Nouvelles et Contes – Tome II

II

Mon père eut l’inhumanité de me laisserpendant plusieurs jours dans cette situation mortifiante. Malgré saviolence, il avait bon cœur, et, aux regards détournés qu’il melançait, je voyais bien qu’il aurait voulu me pardonner et merappeler ; ma mère, surtout, levait sans cesse vers moi desyeux pleins de tendresse, et se risquait même parfois à m’appelerd’un petit cri plaintif ; mais mon horrible plumage blanc leurinspirait, malgré eux, une répugnance et un effroi auxquels je visbien qu’il n’y avait point de remède.

« Je ne suis point un merle !me répétais-je ; » et, en effet, en m’épluchant le matinet en me mirant dans l’eau de la gouttière, je ne reconnaissais quetrop clairement combien je ressemblais peu à ma famille. « Ôciel ! répétais-je encore, apprends-moi donc ce que jesuis ! » Une certaine nuit qu’il pleuvait averse,j’allais m’endormir exténué de faim et de chagrin, lorsque je visse poser près de moi un oiseau plus mouillé, plus pâle et plusmaigre que je ne le croyais possible. Il était à peu près de macouleur, autant que j’en pus juger à travers la pluie qui nousinondait ; à peine avait-il sur le corps assez de plumes pourhabiller un moineau, et il était plus gros que moi. Il me sembla,au premier abord, un oiseau tout à fait pauvre etnécessiteux ; mais il gardait, en dépit de l’orage quimaltraitait son front presque tondu, un air déserté qui me charma.Je lui fis modestement une grande révérence, à laquelle il réponditpar un coup de bec qui faillit me jeter à bas de la gouttière.Voyant que je me grattais l’oreille et que je me retirais aveccomponction sans essayer de lui répondre en salangue :

« Qui es-tu ? » medemanda-t-il d’une voix aussi enrouée que son crâne était chauve.« Hélas ! monseigneur, répondis-je (craignant uneseconde estocade), je n’en sais rien. Je croyais être un merle,mais l’on m’a convaincu que je n’en suis pas un. » Lasingularité de ma réponse et mon air de sincérité l’intéressèrent.Il s’approcha de moi et me fit conter mon histoire, ce dont jem’acquittai avec toute la tristesse et toute l’humilité quiconvenaient à ma position et au temps affreux qu’ilfaisait.

« Si tu étais un ramier commemoi, me dit-il après m’avoir écouté, les niaiseries dont tut’affliges ne t’inquiéteraient pas un moment. Nous voyageons, c’estlà notre vie, et nous avons bien nos amours, mais je ne sais quiest mon père. Fendre l’air, traverser l’espace, voir à nos piedsles monts et les plaines, respirer l’azur même des cieux, et nonles exhalaisons de la terre, courir comme la flèche à un but marquéqui ne nous échappe jamais, voilà notre plaisir et notre existence.Je fais plus de chemin en un jour qu’un homme n’en peut faire endix. – Sur ma parole, monsieur, dis-je un peu enhardi, vousêtes un oiseau bohémien.

– C’est encore une chose dont je neme soucie guère, reprit-il. Je n’ai point de pays ; je neconnais que trois choses : les voyages, ma femme et mespetits. Où est ma femme, là est ma patrie.

– Mais qu’avez-vous là qui vouspend au cou ? C’est comme une vieille papillottechiffonnée.

– Ce sont des papiers d’importance,répondit-il en se rengorgeant ; je vais à Bruxelles de ce pas,et je porte au célèbre banquier *** une nouvelle qui va fairebaisser la rente d’un franc soixante-dix-huit centimes.

– Juste Dieu ! m’écriai-je,c’est une belle existence que la vôtre, et Bruxelles, j’en suissûr, doit être une ville bien curieuse à voir. Ne pourriez-vous pasm’emmener avec vous ? Puisque je ne suis pas un merle, je suispeut-être un pigeon ramier.

– Si tu en étais un, répliqua-t-il,tu m’aurais rendu le coup de bec que je t’ai donné tout àl’heure.

– Eh bien ! monsieur, je vousle rendrai ; ne nous brouillons pas pour si peu de chose.Voilà le matin qui paraît et l’orage qui s’apaise. De grâce,laissez-moi vous suivre ! Je suis perdu, je n’ai plus rien aumonde ; – si vous me refusez, il ne me reste plus qu’à menoyer dans cette gouttière.

– Eh bien, en route ! suis-moisi tu peux. »

Je jetai un dernier regard sur le jardinoù dormait ma mère. Une larme coula de mes yeux ; le vent etla pluie l’emportèrent. J’ouvris mes ailes et je partis.

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