Nouvelles et Contes – Tome II

IV

Avec la galette parut, dans sa gloire,l’unique bouteille de vin de Champagne qui devait composer ledessert. Avec le vin on parla chanson. – Je vois, dit Marcel, jevois, comme dit Cervantès, Zélia qui tousse ; c’est signequ’elle veut chanter. Mais, si ces messieurs le trouvent bon, c’estmoi qu’on fête, et qui par conséquent prie mademoiselle Mimi, sielle n’est pas enrouée par son anecdote, de nous honorer d’uncouplet. Eugène, continua-t-il, sois donc un peu galant, trinqueavec ta voisine, et demande-lui un couplet pour moi.

Eugène rougit et obéit. De même quemademoiselle Pinson n’avait pas dédaigné de le faire pour l’engagerlui-même à rester, il s’inclina, et lui dit timidement :

« Oui, mademoiselle, nous vous enprions. » En même temps il souleva son verre, et toucha celuide la grisette. De ce léger choc sortit un son clair etargentin ; mademoiselle Pinson saisit cette note au vol, etd’une voix pure et fraîche la continua longtemps encadence.

« Allons, dit-elle, j’yconsens, puisque mon verre me donne le la. Mais que voulez-vous queje vous chante ? Je ne suis pas bégueule, je vous en préviens,mais je ne sais pas de couplets de corps de garde. Je nem’encanaille pas la mémoire. – Connu, dit Marcel, vous êtesune vertu ; allez votre train, les opinions sontlibres.

– Eh bien ! repritmademoiselle Pinson, je vais vous chanter à la bonne venue descouplets qu’on a faits sur moi.

– Attention ! Quel estl’auteur ?

– Mes camarades du magasin. C’estde la poésie faite à l’aiguille ; ainsi je réclamel’indulgence.

– Y a-t-il un refrain à votrechanson ?

– Certainement ; la belledemande !

– En ce cas-là, dit Marcel, prenonsnos couteaux, et, au refrain, tapons sur la table, mais tâchonsd’aller en mesure. Zélia peut s’abstenir si elle veut.

– Pourquoi cela, malhonnêtegarçon ? demanda Zélia en colère ?

– Pour cause, réponditMarcel ; mais si vous désirez être de la partie, tenez,frappez avec un bouchon, cela aura moins d’inconvénients pour nosoreilles et pour vos blanches mains. »

Marcel avait rangé en rond les verres etles assiettes, et s’était assis au milieu de la table, son couteauà la main. Les deux étudiants du souper de Rougette, un peuragaillardis, ôtèrent le fourneau de leurs pipes pour frapper avecle tuyau de bois ; Eugène rêvait, Zélia boudait. MademoisellePinson prit une assiette et fit signe qu’elle voulait la casser, ceà quoi Marcel répondit par un geste d’assentiment, en sorte que lachanteuse, ayant pris les morceaux pour s’en faire descastagnettes, commença ainsi les couplets que ses compagnes avaientcomposés, après s’être excusée d’avance de ce qu’ils pouvaientcontenir de trop flatteur pour elle :

 

Mimi Pinson est une blonde,

Une blonde que l’on connaît.

Elle n’a qu’une robe au monde,

Landerirette !

Et qu’un bonnet.

Le Grand Turc en a davantage.

Dieu voulut, de cette façon,

La rendre sage.

On ne peut pas la mettre en gage,

La robe de Mimi Pinson.

Mimi Pinson porte une rose,

Une rose blanche au côté.

Cette fleur dans son cœur éclose,

Landerirette !

C’est la gaieté.

Quand un bon souper la réveille,

Elle fait sortir la chanson

De la bouteille.

Parfois il penche sur l’oreille,

Le bonnet de Mimi Pinson.

Elle a les yeux et la main prestes.

Les carabins, matin et soir,

Usent les manches de leurs vestes,

Landerirette !

À son comptoir.

Quoique sans maltraiter personne,

Mimi leur fait mieux la leçon

Qu’à la Sorbonne.

Il ne faut pas qu’on la chiffonne,

La robe de Mimi Pinson.

Mimi Pinson peut rester fille ;

Si Dieu le veut, c’est dans son droit.

Elle aura toujours son aiguille,

Landerirette !

Au bout du doigt.

Pour entreprendre sa conquête,

Ce n’est pas tout qu’un beaugarçon ;

Faut être honnête.

Car il n’est pas loin de sa tête,

Le bonnet de Mimi Pinson.

D’un gros bouquet de fleurs d’orange

Si l’amour veut la couronner,

Elle a quelque chose en échange,

Landerirette !

À lui donner.

Ce n’est pas, on se l’imagine,

Un manteau sur un écusson

Fourré d’hermine ;

C’est l’étui d’une perle fine,

La robe de Mimi Pinson.

Mimi n’a pas l’âme vulgaire,

Mais son cœur est républicain ;

Aux trois jours elle a fait la guerre,

Landerirette !

En casaquin.

À défaut d’une hallebarde,

On l’a vue avec son poinçon

Monter la garde.

Heureux qui mettra sa cocarde

Au bonnet de Mimi Pinson !

Les couteaux et les pipes, voire mêmeles chaises, avaient fait leur tapage, comme de raison, à la fin dechaque couplet. Les verres dansaient sur la table, et lesbouteilles, à moitié pleines, se balançaient joyeusement en sedonnant de petits coups d’épaule.

« Et ce sont vos bonnesamies, dit Marcel, qui vous ont fait cette chanson-là ! Il y aun teinturier ; c’est trop musqué. Parlez-moi de ces bons airsoù on dit les choses ! Et il entonna d’une voixforte :

Nanette n’avait pas encore quinzeans…

– Assez, assez, dit mademoisellePinson ; dansons plutôt, faisons un tour de valse. Y a-t-ilici un musicien quelconque ?

– J’ai ce qu’il vous faut, réponditMarcel ; j’ai une guitare ; mais, continua-t-il endécrochant l’instrument, ma guitare n’a pas ce qu’il luifaut ; elle est chauve de trois de ses cordes.

– Mais voilà un piano, ditZélia ; Marcel va nous faire danser. »

Marcel lança à sa maîtresse un regardaussi furieux que si elle l’eût accusé d’un crime. Il était vraiqu’il en savait assez pour jouer une contredanse ; maisc’était pour lui, comme pour bien d’autres, une espèce de torture àlaquelle il se soumettait peu volontiers. Zélia, en le trahissant,se vengeait du bouchon.

« Êtes-vous folle ? ditMarcel ; vous savez bien que ce piano n’est là que pour lagloire, et qu’il n’y a que vous qui l’écorchiez, Dieu le sait. Oùavez-vous pris que je sache faire danser ? Je ne sais que laMarseillaise, que je joue d’un seul doigt. Si vous vous adressiez àEugène, à la bonne heure, voilà un garçon qui s’y entend !mais je ne veux pas l’ennuyer à ce point, je m’en garderai bien. Iln’y a que vous ici d’assez indiscrète pour faire des chosespareilles sans crier gare. » Pour la troisième fois, Eugènerougit, et s’apprêta à faire ce qu’on lui demandait d’une façon sipolitique et si détournée. Il se mit donc au piano, et un quadrilles’organisa.

Ce fut presque aussi long que le souper.Après la contredanse vint une valse ; après la valse, legalop, car on galope encore au quartier Latin. Ces dames surtoutétaient infatigables, et faisaient des gambades et des éclats derire à réveiller tout le voisinage. Bientôt Eugène, doublementfatigué par le bruit et par la veillée, tomba, tout en jouantmachinalement, dans une sorte de demi-sommeil, comme les postillonsqui dorment à cheval. Les danseuses passaient et repassaient devantlui comme des fantômes dans un rêve ; et, comme rien n’estplus aisément triste qu’un homme qui regarde rire les autres, lamélancolie, à laquelle il était sujet, ne tarda pas à s’emparer delui. « Triste joie, pensait-il, misérablesplaisirs ! instants qu’on croit volés au malheur ! Et quisait laquelle de ces cinq personnes qui sautent si gaiement devantmoi, est sûre, comme disait Marcel, d’avoir de quoi dînerdemain ? » Comme il faisait cette réflexion, mademoisellePinson passa près de lui ; il crut la voir, tout en galopant,prendre à la dérobée un morceau de galette resté sur la table, etle mettre discrètement dans sa poche.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer