Nouvelles et Contes – Tome II

IV

Il y aurait peut-être pour le philosophe oupour le psychologue, comme on dit, une curieuse étude à faire surle chapitre des distractions. Supposez un homme qui est en train deparler des choses qui le touchent le plus à la personne dont il aitplus à craindre ou à espérer, à un avocat, à une femme ou à unministre. Quel degré d’influence exercera sur lui une épingle quile pique au milieu de son discours, une boutonnière qui se déchire,un voisin qui se met à jouer de la flûte ? Que fera un acteur,récitant une tirade, et apercevant tout à coup un de ses créanciersdans la salle ? Jusqu’à quel point, enfin, peut-on parlerd’une chose, et en même temps penser à une autre ?

Tristan se trouvait à peu près dans unesituation de ce genre. D’une part, comme il l’avait dit, le tempspressait ; le monsieur à lunettes d’or pouvait reparaître àtout moment. D’ailleurs, dans l’oreille d’une femme qui vousécoute, il y a une mouche qu’il faut prendre au vol ; dèsqu’il n’est plus trop tôt avec elle, presque toujours il est troptard. Tristan attachait assez de prix à ce qu’il venait demander àJavotte pour y employer toute son éloquence. Plus la démarche qu’ilfaisait pouvait sembler bizarre et extraordinaire, plus il sentaitla nécessité de la terminer promptement. Mais, d’une autre part, ilavait devant les yeux la carte de la Bretonnière, ses regards nepouvaient s’en détacher ; et, tout en poursuivant l’objet desa visite, il se répétait à lui-même : « Jeretrouverai donc cet homme-là partout ? – Enfin, quevoulez-vous ? dit Javotte. Vous êtes distrait comme un poèteen couches. »

Il va sans dire que Tristan ne voulaitpoint parler de son motif secret, ni prononcer le nom de lamarquise.

« Je ne puis rien vous expliquer,répondit-il. Je ne puis que vous dire une seule chose, c’est quevous m’obligeriez infiniment en me rendant le bracelet queSaint-Aubin et moi nous vous avons donné, s’il est encore en votrepossession.

– Mais qu’est-ce que vous voulez enfaire ?

– Rien qui puisse vous inquiéter,je vous en donne ma parole.

– Je vous crois, Berville, vousêtes homme d’honneur. Le diable m’emporte, je vouscrois. »

(Madame Rosenval, dans ses nouvellesgrandeurs, avait conservé quelques expressions qui sentaient encoreun peu les choux.)

« Je suis enchanté, ditTristan, que vous ayez de moi un si bon souvenir ; vousn’oubliez pas vos amis. – Oublier mes amis ! jamais. Vousm’avez vue dans le monde quand j’étais sans le sou, je me plais àle reconnaître. J’avais deux paires de bas à jour qui sesuccédaient l’une à l’autre, et je mangeais la soupe dans unecuillère de bois. Maintenant je dîne dans de l’argent massif, avecun laquais par derrière et plusieurs dindons par devant ; maismon cœur est toujours le même. Savez-vous que dans notre jeunetemps nous nous amusions pour de bon ? À présent, je m’ennuiecomme un roi… Vous souvenez-vous d’un jour,… à Montmorency ?…Non, ce n’était pas vous, je me trompe ; mais c’est égal,c’était charmant. Ah ! les bonnes cerises ! et cescôtelettes de veau que nous avons mangées chez le père Duval, auChâteau de la Chasse, pendant que le vieux coq, ce pauvre Coco,picorait du pain sur la table ! Il y a eu pourtant deuxAnglais assez bêtes pour faire boire de l’eau-de-vie à ce pauvreanimal, et il en est mort. Avez-vous sucela ? »

Lorsque Javotte parlait ainsi à peu prèsnaturellement, c’était avec une volubilité extrême ; maisquand ses grands airs la reprenaient, elle se mettait tout à coup àtraîner ses phrases avec un air de rêverie et dedistraction.

« Oui, vraiment,continua-t-elle d’une voix de duchesse enrhumée, je me souvienstoujours avec plaisir de tout ce qui se rattache au passé.– C’est à merveille, ma chère Amélina ; mais, répondez,de grâce, à mes questions. Avez-vous conservé cebracelet ?

– Quel bracelet, Berville ?qu’est-ce que vous voulez dire ?

– Ce bracelet que je vousredemande, et que Saint-Aubin et moi nous vous avionsdonné ?

– Fi donc ! redemander uncadeau ! c’est bien peu gentilhomme, mon cher.

– Il ne s’agit point ici degentilhommerie. Je vous l’ai dit, il s’agit d’un service fortimportant que vous pouvez me rendre. Réfléchissez, je vous enconjure, et répondez-moi sérieusement. Si ce n’est que le braceletqui vous tient au cœur, je m’engage bien volontiers à vous enmettre un autre à chaque bras, en échange de celui dont j’aibesoin.

– C’est fort galant de votrepart.

– Non, ce n’est pas galant, c’esttout simple. Je ne vous parle ici que dans mon intérêt.

– Mais d’abord, dit Javotte en selevant et en jouant de l’éventail, il faudrait savoir, comme jevous disais, ce que vous en feriez, de ce bracelet. Je ne peux pasme fier à un homme qui n’a pas lui-même confiance en moi. Voyons,contez-moi un peu vos affaires. Il y a quelque femme, quelquetricherie là-dessous. Tenez, je parierais que c’est quelqueancienne maîtresse à vous ou à Saint-Aubin, qui veut me dépouillerde mes ustensiles de ménage. Il y a quelque brouille, quelquejalousie, quelque mauvais propos ; allons, parlezdonc.

– S’il faut absolument vous diremon motif, répondit Tristan, voulant se débarrasser de cesquestions, la vérité est que Saint-Aubin est mort ; nousétions fort liés, vous le savez, et je désirerais garder cebracelet où nos deux noms sont écrits ensemble.

– Bah ! quelle histoire vousme fabriquez là ! Saint-Aubin est mort ? Depuisquand ?

– Il est mort en Afrique, il y apeu de temps.

– Vrai ? Pauvre garçon !je l’aimais bien aussi. C’était un gentil cœur, et je me souviensque dans le temps il m’appelait sa beauté rose. « Voilàma beauté rose, » disait-il. Je trouve ce nom-là très-joli.Vous rappelez-vous comme il était drôle un jour que nous étions àErmenonville, et que nous avions tout cassé dans l’auberge ?Il ne restait seulement plus une assiette. Nous avions jeté leschaises par les fenêtres à travers les carreaux, et le matin, toutjustement, voilà qu’il arrive une grande longue famille de bonsprovinciaux qui venaient visiter la nature. Il ne se trouvait plusune tasse pour leur servir leur café au lait. – Tête defolle ! dit Tristan ; ne pouvez-vous, une fois parhasard, faire attention à ce qu’on vous dit ? Avez-vous monbracelet, oui ou non ?

– Je n’en sais rien du tout, et jen’aime pas les propositions faites à bout portant.

– Mais vous avez, je le suppose, uncoffre, un tiroir, un endroit quelconque à mettre vos bijoux ?Ouvrez-moi ce tiroir ou ce coffre ; je ne vous en demande pasdavantage. »

Javotte sembla un peu réfléchir, serassit près de Tristan, et lui prit la main :

« Écoutez, dit-elle, vous concevezque, si ce bracelet vous est nécessaire, je ne tiens pas à unepareille misère. J’ai de l’amitié pour vous, Berville ; il n’ya rien que je ne fisse pour vous obliger. Mais vous comprenez bienaussi que ma position m’impose des devoirs. Il est possible que,d’un jour à l’autre, j’entre à l’Opéra, dans les chœurs. Monsieurle baron m’a promis d’y employer toute son influence. Un ancienpréfet, comme lui, a de l’empire sur les ministres, etM. de la Bretonnière, de son côté…

– La Bretonnière ! s’écriaTristan impatienté ; et que diantre fait-il ici ?Apparemment qu’il trouve moyen d’être en même temps à Paris et à lacampagne. Il ne nous quitte pas là-bas, et je le retrouve chezvous !

– Je vous dis que c’est un ami dubaron. C’est un homme fort distingué que M. de laBretonnière. Il est vrai qu’il a une campagne près de la vôtre, etqu’il va souvent chez une personne que vous connaissezprobablement, une marquise, une comtesse, je ne sais plus sonnom.

– Est-ce qu’il vous parled’elle ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

– Certainement, il nous parled’elle. Il la voit tous les jours, pas vrai ? Il a son couvertà sa table ; elle s’appelle Vernage, ou quelque chose commeça ; on sait ce que c’est, entre nous soit dit, que lesvoisins et les voisines… Eh bien ! qu’est-ce que vous avezdonc ?

– Peste soit du fat ! ditTristan, prenant la carte de la Bretonnière et la froissant entreses doigts. Il faut que je lui dise son fait un de cesjours.

– Oh ! oh ! Berville,vous prenez feu, mon cher. La Vernage vous touche, je le vois. Ehbien ! tenez, faisons l’échange. Votre confidence pour monbracelet.

– Vous l’avez donc, cebracelet ?

– Vous l’aimez donc, cettemarquise ?

– Ne plaisantons pas.L’avez-vous ?

– Non pas, je ne dis pas cela. Jevous répète que ma position…

– Belle position ! Vousmoquez-vous des gens ? Quand vous iriez à l’Opéra, et quandvous seriez figurante à vingt sous par jour…

– Figurante ! s’écria Javotteen colère. Pour qui me prenez-vous, s’il vous plaît ? Jechanterai dans les chœurs, savez-vous !

– Pas plus que moi ; on vousprêtera un maillot et une toque, et vous irez en processionderrière la princesse Isabelle ; ou bien on vous donnera ledimanche une petite gratification pour vous enlever au bout d’unepoulie dans le ballet de la Sylphide. Qu’est-ce que vousentendez avec votre position ?

– J’entends et je prétends que,pour rien au monde, je ne voudrais que monsieur le baron pût voirmon nom mêlé à une mauvaise affaire. Vous voyez bien que, pour vousrecevoir, j’ai dit que vous étiez mon parent. Je ne sais pas ce quevous ferez de ce bracelet, moi, et il ne vous plaît pas de me ledire. Monsieur le baron ne m’a jamais connue que sous le nom demadame de Rosenval ; c’est le nom d’une terre que mon père avendue. J’ai des maîtres, mon cher, j’étudie, et je ne veux rienfaire qui compromette mon avenir. »

Plus l’entretien se prolongeait, plusTristan souffrait de la résistance et de l’étrange légèreté deJavotte. Évidemment le bracelet était là, dans cette chambrepeut-être ; mais où le trouver ? Tristan se sentait parmoments l’envie de faire comme les voleurs, et d’employer la menacepour parvenir à son but. Un peu de douceur et de patience luisemblait pourtant préférable.

« Ma brave Javotte, dit-il,ne nous fâchons pas. Je crois fermement à tout ce que vous medites. Je ne veux non plus, en aucune façon, vouscompromettre ; chantez à l’Opéra tant que vous voudrez, dansezmême, si bon vous semble. Mon intention n’est nullement…– Danser ! moi qui ai joué Célimène ! oui, monpetit, j’ai joué Célimène à Belleville, avant de partir pour laprovince ; et mon directeur, M. Poupinel, qui a assisté àla représentation, m’a engagée tout de suite pour les troisièmesDugazon. J’ai été ensuite seconde grande première coquette, premierrôle marqué, et forte première chanteuse ; et c’est Brochardlui-même, qui est ténor léger, qui m’a fait résilier, et Gustave,qui est Laruette, a voyagé avec moi en Auvergne. Nous faisionsquatre ou cinq cents francs avec la Tour de Nesle, etAdolphe et Clara ; nous ne jouions que ces deuxpièces-là partout. Si vous croyez que je vaisdanser !

– Ne nous fâchons pas, ma belle, jevous en conjure !

– Savez-vous que j’ai joué avecFrédérick ? Oui, j’ai joué avec Frédérick, en province, aubénéfice d’un homme de lettres. Il est vrai que je n’avais pas ungrand rôle ; je faisais un page dans Lucrèce Borgia,mais toujours j’ai joué avec Frédérick.

– Je n’en doute pas, vous nedanserez point ; je vous supplie de m’excuser ; mais, machère, le temps se passe, et vous répondez à beaucoup de choses,excepté à ce que je vous demande. Finissons-en, s’il est possible.Dites-moi : voulez-vous me permettre d’aller à l’instant mêmechez Fossin, d’y prendre un bracelet, une chaîne, une bague, ce quivous amusera, ce qui pourra vous plaire, de vous l’envoyer ou devous le rapporter, selon votre fantaisie ; en échange de quoivous me renverrez ou vous me rendrez à moi-même cette bagatelle queje vous demande, et à laquelle vous ne tenez pas sansdoute ?

– Qui sait ? dit Javotte d’unton radouci ; nous autres, nous tenons à peu de chose ;et je suis comme cela, j’aime mes effets.

– Mais ce bracelet ne vaut pas dixlouis, et apparemment, ce n’est pas ce qu’il y a d’écrit dessus quivous le rend précieux ? »

La vanité masculine, d’une part, et lacoquetterie féminine, d’une autre, sont deux choses si naturelleset qui retrouvent toujours si bien leur compte, que Tristan n’avaitpu s’empêcher de se rapprocher de Javotte en faisant cettequestion. Il avait entouré doucement de son bras la jolie taille deson ancienne amie, et Javotte, la tête penchée sur son éventail,souriait en soupirant tout bas, tandis que la moustache du jeunehussard effleurait déjà ses cheveux blonds ; le souvenir dupassé et l’idée d’un bracelet neuf lui faisaient palpiter lecœur.

« Parlez, Tristan, dit-elle, soyeztout à fait franc. Je suis bonne fille ; n’ayez pas peur.Dites-moi où ira mon serpentin bleu.

– Eh bien ! mon enfant,répondit le jeune homme, je vais tout vous avouer : je suisamoureux.

– Est-elle belle ?

– Vous êtes plus jolie ; elleest jalouse, elle veut ce bracelet ; il lui est revenu, je nesais comment, que je vous ai aimée…

– Menteur !

– Non, c’est la vérité ; vousétiez, ma chère, vous êtes encore si parfaitement gentille, fraîcheet coquette, une petite fleur ; vos dents ont l’air de perlestombées dans une rose ; vos yeux, votre pied…

– Eh bien ! dit Javotte,soupirant toujours.

– Eh bien ! reprit Tristan, etnotre bracelet ? Javotte se préparait peut-être à répondre desa voix la plus tendre : « Eh bien ! mon ami,allez chez Fossin, » lorsqu’elle s’écria tout à coup :« Prenez garde, vous m’égratignez ! » La cartede visite de la Bretonnière était encore dans la main de Tristan,et le coin du carton corné avait, en effet, touché l’épaule demadame Rosenval. Au même instant on frappa doucement à laporte ; la tapisserie se souleva, et la Bretonnière lui-mêmeentra dans la chambre.

« Pardieu ! monsieur, s’écriaTristan, ne pouvant contenir un mouvement de dépit, vous arrivezcomme mars en carême.

– Comme mars en toute saison, ditla Bretonnière, enchanté de son calembour.

– On pourrait voir cela, repritTristan.

– Quand il vous plaira, dit laBretonnière.

– Demain vous aurez de mesnouvelles. »

Tristan se leva, prit Javotte àpart : « Je compte sur vous, n’est-ce pas ? luidit-il à voix basse ; dans une heure, j’enverraiici. »

Puis il sortit, sans plus de façon, enrépétant encore : « À demain ! »« Que veut dire cela ? demanda Javotte.

– Ma foi, je n’en sais rien, dit laBretonnière. »

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