?

– Hélas ! monsieur,répondis-je humblement, j’ai sifflé comme je pouvais, me sentantgai parce qu’il fait beau, et ayant peut-être mangé trop demouches.

– On ne siffle pas ainsi dans mafamille, reprit mon père hors de lui. Il y a des siècles que noussifflons de père en fils, et, lorsque je fais entendre ma voix lanuit, apprends qu’il y a ici, au premier étage, un vieux monsieur,et au grenier une jeune grisette, qui ouvrent leurs fenêtres pourm’entendre. N’est-ce pas assez que j’aie devant les yeux l’affreusecouleur de tes sottes plumes qui te donnent l’air enfariné comme unpaillasse de la foire ? Si je n’étais le plus pacifique desmerles, je t’aurais déjà cent fois mis à nu, ni plus ni moins qu’unpoulet de basse-cour prêt à être embroché.

– Eh bien ! m’écriai-je,révolté de l’injustice de mon père, s’il en est ainsi, monsieur,qu’à cela ne tienne ! je me déroberai à votre présence, jedélivrerai vos regards de cette malheureuse queue blanche, parlaquelle vous me tirez toute la journée. Je partirai, monsieur, jefuirai ; assez d’autres enfants consoleront votre vieillesse,puisque ma mère pond trois fois par an ; j’irai loin de vouscacher ma misère, et peut-être, ajoutai-je en sanglotant, peut-êtretrouverai-je, dans le potager du voisin ou sur les gouttières,quelques vers de terre ou quelques araignées pour soutenir matriste existence.

– Comme tu voudras, répliqua monpère, loin de s’attendrir à ce discours ; que je ne te voieplus ! Tu n’es pas mon fils ; tu n’es pas unmerle.

– Et que suis-je donc, monsieur,s’il vous plaît ?

– Je n’en sais rien, mais tu n’espas un merle. » Après ces paroles foudroyantes, mon pères’éloigna à pas lents. Ma mère se releva tristement, et alla, enboitant, achever de pleurer dans son écuelle. Pour moi, confus etdésolé, je pris mon vol du mieux que je pus, et j’allai, comme jel’avais annoncé, me percher sur la gouttière d’une maisonvoisine.

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