Un Roi tout nu

Chapitre 1

 

Fauvarque ouvrit la porte, pâlit. Et sans qu’un mot fût échangé,il laissa passer le visiteur.

Huslin pénétra dans le jardin, un peu voûté, les épaulesrentrées, son chapeau de feutre enfoncé jusqu’aux sourcils. Sonvisage était livide, sali par une barbe de plusieurs jours et,malgré la tiédeur de cette journée, il était enveloppé d’un longmanteau noir. Ses épaules, ses joues et ses mains tressautaientfrileusement. De son pas court qui rasait le sol, il se dirigearésolument vers l’atelier ; là, il se retourna et, posant unregard très vague et très doux sur Fauvarque, scanda distinctementces mots :

– J’ai à vous parler, à vous et à nul autre.

Fauvarque pensait : « Comment ? c’est Huslin cevieillard ? » Il dit :

– Alors, vous vous trouviez derrière la porte… depuislongtemps ?

Plus d’une heure, Huslin avait attendu debout, l’oreille auxaguets, rongé par la fièvre, cherchant à surprendre les bruits dela maison. Ses jambes vacillaient et il sentait son être se tendre,s’allonger et vibrer le long de cette porte comme un fil de soieblanc.

Aucun drame ne flottait sur la demeure. Une atmosphère heureuse,au contraire, l’enveloppait… « Misère !… Misère !…Il a refait son bonheur sans moi ! » Et le cœur de Huslins’aplatissait dans sa poitrine, abandonnant par grosses gouttes lessucs de vie dont il était gonflé.

– J’ai à vous parler, répéta Huslin. Après tout le bien queje vous ai fait, j’ai droit à une place dans votre vie…

Voyant que son interlocuteur riait, il reprit :

– Je vous parle gravement, écoutez-moi de même. Depuis queje vous ai quitté, j’ai fait le tour de ce que je suis, j’aifouillé dans mon cœur, j’ai fait passer mes réflexions par desalambics diaprés, j’ai coupé mes gestes en parcelles menues… Aprèscela, comme pour regrouper mon individu épars, j’ai lu les œuvreséternelles, j’ai lu Homère, la Bible, l’Évangile… Miracle !Merveille ! Fauvarque… En lisant l’Évangile, la révélations’est faite. Dès la première phrase, je suis étonné. Je vois unmot, je pressens celui qui suivra, puis je devine une page entière…Au Mont des Oliviers, je parle… Et je comprends enfin cette choseimportante : que c’est moi, que c’est mon histoire… Je me sensl’âme du Christ, Fauvarque…

Il ceignit son crâne de ses mains brûlantes et, du fond de cettecouronne de chair, ses cheveux blonds émergèrent par touffes.Lorsqu’il releva la tête, la trace de ses doigts, inscrite sur sonfront, le grandissait.

– C’est vrai, je vous devais cet aveu, reprit-il d’une voixsourde. Tout ce que le nom de Jésus peut évoquer de bonté, jel’éprouve… et c’est profond, c’est un abîme…

Des suprêmes altitudes, des signes mystérieux descendaient verslui. La coupe immense du ciel versait l’eau sacrée pour le baptêmede la terre. Il y eut de grands cercles d’oiseaux, des chantsjoyeux, de soudains épanouissements de fleurs éclatantes au-dessusde terres fraîchement arrosées. « C’est une naissance, unenaissance. » – « C’est vrai, j’ai trente-trois ans, c’estvrai… », pensa Huslin. Voyant, de nouveau, que Fauvarqueriait, il lui demanda :

– Pourquoi riez-vous ?

L’autre, pour toute réponse, continua de rire. Huslin se tintpour satisfait et poursuivit :

– Je suis l’homme des grands sacrifices, mais mon cercleest trop étroit pour que j’y dépense toutes mes ressources !…Christ était comme moi… Il a fondé une religion pour caser unsurplus de passion. Il a donné son amour aux multitudes et, depuisbien des années déjà, cet amour va s’accroissant, se multipliant…Quel trait de génie il a eu ! Fauvarque…

Il reprit, obstiné :

– Pourquoi riez-vous ?

– Vous voulez le savoir ?

– Ouvrons nos cœurs. J’ai besoin de franchise plus que depain… Vous m’en donneriez une coupe large comme les mers qu’aprèsl’avoir bue, j’en lècherais les parois.

– Oui, répéta Fauvarque, j’étais sûr que vous viendriez unjour ou l’autre et que ce jour-là vous seriez le Christ.

– Ah ! L’étoile… fit Huslin.

– Plus que l’étoile… C’est moi qui vous ai fait prophète…Ha ! Ha ! Ha… Vous rappelez-vous les soirs de voslectures, je vous poussais, je vous applaudissais, je vousdirigeais vers la divinité et la folie…

Huslin se dressa, les mains levées, raidies en griffes. Ils’avança vers Fauvarque, lui prit les bras, les serra avecamertume, mais sans force. Fauvarque, les mains dans les poches,riant, se laissait faire.

– Je ne suis pas fou, balbutia Huslin. Si vous avezcomploté contre moi, c’est vers la vérité que vous m’avez poussé.Soyez confondu, Fauvarque : j’ai une âme de bonté qui m’emplitd’adoration pour moi-même.

– Vous êtes un méchant homme, répondit sévèrementFauvarque. Autrefois, vous aviez, je crois, du génie, vous étiezsensible et vous tendiez vers le beau. Puis, ç’a été ladégringolade. Et quelle dégringolade ! D’abord vos sens ontétouffé votre cœur, puis ils ont envahi votre esprit, noyé votrecerveau et pris la direction de vos actes… Vous êtes un méchanthomme.

– Soyez confondu, Fauvarque : je me sens généreux mêmequand je fais le mal.

En face du corps flasque de Huslin, Fauvarque fut repris degaieté. Il voyait, incarnés en lui, les chutes, les non sens,surtout les passions du monde : celles qui poussent ausuicide, au meurtre et à la guerre, celles qui mènent àl’ivrognerie, celles qui mettent le cerveau en déliquescence. Et ilriait de cette ronde de gnomes.

Et voyant le rire de Fauvarque, Huslin murmura :

– Non, de grâce, ne riez plus.

Il se fit suppliant :

– Fauvarque, j’ai besoin de vous. Donnez-moi une place dansvotre maison. Peu à peu j’en regagnerai une dans votre cœur.Qu’ai-je à vous promettre ? Je vous jure que je seraichaste ; je vous jure que je brise ma plume, que je donne mafortune au premier passant, que je vis dans la niche de votre chienjusqu’à la mort.

Son dernier espoir lui échappait. Il regardait Fauvarqueredressé, violent, volontaire. « Où prend-il cette force dehaïr et de vouloir ? » songea Huslin. Puis il se ditencore : « D’un mot je pourrais le terrasser, en luidisant la vérité sur Jeanne… » Cette idée scintilla uneseconde dans les limbes de sa pensée, mais il reprit :« À quoi bon, puisque je lui ferais du mal sans rattraper soncœur. »

[C’est pourtant ce qu’il fait : il révèle à Fauvarquequ’il a été l’amant de Jeanne.]

Fauvarque fut saisi du besoin de se précipiter sur lui etd’enfoncer les ongles dans les profondeurs de cette chair molle,insipide et déjà recouverte d’une lividité de mort. Mais il sereprit vite. Ses yeux étincelants se détournèrent, fixant uneencoignure de la salle et il dut se retenir à la fenêtre.

– Je vois, murmurait Huslin, que Jeanne vous avait dupé…Elle est pareille à toutes ses semblables et vous vous rappelez cesparoles définitives de la Bible : « La femme adultèremange et boit, et puis s’essuie la bouche et dit : « Jen’ai point fait de mal. » Votre femme n’échappe pas à cettedéfinition terrible… Aussi n’existe-t-il de véritable dramequ’entre vous et moi qui sommes conscients de nos fautes et prêts àles expier…

Cependant Fauvarque songeait à ce qu’il devait faire. Pour lapremière foi de sa vie, sa personne lui inspirait un sentimentd’insuffisance et, en elle, il se sentait humilié. Jeanne, uneseconde, grandit à ses yeux démesurément ; de compagne elledevenait juge et, loin d’y voir une trahison, il recevait son actecomme une sentence. « Oui, se dit-il avec reproche, j’aicantonné la vie dans des joies exclusives et trop hautes… Elle m’ena puni ! » Et dans cet affaissement de sa conscience, ilfut envahi des images d’un monde tout différent où il y avait de lapassion, du luxe et des ruissellements d’or… Il demeura en arrêtsur cette vision, dans une angoisse indicible, car il semblait quetout à coup sa destinée dût se pencher irrémédiablement et sansqu’il pût choisir, vers l’une ou l’autre des deux existences quis’ouvraient béantes de chaque côté de lui.

Mais un souvenir depuis quelques instants déjà lui faisaitsigne. C’était avant son mariage, sur les côtes de Bretagne où ilpassait l’été… Un jour, en grimpant sur les rochers, il avait sentià son doigt une piqûre tandis qu’une vipère qu’il savait venimeuses’engloutissait dans une fissure de la roche. Il se dressa, lecorps baigné d’une sueur glacée, se demandant ce qu’il ferait. Etsoudain, fermant les yeux, il avait mordu son doigt, arraché entreses dents un lambeau de chair sanglante, puis, sans regarder samain, l’avait enveloppée de son mouchoir.

« Extirper le mal coûte que coûte », songeaFauvarque.

D’avoir formulé cette pensée, il sentit revenir toute saconfiance. Mais du même coup, Jeanne et Huslin, détachés de lui,tombaient à terre comme deux tumeurs empoisonnées.

– Sauvez-vous, dit-il en s’avançant vers l’écrivain et enlui saisissant les épaules. Des laïus je n’en veux pas. Il y a uneheure que je vous entends discourir. Nous ne nous exprimons pasdans la même langue. Vous me parlez de crime, je n’en voispas ; de trahison, cela m’est indifférent ; de vengeance,c’est un mot vide ; de notre tendresse mutuelle, et je ne saispas comment cela se fait, ces mots résonnent en moi comme unefausse pièce sur une plaque de marbre… Ce n’est ni l’or, nil’argent, ce n’est pas du bronze non plus : c’est duplomb !… Pour moi, en ce qui vous concerne, je ne vois qu’unechose, c’est que vous ne m’intéressez plus et que je veux vous voirdehors…

Huslin considéra Fauvarque et s’épouvanta de cette face auxmuscles tendus, aux mâchoires contractées. Il éprouva une profondetristesse à inspirer une aversion si forte à un homme qu’ilchérissait.

– Toute ma vie, tel a été mon lot : je n’ai pas étécompris, dit-il.

– Allez, oust, répliqua Fauvarque, ne m’obligez pas à vousmettre à la porte avec un coup de pied où vous savez !

– N’oubliez pas que vous parlez à un homme qui vousaime ! balbutia Huslin en levant sur Fauvarque un visage oùétait marquée une détresse immense.

– Allez m’aimer un peu plus loin !

Et Huslin, avec fièvre, les deux bras levés, s’écria :

– Vous avez le devoir…

À ces mots, Fauvarque l’empoigna, le poussa devant lui, lui fittraverser le jardin et le jeta sur la route, puis referma laporte.

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