Un Roi tout nu

Chapitre 8

 

Les Gentines arrivèrent les premiers en automobile. Comme ilsvenaient chez des artistes, ils affectèrent dès la porte desallures extravagantes. Ils s’annoncèrent par des clameurs où lesnoms de Huslin et de Fauvarque se mêlaient à des crisd’animaux :

– Huslin !… Fauvarque… Ouin ! Ouin ! Ouin…Holà ! Fauvarque… Huslin ! quelqu’un !

Et des coups de trompe et des beuglements de sirène…

Déjà la scène s’était jouée devant plusieurs villas du pays oùdes familles entières, réunies pour faire face au danger, avaientfermé prudemment la grille.

– Ce sont les Gentines, dit Huslin, un peu confus, enallant vivement ouvrir à ses amis.

– Ils sont fous ! s’écria Jeanne.

– Pas à se tromper, dit Potteau, c’est des gens riches quiarrivent.

– Voulez-vous cesser de nous assourdir ! fit Jeanneavec un sourire équivoque, bien qu’elle rencontrât les Gentinespour la première fois.

– Alors ! Toujours en train ! toujoursgais ! toujours jeunes ! dit Huslin en baisant les mainsde madame Gentines.

– Je devine que c’est madame Fauvarque, fit Gentines endésignant Jeanne, quand le calme fut revenu. Savez-vous, madame,que Huslin vous appelle Jeanne tout court. Moi aussi, tenez, jevais vous appeler Jeanne.

– Veux-tu te taire, intervint madame Gentines.

Fauvarque, offusqué, arriva le dernier avec un visage quisouriait mal, au moment où Gentines demandait la permission degarer sa voiture dans le jardin. Il fallait pour cela ouvrir ledeuxième battant de la grille dont les ferrures rouilléesrésistèrent.

– Eh ! bien, on ouvrira quand même, dit Fauvarque avecune bonté factice, en allant chercher son marteau et sapelle ; le moins qu’on puisse faire pour l’homme qui vientacheter une galerie de tableaux est d’ouvrir devant lui les portesà deux battants…

– Je vous jure qu’il se paye ma tête, s’exclamaGentines.

– Jamais de la vie ! protesta Huslin.

Il y eut un silence lourd où retentirent les coups de marteau dupeintre, où sa pelle grinça contre les pierres.

Soudain Huslin se précipita dans la rue.

– Mesdemoiselles… Passez donc !… L’entrée est bienencombrée… Bonjour, monsieur Lambrette… Vous voulez voirFauvarque ?

– C’est Lambrette ? demanda Fauvarque en tendant samain gauche dans un accès de fureur. Bonjour, monsieur Lambrette…Bonjour, mesdemoiselles… Entrez donc ! Vous trouverez nos amispartout dans le jardin, dans la maison, aux fenêtres, dans la rue,dans le potager… Je ne vous les présente pas… Demandez-leur commentils s’appellent… Ils seront très contents de vous dire leursnoms.

Les Lambrette demeurèrent ébahis.

– En voilà une façon de recevoir les gens ! observaJeanne.

– Tout le monde est copain ici ! s’écria Fauvarque ense relevant rouge et baigné de sueur. Ouvrez la porte, Huslin.

Celui-ci s’excusa en prenant d’infinies précautions.

Descendus de voiture, les Gentines révolutionnèrent la maison,firent des remarques saugrenues sur les œuvres du peintre,goûtèrent copieusement et, après mille promesses de retourprochain, demandèrent leur auto.

La sirène et la trompe se remirent en action et la voitureavança.

– Attention ! avertit Gentines.

Et Potteau, qui jusque-là avait suivi avec de sombrespressentiments la manœuvre, leva les bras en criant :

– Dites donc !… la plate-bande ! lesrosiers ! Vous esquintez les rosiers !… Eh ! lafenêtre ! le carreau… les carreaux !

Toutes les vitres de la cuisine s’écroulèrent, défoncées par letoit de la voiture.

Quand à Fauvarque, il s’était ressaisi, comme il faisaittoujours, à l’instant même où il allait atteindre au paroxysme dela colère. Il assistait maintenant à la scène en spectateurimpassible. Et il analysait, avec une douce philosophie, lesraisons qui l’avaient incité à livrer entre des mains grossières samaison, son travail et la sérénité d’une belle après-midi de savie.

Ayant refermé la grille, Fauvarque se tourna vers ses amis. Tousse tenaient debout tandis que s’éloignait l’auto des Gentines oùles Lambrette avaient été invités à prendre place.

– Des numéros comme ceux-là, dit-il, j’en ai rarementrencontré au cours de mon existence.

– Les misérables ! les chenapans ! grondaHuslin.

Ils regardèrent le jardin avec ses plantes écrasées, la fenêtrede la cuisine défoncée, la table chargée de pots et de compotiersvides. Sur le carreau poussiéreux d’une des fenêtres de l’ateliertransparaissait, tracée grossièrement avec le doigt, une têted’homme chauve, portant des favoris sur ses joues rebondies.

– Ceci, expliqua Fauvarque, est pour me prouver queGentines est aussi fort que moi en peinture… Voilà ce qu’il me sortaprès avoir bouleversé mon atelier !

– Et Lambrette !… Ce Lambrette !… s’écria Huslin.Il a été pris de je ne sais quel accès de fureur philosophique… Jel’avais toujours trouvé assez terne, mais au moins il ne me parlaitpas… Il m’a exposé aujourd’hui son esthétique, sa morale, samétaphysique, ses théories astronomiques et sociales. Il m’a répétévingt fois qu’il était sentimental et qu’il aimait la montagne…même les précipices !

– J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer, dit à son tourFoutrel avec malice. C’est que nous recevrons la visite dutapissier de monsieur Gentines, car monsieur Gentines a remarquéles meubles de Fauvarque : « Très amusants, pas malcocasses les meubles de votre ami. Dès mon retour à Paris,j’enverrai mon tapissier ici pour prendre le modèle de ce qu’il y ade mieux ! Ça fera bien pour ma maison de campagne. »

– Cet aplomb ! nous verrons bien ! nous luiferons reprendre le train à son tapissier ! dit Jeanne.

Foutrel reprit : « Ses tableaux aussi sont très bien,pas mal du tout, question d’entraînement. Au vingtième sièclechacun sait camper une silhouette. Et puis pour peindre il faut lamisère ! Il l’a ! Tout va bien ! Moi, je suis tropriche. C’est dégoûtant ! »

– Il vous a dit ça ? Il fallait le battre !s’exclama Jeanne.

– Dussé-je vivre cent ans, je ne l’oublierai pas, cemisérable, dit sombrement Potteau. Il a passé les trois quarts del’après-midi à vocaliser dans mes oreilles. « Connaissez-vouscet air, monsieur Potteau :

La, la, la, la, la.

Lala, lala, lala.

– Je ne connais pas.

– Et celui-ci ? cherchez bien !

Na, Na, Na, Na, Na.

Nana, Nana, Nana

– Je vous répète que je ne connais pas.

– Alors écoutez cet air militaire :

Parapéro, Parapéro.

Parapéro, Parapéri.

Tam-Tam, Tam-Toum, Tam-Toum.

Parapi.

– Rien !… Je ne connais rien.

– Attendez ! attendez donc, il y a unesuite :

Tra, tra, li,

Parapi,

Et tra, et tra, et tra,

Et tra ! la ! la !

« À ce moment j’ai senti que j’allais étouffer. J’aiarraché mon faux-col et déchiré ma cravate. »

– Marthe et Marie Lambrette ! s’écria Jeanne.Ah ! celles-là !… Pendant trois heures sur les mêmeschaises, sous le même marronnier. J’avais pour elles des fourmisdans les jambes. – « Voulez-vous prendre cesfauteuils ? » – « Nous sommes bien, madame. » –« Voulez-vous voir le potager ? » – « Nous enavons déjà vu d’autres, madame… » – « Alors venezcueillir des fleurs. » – « Oh ! madame, nous enavons tant dans notre jardin que le jardinier les vole. » –« Alors venez voir bébé. » – « Ce n’est vraiment pasla peine de vous déranger, madame, à cet âge ils sont tous lesmêmes. » Je les aurais giflées !

Seule Renée ne parlait pas. Elle regardait ses amis avec desyeux tendres et Huslin devinait sa douleur. Il aurait voulu laprendre dans ses bras, la consoler. En attendant de trouver laminute où il pourrait le faire, il la regardait fixement pourqu’elle sentît qu’il veillait sur son angoisse et il racontait leplus de choses qu’il pouvait afin que sa voix s’insinuât enelle.

– Que je vous dise maintenant comment ils sont partis,s’écria-t-il. En ce qui concerne Lambrette, je l’engageais vivementà prendre une toile, il m’a répondu : « Merci,certainement, mais vous savez, il faut que je consulte mafamille ! » Quant à Gentines c’est plus tragique :il me demande à l’oreille : « Connaissez-vous CarlosSentilhes ? »

« – Je crois bien, un peintre au-dessous dumédiocre. » – « Ah ! ne dites pas, mon cher,Sentilhes est un beau, un magnifique peintre, la preuve en est…enfin, il y a des preuves !… » Puis plus bas encore ilajoute : « Je vous le dis confidentiellement :Carlos Sentilhes, c’est le grand tuyau du jour… Ma femme a décidéde lui commander son portrait… C’est presque le même prix que votreami : vingt mille. »

Cette nouvelle descendit sur le groupe comme une ombre. Lesfronts se penchèrent. Seul Fauvarque se redressa davantage et unelueur de fierté fit étinceler ses yeux.

– La conclusion, dit-il, c’est que ces gens-là ne sontvenus ici que pour y déposer leurs ordures et repartir. La maison abesoin d’une sérieuse désinfection. À toi la parole, Potteau, çasentira meilleur après une bonne symphonie de ta façon.

Potteau se leva lourdement, congestionné, comme aux joursd’inspiration. Mais Huslin se hâta de dire :

– Ce qui m’émerveille le plus, c’est encore la sérénité deFauvarque. Il critique, il méprise aussi bien Gentines queLambrette, mais tandis que nous sommes tous désolés, lui ne voitqu’une chose : c’est que des gens vulgaires lui ont gâché uneaprès-midi.

– Beau fixe, résuma Foutrel.

– Un autre serait joliment ennuyé, ajouta Jeanne.

Huslin poursuivit d’un accent nettement agressif :

– Après toutes les promesses formelles que je vous avaisfaites, dit-il, vous étiez en droit de croire que vous vendriezaujourd’hui une fresque et un tableau… Je me demande si vous vousrendez compte qu’il y a là douze mille francs que j’allais vousfaire gagner et que vous avez perdus.

– Rien du tout ! s’écria Jeanne. Parlez-lui de douzesous, ça lui fera le même effet.

– Il eût été normal que vous manifestiez un mouvementd’humeur.

– Tu aurais pu te mettre en colère.

Fauvarque écoutait les paroles qui volaient de la bouche deHuslin à celle de Jeanne et il souriait. Mais sous ce masque, unegrande tristesse s’accumulait. En voyant les déceptions communes setourner contre lui, il sentait, pour la première fois, qu’il nepartageait pas la vie de la maison et que, parmi les siens, ilétait désigné pour remplir un rôle à part, difficile et ingrat.

– Parlons clairement, répondit-il, dignement, si je vousentends bien, vous voulez m’obliger à donner des coups de poing surla table.

– Nous voudrions tout au moins, dit Huslin, nous assurerque vous avez un sentiment net de vos responsabilités.

– Eh ! bien, savez-vous, riposta Fauvarque, je suisdécidé à ne pas perdre mon calme… Ah ! s’il s’agit de vousdonner un spectacle, c’est une autre affaire… Pour vous contenterje serais capable de me rouler dans la poussière, de m’arracher lescheveux…

La face de Huslin devint pourpre d’indignation. Il agita le brasplusieurs fois tandis que Fauvarque parlait et sa réplique sepréparait, foudroyante. Mais à ce moment Potteau abattit ses mainssur le piano. Il en tira une suite d’accords où la voix de Huslinse perdit. Fauvarque d’ailleurs lui cria en empoignant sonépaule :

– Écoutez ça, c’est admirable !

Voyant que la bouche de l’écrivain s’ouvrait et se fermaitencore, il lui fit signe qu’il ne l’écoutait pas.

Auteurs::

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