Nouvelles et Contes – Tome II

VII

Il ne me fallut pas plus de six semaines pourmettre au jour mon premier ouvrage. C’était, comme je me l’étaispromis, un poëme en quarante-huit chants. Il s’y trouvait bienquelques négligences, à cause de la prodigieuse fécondité aveclaquelle je l’avais écrit ; mais je pensai que le publicd’aujourd’hui, accoutumé à la belle littérature qui s’imprime aubas des journaux, ne m’en ferait pas un reproche.

J’eus un succès digne de moi, c’est-à-diresans pareil. Le sujet de mon ouvrage n’était autre quemoi-même : je me conformai en cela à la grande mode de notretemps. Je racontais mes souffrances passées avec une fatuitécharmante ; je mettais le lecteur au fait de mille détailsdomestiques du plus piquant intérêt ; la description del’écuelle de ma mère ne remplissait pas moins de quatorzechants : j’en avais compté les rainures, les trous, lesbosses, les éclats, les échardes, les clous, les taches, lesteintes diverses, les reflets ; j’en montrais le dedans, ledehors, les bords, le fond, les côtés, les plans inclinés, lesplans droits ; passant au contenu, j’avais étudié les brinsd’herbe, les pailles, les feuilles sèches, les petits morceaux debois, les graviers, les gouttes d’eau, les débris de mouches, lespattes de hannetons cassées qui s’y trouvaient : c’était unedescription ravissante. Mais ne pensez pas que je l’eusse impriméetout d’une venue ; il y a des lecteurs impertinents quil’auraient sautée. Je l’avais habilement coupée par morceaux, etentremêlée au récit, afin que rien n’en fût perdu ; en sortequ’au moment le plus intéressant et le plus dramatique arrivaienttout à coup quinze pages d’écuelle. Voilà, je crois, un des grandssecrets de l’art, et, comme je n’ai point d’avarice, en profiteraqui voudra.

L’Europe entière fut émue à l’apparition demon livre ; elle dévora les révélations intimes que jedaignais lui communiquer. Comment en eût-il été autrement ?Non seulement j’énumérais tous les faits qui se rattachaient à mapersonne, mais je donnais encore au public un tableau complet detoutes les rêvasseries qui m’avaient passé par la tête depuis l’âgede deux mois ; j’avais même intercalé au plus bel endroit uneode composée dans mon œuf. Bien entendu d’ailleurs que je nenégligeais pas de traiter en passant le grand sujet qui préoccupemaintenant tant de monde : à savoir, l’avenir de l’humanité.Ce problème m’avait paru intéressant ; j’en ébauchai, dans unmoment de loisir, une solution qui passa généralement poursatisfaisante.

On m’envoyait tous les jours des complimentsen vers, des lettres de félicitation et des déclarations d’amouranonymes. Quant aux visites, je suivais rigoureusement le plan queje m’étais tracé ; ma porte était fermée à tout le monde. Jene pus cependant me dispenser de recevoir deux étrangers quis’étaient annoncés comme étant de mes parents. L’un était un merledu Sénégal, et l’autre un merle de la Chine.

« Ah ! monsieur, me dirent-ils enm’embrassant à m’étouffer, que vous êtes un grand merle ! quevous avez bien peint, dans votre poème immortel, la profondesouffrance du génie méconnu ! Si nous n’étions pas déjà aussiincompris que possible, nous le deviendrions après vous avoir lu.Combien nous sympathisons avec vos douleurs, avec votre sublimemépris du vulgaire ! Nous aussi, monsieur, nous lesconnaissons par nous-mêmes, les peines secrètes que vous avezchantées ! Voici deux sonnets que nous avons faits, l’unportant l’autre, et que nous vous prions d’agréer.

– Voici, en outre, ajouta le Chinois, dela musique que mon épouse a composée sur un passage de votrepréface. Elle rend merveilleusement l’intention de l’auteur.

– Messieurs, leur dis-je, autant que j’enpuis juger, vous me semblez doués d’un grand cœur et d’un espritplein de lumières. Mais pardonnez-moi de vous faire une question.D’où vient votre mélancolie ?

– Eh ! monsieur, répondit l’habitantdu Sénégal, regardez comme je suis bâti. Mon plumage, il est vrai,est agréable à voir, et je suis revêtu de cette belle couleur vertequ’on voit briller sur les canards ; mais mon bec est tropcourt et mon pied trop grand ; et voyez de quelle queue jesuis affublé ! la longueur de mon corps n’en fait pas les deuxtiers. N’y a-t-il pas là de quoi se donner au diable ?

– Et moi, monsieur, dit le Chinois, moninfortune est encore plus pénible. La queue de mon confrère balayeles rues ; mais les polissons me montrent au doigt, à causeque je n’en ai point[2].

– Messieurs, repris-je, je vous plains detoute mon âme ; il est toujours fâcheux d’avoir trop ou troppeu n’importe de quoi. Mais permettez-moi de vous dire qu’il y a auJardin des Plantes plusieurs personnes qui vous ressemblent, et quidemeurent là depuis longtemps, fort paisiblement empaillées. Demême qu’il ne suffit pas à une femme de lettres d’être dévergondéepour faire un bon livre, ce n’est pas non plus assez pour un merled’être mécontent pour avoir du génie. Je suis seul de mon espèce,et je m’en afflige ; j’ai peut-être tort, mais c’est mondroit. Je suis blanc, messieurs ; devenez-le, et nous verronsce que vous saurez dire. »

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