Un Roi tout nu

Chapitre 7

 

Vautré dans les coussins du divan, Huslin causait avec RenéeVidil. Les yeux fixés sur le corps mince, effleurant du doigt lescheveux couleur de foin ou la batiste tiède de la chemisette, ill’introduisait dans « le tabernacle de son âme », et ilmettait autant d’ardeur à lui révéler sa haute conscience qu’à luidécrire ses vices.

Potteau jouait au piano une de ses symphonies. Rigide, les dentsserrées, il abattait sur le clavier des mains énormes. Le rythmemontait, s’amplifiait, s’exaspérait, puis, soudain brisé net,s’écroulait dans le vide.

Valentine et Carlos entrèrent à ce moment. Pour ne pasinterrompre Potteau, ils envoyèrent des saluts de la tête et de lamain. Cependant Carlos se pencha vers Fauvarque et lui glissa dansl’oreille, en désignant le musicien :

– À la bonne heure. Voilà de la force ! Moi, je suispartisan de la force. À la bonne heure… Bravo…

Il avait travaillé ces derniers temps avec acharnement. Bienqu’il n’eût pas obtenu le résultat recherché, il considérait queson effort avait été fécond. C’est qu’il était parvenu à définirson but en une devise lapidaire : « Innover sans rebuterpersonne. »

De même que Sentilhes, Valentine avait beaucoup réfléchi, ce quidonnait à ses traits une fermeté plus accusée que de coutume. Ellevenait vers Fauvarque résolue à ce que son amour, ce soir, fît ungrand pas. Les projets de Carlos ne l’inquiétaient plus. Elle lesavait soupesés, condamnés ; à ses yeux ils étaient morts.Cependant, elle s’aperçut en entrant dans l’atelier qu’elle perdaitson courage, que Potteau, Huslin, Jeanne, cette musique, cestoiles, la décoration des murs, les solives épaisses du plafond… etFauvarque lui-même, tout l’arrêtait…

Elle s’approcha de Huslin qui lui désignait, à sa gauche, uneplace exiguë. Il n’avait pas manqué de reconnaître l’air dedécision qui faisait ses gestes plus nerveux et il la trouvaitainsi infiniment désirable. Tandis qu’elle s’asseyait, il couvaitdu regard ses épaules opulentes.

– Qu’a donc votre mari ? demanda-t-il à Valentine. Ilest congestionné, ses yeux brillent, sa coiffure est agressive…regardez comme il se précipite sur Potteau…

Celui-ci venait d’achever sa symphonie. Déjà Sentilhes s’étaitemparé de ses mains. Il le secouait tout entier dans un mouvementd’exaltation violente.

– Ah ! s’écria-t-il, vous êtes de ces artistes commeje les aime… qui ont un idéal !… qui planent !… quiplanent !… Ah, oui ! planer…

– Vous chanterez ce soir ? demanda Jeanne, ens’adressant à un visiteur pâle, mince, grand, qui se tenaitdebout.

C’était Maxime Legris.

– Oui, je chanterai ce soir, répondit-il d’une voix douce,en attachant longuement sur la jeune femme ses prunellesfiévreuses.

Il s’adossa contre le piano où Potteau devait l’accompagner,accrocha l’une à l’autre ses mains diaphanes et, tout de suite, lechant s’envola.

La face levée, le chanteur suivait les paroles qui, sans effort,montaient de lui et tournoyaient sous le plafond, dès qu’il ouvraitles lèvres.

Chère Ivanovna,

Aime-moi le fou,

Aime-moi l’idiot,

Aime-moi le seul,

Chère Ivanovna…

Il chanta l’une après l’autre plusieurs mélodies de Moussorgsky.Il leur donnait un accent de vérité qui les élevait à la hauteurd’un spectacle tragique. Soudain, il baissa la tête, plia soncorps, de sa bouche ouverte jaillit un son formidable. Un frissontraversa Carlos.

– Vraiment… balbutiait-il… c’est prodigieux. Regardez cetœil bestial qu’il prend lorsqu’il chante « le Dniéper »…Un œil bestial qui semble suivre de loin le flot immense du fleuve.Ah ! ce pauvre garçon se tue pour l’amour du chant… Je saluetrès bas cette… cette abnégation… ce courage… cette foi… Je lessalue très bas…

Il considérait le visage exsangue où la peau masquait à peineles cavités des os. Il s’apitoyait à voir se balancer ce corpsmartyrisé de chanteur maigre. Et tandis que l’hymne sauvageéclatait, il voyait surgir derrière Maxime Legris une imageéclatante, un soleil, la face de l’art, elle-même, pathétique etdouloureuse.

– Je n’ai jamais vu Sentilhes dans un pareil état, repritHuslin.

Il recevait la chaleur de Valentine et de Renée. Il se laissaitrêver qu’il était assoupi dans un lit de chairs parfumées dont cesdeux femmes constituaient les rebords vivants. Il fit signe àValentine qu’il avait encore un mot à lui dire. Elle se pencha. Illui glissa dans l’oreille :

– C’est vous que j’aime.

Elle sursauta, jetant un regard effaré du côté de Fauvarque.

« Est-ce qu’il l’aurait déjà eue ? » se demandaHuslin en surprenant ce geste. « Pas encore, mais il est tempsd’agir. » Son plan était prémédité. Il savait ce qu’il avait àdire et par quelles voies précises il détournerait de FauvarqueValentine, avec tout son besoin d’aimer. Il l’attira, l’obligeant àl’écouter.

– Vous avez vu les dernières toiles de notre ami, luisouffla-t-il ; regrettez-vous toujours de l’avoirconnu ?

La pénétration de Huslin était notoire. Valentine ne douta pasqu’il n’eût deviné son amour. Elle se tourna donc de manière àsurprendre l’expression de son visage. Elle rencontra des yeuximperturbables.

– Quel merveilleux bonhomme ! reprit-il avecenthousiasme, bien qu’il parlât tout bas. J’ignore si c’est uneimpression qui m’est particulière, mais il y a des minutes où je nesais plus quel sorte d’être j’ai devant moi… si c’est monsemblable ? Si c’est un dieu ? ou si, plus simplement,c’est moi qui suis un crétin…

La sincérité de l’accent désarma Valentine. Elle crut ingénumentavoir trouvé un confident. Son amour pour Fauvarque lui cachait àcette minute celui que Huslin nourrissait pour elle, qui étaitprofond, patient, et dont il lui avait donné des preuves.

Elle rougit.

– Oui… je sens comme vous, dit-elle.

Il sourit d’un imperceptible sourire, s’effaça comme s’il allaitcesser de parler ; ensuite il revint doucement :

– Et puis la pureté de sa vie… murmura-t-il.

Elle se pencha davantage, attendant la fin de cette phrase quiavait résonné en elle d’une manière étrange parce qu’elle luisemblait rappeler quelque chose… Il lui confia d’une voix grave,tout bas :

– C’est un apôtre…

Au bout d’un nouveau silence, il leva la main et dit :

– Que de fois j’ai tenté de suivre son exemple !… J’aivoulu vaincre la fange, me rendre pur,… mais non, la femme m’occupeau delà même de la raison… Pour moi la chair compte, je connais sesressources, je l’exploite avec un raffinement détestable.

Valentine le regardait maintenant avec des yeux inquiets. Sespaupières battaient, en de rapides convulsions. Elle hasarda, sousun sourire maladroit, une question bien inutile, preuve tangible deson angoisse :

– Alors… pour lui ?… fit-elle, la femme ne comptepas…

De la tête, les lèvres serrées, il fit signe que non.

Elle éclata de rire nerveusement. L’écrivain se dit :« Elle l’a cru. » Familier avec les brusques revirementsde la passion, il savait que, lorsque Valentine serait détrompée,l’heure de Fauvarque aurait passé. Il eut un sentiment de joie àsonger que l’amour de cette femme était son ouvrage à lui, et qu’ilvenait de lui porter un coup mortel. Mais il devait encore guetterl’instant favorable et, par une suprême manœuvre, ranimer cet amouret l’attirer à lui.

Il s’enfonça dans ses coussins, croisa les bras, faisant lasolitude autour de Valentine.

Ses larmes la serraient au gosier. Avec effort elle reporta sonattention sur Maxime Legris. Comme à travers un songe épais ellecomprit que Jeanne lui demandait « Le Dniéper » pour latroisième fois. Une lueur d’égarement éclaira les prunelles dumalade, mais il obéit docilement et chanta. Bientôt ses longuesjambes vacillèrent, sa voix faiblit, une ombre passa sur sonvisage.

– Qu’y a-t-il ? demanda Potteau.

– Rien, je pense à autre chose.

– Il faut vous reposer, ordonna Fauvarque, en avançant unsiège.

Potteau et lui branlaient la tête.

– Tu lui as touché les épaules, murmura le peintre àl’oreille de son ami, il est déjà tout décharné. On devrait luiconseiller de s’arrêter, de se soigner.

– On ne s’arrête pas, répondit simplement Potteau.

Il était déjà tard, mais personne ne se retirait. Potteau se mitau piano et joua le « Prélude et Fugue » de Bach.

« Jamais je n’aurais cru une telle puissancepossible », se dit Sentilhes. Il n’avait pas cessé d’admirer,d’être ému, de s’exalter au cours de cette soirée. À présent toutson être accueillait l’œuvre géante. Un souffle de conquête leportait. La masse de son cerveau brillait comme un diamant à millefacettes. C’étaient des pétillements d’idées, un éland’intelligence, une grisante sensation de tumulte et delumière.

Les projets qu’il avait remués prenaient vie.

Et Carlos eut soudain la vision de son œuvre future. Elle étaitlà. C’était une construction immatérielle mais logique et complète.Elle était en suspens dans sa conscience. À mesure que les sonss’étageaient sous les doigts de Potteau, le mirage prenait descouleurs plus vives et l’apparence de la réalité. Carlos allaitcrier : « Regardez-moi, je tiens mon œuvre », maisil se sentait fort et préféra rouler sa joie en lui :« C’est bien cela… mon coup de pinceau… mon dessin… jereconnais mon esprit, mes recherches… À présent je sais, je nem’écarterai plus… »

Ses yeux se posèrent sur Potteau, sur Fauvarque, sur Huslin, surMaxime Legris. Il reconnut en eux des habitants du monde enchantéoù il venait d’aborder. Leurs fronts, leurs yeux, leur voix,l’ensemble de leur personne avait acquis une noblesse inattendue,impressionnante. De même, les toiles de Fauvarque lui parurenttransfigurées.

Son passé défila au pied du haut promontoire où il venaitd’accéder. D’un coup d’œil il en sonda l’artifice, en mesura levide. Pas un acte, pas un tableau qui fussent véritablement lereflet de lui-même. « Erreur… Erreur », répétaitSentilhes. Et son cœur repoussait, devant ces gestes vains, cesannées perdues.

Il se mit à rêver, debout, les bras croisés sur sa poitrine, lefront penché vers le sol. Au bout d’une longue pause, ayant épuisésa sensation, il éprouva le besoin qu’on remarquât son attitude. Ilhocha la tête. Puis il s’approcha du groupe des hommes quidiscutaient près du piano, à l’exception de Huslin, enfoui sous lesdeux femmes et devenu presque invisible. Sentilhes dit àPotteau :

– Savez-vous ce que je fais ?… Je regarde… Il y a dixminutes que je regarde et que je vois… Ah ! vraiment… c’estune chose qui me paraît extraordinaire…

Potteau, déjà prévenu contre les déclamations de Sentilhes, luimontra un visage renfrogné, mais Sentilhes insista etdit :

– Je voudrais me faire comprendre, monsieur Potteau, j’aimetout ce qui est beau… mais la beauté est chose qui se cache etdifficile à découvrir… Peut-être aurais-je ri ?… je crois quej’aurais ri si vous m’aviez dit, il y a un mois, que parmi leshommes que j’admirais également il y en a qui ne sont rien…d’autres qui sont presque des dieux.

Il avait élevé la voix progressivement. Un mouvement d’attentionse produisit. Ce fut l’instant que choisit Huslin pour se lever etchantonner tout bas dans l’oreille de Valentine :

Aime-moi le fou,

Aime-moi l’idiot,

Aime-moi le seul…

Elle s’écarta vivement, cherchant à deviner si l’on avaitentendu. Mais Huslin qui prévoyait le geste s’était saisiimpérieusement de sa main, sous les plis de la robe. Elle nerésista pas. La déception qu’elle venait d’éprouver, à propos deFauvarque, la remplissait de doutes sur elle-même et la laissaitdans une sorte de stupeur. Ses yeux s’étaient portés, plusieursfois, timidement, sur Fauvarque. Elle voyait une statue de bronzedans le couloir froid d’un musée, et son amour qui n’était pasmort, vide de toute son énergie, demeurait chancelant et perplexe.L’étreinte de Huslin lui rendit son assurance et fit naître uncalcul dans son cœur. Elle se dit qu’elle avait besoin de réfléchiravant de repousser une fois de plus cette tendresse éprouvée.

– Carlos, il est tard… fit-elle cependant, vaguementinquiète en voyant gesticuler son mari et aussi parce qu’elle avaitbesoin de se recueillir.

– Non, répondit Sentilhes, il n’est jamais trop tard… Il ya une minute dans la vie où il faut savoir être sincère… Moi,jusqu’ici, j’ai tout confondu : l’art et ce qui n’est pasl’art, les grands artistes et les petits hommes… J’ai cru quej’étais un véritable peintre et je ne savais pas mêmedistinguer…

Valentine l’interrompit.

– Ne plaisante pas sur un sujet qui est grave, dit-elle, jecrois qu’il est temps de partir.

Mais Carlos se sentait beau dans sa confession.

– Ah ! vraiment, je vois que tu as peur, dit-il. Moipas. Je démolis, mais je reconstruirai. J’efface « CarlosSentilhes » dans le passé pour inscrire en lettres d’or…« Carlos Sentilhes » dans l’avenir… en lettres d’or dansl’avenir…

Cette parole de foi s’acheva dans l’angoisse. Sentilhes se tutbrusquement et pâlit. En évoquant l’avenir, il ne retrouvait plusla vision magnifique qui, tout à l’heure, l’avait révélé àlui-même. Au choc des émotions éprouvées cette nuit, une lueuravait envahi son esprit. Mais il avait à peine détourné la têtequ’elle s’était écroulée, étincelle de génie qui s’élève, brille uninstant et s’éteint.

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