Nouvelles et Contes – Tome II

I

Parmi les étudiants qui suivaient ; l’anpassé, les cours de l’École de médecine, se trouvait un jeune hommenommé Eugène Aubert. C’était un garçon de bonne famille, qui avaità peu près dix-neuf ans. Ses parents vivaient en province, et luifaisaient une pension modeste, mais qui lui suffisait. Il menaitune vie tranquille, et passait pour avoir un caractère fort doux.Ses camarades l’aimaient ; en toute circonstance, on letrouvait bon et serviable, la main généreuse et le cœur ouvert. Leseul défaut qu’on lui reprochait était un singulier penchant à larêverie et à la solitude, et une réserve si excessive dans sonlangage et ses moindres actions, qu’on l’avait surnommé laPetite Fille, surnom, du reste, dont il riait lui-même, etauquel ses amis n’attachaient aucune idée qui pût l’offenser, lesachant aussi brave qu’un autre au besoin ; mais il était vraique sa conduite justifiait un peu ce sobriquet, surtout par lafaçon dont elle contrastait avec les mœurs de ses compagnons. Tantqu’il n’était question que de travail, il était le premier àl’œuvre ; mais, s’il s’agissait d’une partie de plaisir, d’undîner au Moulin de Beurre, ou d’une contredanse à la Chaumière, laPetite Fille secouait la tête et regagnait sa chambrettegarnie. Chose presque monstrueuse parmi les étudiants : nonseulement Eugène n’avait pas de maîtresse, quoique son âge et safigure eussent pu lui valoir des succès, mais on ne l’avait jamaisvu faire le galant au comptoir d’une grisette, usage immémorial auquartier Latin. Les beautés qui peuplent la montagneSainte-Geneviève et se partagent les amours des écoles, luiinspiraient une sorte de répugnance qui allait jusqu’à l’aversion.Il les regardait comme une espèce à part, dangereuse, ingrate etdépravée, née pour laisser partout le mal et le malheur en échangede quelques plaisirs. – Gardez-vous de ces femmes-là,disait-il : ce sont des poupées de fer rouge. Et il netrouvait malheureusement que trop d’exemples pour justifier lahaine qu’elles lui inspiraient. Les querelles, les désordres,quelquefois même la ruine qu’entraînent ces liaisons passagères,dont les dehors ressemblent au bonheur, n’étaient que trop facilesà citer, l’année dernière comme aujourd’hui, et probablement commel’année prochaine.

Il va sans dire que les amis d’Eugène leraillaient continuellement sur sa morale et ses scrupules.« Que prétends-tu ? lui demandait souvent un de sescamarades, nommé Marcel, qui faisait profession d’être un bonvivant ; que prouve une faute, ou un accident arrivé une foispar hasard ? – Qu’il faut s’abstenir, répondait Eugène,de peur que cela n’arrive une seconde fois.

– Faux raisonnement, répliquaitMarcel, argument de capucin de carte, qui tombe si le compagnontrébuche. De quoi vas-tu t’inquiéter ? Tel d’entre nous aperdu au jeu ; est-ce une raison pour se faire moine ?L’un n’a plus le sou, l’autre boit de l’eau fraîche ; est-cequ’Élise en perd l’appétit ? À qui la faute si le voisin portesa montre au mont-de-piété pour aller se casser un bras àMontmorency ? la voisine n’en est pas manchote. Tu te batspour Rosalie, on te donne un coup d’épée ; elle te tourne ledos, c’est tout simple : en a-t-elle moins fine taille ?Ce sont de ces petits inconvénients dont l’existence est parsemée,et ils sont plus rares que tu ne penses. Regarde un dimanche, quandil fait beau temps, que de bonnes paires d’amis dans les cafés, lespromenades et les guinguettes ! Considère-moi ces gros omnibusbien rebondis, bien bourrés de grisettes, qui vont au Ranelagh ou àBelleville. Compte ce qui sort, un jour de fête seulement, duquartier Saint-Jacques : les bataillons de modistes, lesarmées de lingères, les nuées de marchandes de tabac ; toutcela s’amuse, tout cela a ses amours, tout cela va s’abattre autourde Paris, sous les tonnelles des campagnes, comme des volées defriquets. S’il pleut, cela va au mélodrame manger des oranges etpleurer ; car cela mange beaucoup, c’est vrai, et pleure aussitrès volontiers : c’est ce qui prouve un bon caractère. Maisquel mal font ces pauvres filles, qui ont cousu, bâti, ourlé, piquéet ravaudé toute la semaine, en prêchant d’exemple, le dimanche,l’oubli des maux et l’amour du prochain ? Et que peut faire demieux un honnête homme qui, de son côté, vient de passer huit joursà disséquer des choses peu agréables, que de se débarbouiller lavue en regardant un visage frais, une jambe ronde, et la bellenature ?

– Sépulcres blanchis ! disaitEugène.

– Je dis et maintiens, continuaitMarcel, qu’on peut et doit faire l’éloge des grisettes, et qu’unusage modéré en est bon. Premièrement, elles sont vertueuses, carelles passent la journée à confectionner les vêtements les plusindispensables à la pudeur et à la modestie ; en second lieu,elles sont honnêtes, car il n’y a pas de maîtresse lingère ou autrequi ne recommande à ses filles de boutique de parler au mondepoliment ; troisièmement, elles sont très soigneuses et trèspropres, attendu qu’elles ont sans cesse entre les mains du lingeet des étoffes qu’il ne faut pas qu’elles gâtent, sous peine d’êtremoins bien payées ; quatrièmement, elles sont sincères, parcequ’elles boivent du ratafia ; en cinquième lieu, elles sontéconomes et frugales, parce qu’elles ont beaucoup de peine à gagnertrente sous, et s’il se trouve des occasions où elles se montrentgourmandes et dépensières, ce n’est jamais avec leurs propresdeniers ; sixièmement, elles sont très gaies, parce que letravail qui les occupe est en général ennuyeux à mourir, etqu’elles frétillent comme le poisson dans l’eau dès que l’ouvrageest terminé. Un autre avantage qu’on rencontre en elles, c’estqu’elles ne sont point gênantes, vu qu’elles passent leur vieclouées sur une chaise dont elles ne peuvent pas bouger, et que parconséquent il leur est impossible de courir après leurs amantscomme les dames de bonne compagnie. En outre, elles ne sont pasbavardes, parce qu’elles sont obligées de compter leurs points.Elles ne dépensent pas grand’chose pour leurs chaussures, parcequ’elles marchent peu, ni pour leur toilette, parce qu’il est rarequ’on leur fasse crédit. Si on les accuse d’inconstance, ce n’estpas parce qu’elles lisent de mauvais romans ni par méchanceténaturelle ; cela tient au grand nombre de personnesdifférentes qui passent devant leurs boutiques ; d’un autrecôté, elles prouvent suffisamment qu’elles sont capables depassions véritables, par la grande quantité d’entre elles qui sejettent journellement dans la Seine ou par la fenêtre, ou quis’asphyxient dans leurs domiciles. Elles ont, il est vrai,l’inconvénient d’avoir presque toujours faim et soif, précisément àcause de leur grande tempérance ; mais il est notoire qu’ellespeuvent se contenter, en guise de repas, d’un verre de bière etd’un cigare : qualité précieuse qu’on rencontre bien rarementen ménage. Bref, je soutiens qu’elles sont bonnes, aimables,fidèles et désintéressées, et que c’est une chose regrettablelorsqu’elles finissent à l’hôpital. »

Lorsque Marcel parlait ainsi, c’était laplupart du temps au café, quand il s’était un peu échauffé latête ; il remplissait alors le verre de son ami, et voulait lefaire boire à la santé de mademoiselle Pinson, ouvrière en linge,qui était leur voisine ; mais Eugène prenait son chapeau, et,tandis que Marcel continuait à pérorer devant ses camarades, ils’esquivait doucement.

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