Nouvelles et Contes – Tome II

X

Camille devint mère. Un jour que le chevalierfaisait sa triste promenade au fond du parc, un domestique luiapporta une lettre écrite d’une main qui lui était inconnue, et oùse trouvait un singulier mélange de distinction et d’ignorance.Elle venait de Camille et renfermait ce qui suit :

« Ô mon père ! je parle, non pasavec ma bouche, mais avec ma main. Mes pauvres lèvres sont toujoursfermées, et cependant je sais parler. Celui qui est mon maître m’aappris à pouvoir vous écrire. Il m’a fait enseigner comme pour lui,par la même personne qui l’avait élevé, car vous savez qu’il estresté comme moi très longtemps. J’ai eu beaucoup de peine àapprendre. Ce qu’on enseigne d’abord, c’est de parler avec lesdoigts, ensuite on apprend des figures écrites. Il y en a de toutessortes, qui expriment la peur, la colère, et tout en général. Onest très long à connaître tout, et encore plus à mettre des mots, àcause des figures qui ne sont pas la même chose, mais enfin on envient à bout, comme vous voyez. L’abbé de l’Épée est un homme trèsbon et très doux, de même que le père Vanin, de la Doctrinechrétienne.

« J’ai un enfant qui est très beau ;je n’osais pas vous en parler avant de savoir s’il sera comme nous.Mais je n’ai pu résister au plaisir que j’ai à vous écrire, malgrénotre peine car vous pensez bien que mon mari et moi nous sommestrès inquiets, surtout parce que nous ne pouvons pas entendre. Labonne peut bien entendre, mais nous avons peur qu’elle ne setrompe ; ainsi nous attendons avec une grande impatience devoir s’il ouvrira les lèvres et s’il les remuera avec le bruit desentendants-parlants. Vous pensez bien que nous avons consulté desmédecins pour savoir s’il est possible que l’enfant de deuxpersonnes aussi malheureuses que nous ne soit pas muet aussi, etils nous ont bien dit que cela se pouvait ; mais nous n’osonspas le croire.

« Jugez avec quelle crainte nousregardons ce pauvre enfant depuis longtemps, et comme nous sommesembarrassés lorsqu’il ouvre ses petites lèvres et que nous nepouvons pas savoir si elles font du bruit ! Soyez sûr, monpère, que je pense bien à ma mère, car elle a dû s’inquiéter commemoi. Vous l’avez bien aimée, comme moi aussi j’aime monenfant ; mais je n’ai été pour vous qu’un sujet de chagrin.Maintenant que je sais lire et écrire, je comprends combien ma mèrea dû souffrir. « Si vous étiez tout à fait bon pour moi,cher père, vous viendriez nous voir à Paris ; ce serait unsujet de joie et de reconnaissance pour votre fille respectueuse.« CAMILLE. » Après avoir lu cette lettre, lechevalier hésita longtemps. Il avait eu d’abord peine à s’en fier àses yeux, et à croire que c’était Camille elle-même qui lui avaitécrit ; mais il fallait se rendre à l’évidence. Qu’allait-ilfaire ? S’il cédait à sa fille, et s’il allait en effet àParis, il s’exposait à retrouver, dans une douleur nouvelle, tousles souvenirs d’une ancienne douleur. Un enfant qu’il neconnaissait pas, il est vrai, mais qui n’en était pas moins le filsde sa fille, pouvait lui rendre les chagrins du passé. Camillepouvait lui rappeler Cécile, et cependant il ne pouvait s’empêcheren même temps de partager l’inquiétude de cette jeune mèreattendant une parole de son enfant.

« Il faut y aller, ditl’oncle Giraud quand le chevalier le consulta. C’est moi qui aifait ce mariage-là, et je le tiens pour bon et durable. Voulez-vouslaisser votre sang dans la peine ? N’en est-ce pas assez, soitdit sans reproche, d’avoir oublié votre femme au bal, moyennantquoi elle est tombée à l’eau ? Oubliez-vous aussi cettepetite ? Pensez-vous que ce soit tout d’être triste ?Vous l’êtes, j’en conviens, et même plus que de raison ; maiscroyez-vous qu’on n’ait pas autre chose à faire au monde ?Elle vous demande de venir ; partons. Je vais avec vous, et jen’ai qu’un regret, c’est qu’elle ne m’ait pas appelé aussi. Iln’est pas bien de sa part de n’avoir pas frappé à ma porte, moi quilui ai toujours ouvert. – Il a raison, pensait le chevalier.J’ai fait inutilement et cruellement souffrir la meilleure desfemmes. Je l’ai laissée mourir d’une mort affreuse quand j’auraisdû l’en préserver. Si je dois en être puni aujourd’hui par lespectacle du malheur de ma fille, je ne saurais m’enplaindre ; quelque pénible que soit pour moi ce spectacle, jedois m’y résoudre et m’y condamner. Ce châtiment m’est dû. Que lafille me punisse d’avoir abandonné la mère ! J’irai à Paris,je verrai cet enfant. J’ai délaissé ce que j’aimais, je me suiséloigné du malheur ; je veux prendre maintenant un amerplaisir à le contempler. »

Dans un joli boudoir boisé, àl’entre-sol d’un bon hôtel situé dans le faubourg Saint-Germain, setenaient la jeune femme et son mari lorsque le père et l’onclearrivèrent. Sur une table étaient des dessins, des livres, desgravures. Le mari lisait, la femme brodait, l’enfant jouait sur letapis.

Le marquis s’était levé ; Camillecourut à son père, qui l’embrassa tendrement, et ne put retenirquelques larmes ; mais les regards du chevalier se reportèrentaussitôt sur l’enfant. Malgré lui, l’horreur qu’il avait eueautrefois pour l’infirmité de Camille reprenait place dans soncœur, à la vue de cet être qui allait hériter de la malédictionqu’il lui avait léguée. Il recula lorsqu’on le luiprésenta.

« Encore unmuet ! » s’écria-t-il. Camille prit son fils dans sesbras ; sans entendre elle avait compris. Soulevant doucementl’enfant devant le chevalier, elle posa son doigt sur ses petiteslèvres, en les frottant un peu, comme pour l’inviter à parler.L’enfant se fit prier quelques minutes, puis prononça biendistinctement ces deux mots, que la mère lui avait fait apprendred’avance : « Bonjour, papa. – Et vous voyezbien que Dieu pardonne tout, et toujours, » dit l’oncleGiraud.

FIN DE PIERRE ET CAMILLE.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer