Un Roi tout nu

Chapitre 3

 

Il y avait deux heures que Fauvarque badigeonnait à la chaux lesmurs de l’atelier, encore recouverts par endroits de sesdécorations, lorsque grinça la grille du jardin. Il l’entenditmalgré le grand vent qui soufflait dehors et qui, sortant du bois,s’engouffrait dans la maison avec des gémissements. Elle futrefermée aussitôt à grand bruit. Étant au sommet de son échelle, ilne put voir qui était entré, mais le pas ferme, qui se dirigeadirectement dans la salle à manger, lui rappela un pas connu.Quelqu’un de cher était là. Sous sa blouse Fauvarque trembla, desfrissons l’assaillirent, ses jambes flageolèrent, la sueur inondason corps par flaques glacées.

Il songea : « Bien sûr qu’elle devait revenir. »Et, face au mur, surveillant son équilibre sur l’échelle, il repritsa besogne. Mais il travaillait mal. Ses yeux se voilèrent. Sonpinceau se balançait sur des surfaces molles. Le mur cédait commede la pâte, s’animait, devenait une sorte d’animal à la croupebondissante. « Bien sûr qu’elle devait revenir… »

Le vent parle dans la maison. Il a cent voix. Les pas serapprochent. La maison est pleine de gens. Ah ! comme on sepresse dans le jardin. La chaise longue d’osier rend, surl’asphalte de la grange, un long crissement qui passe, en éclair,dans les vertèbres du peintre. Quelqu’un monte sur son échelle, luitouche le pied… Ses poumons se gonflent, il a une forte envie derire, des carillons s’ébranlent, sans doute sous la bourrasque, lepinceau ruisselant, djic, djic, continue à blanchir deprodigieuses, de fabuleuses croupes d’animaux…

« Bien sûr qu’elle devait revenir. Pouvait-elle s’abêtirdavantage en compagnie de larves anémiques, de rachitiquesmoribonds, d’échauffés impuissants ! Ha ! Ha !Ha ! il fallait bien qu’elle revînt pour échapper à tous cescas pathologiques qu’elle a dû rencontrer en grand nombre,hélas ! depuis un mois… »

Il reprit avec orgueil :

« Dame ! je l’ai habituée à autre chose. »

À trois reprises, déjà, Jeanne avait toussé légèrement. Bienqu’elle étouffât sa voix, Fauvarque l’entendit distinctement.« Pauvre petite. Elle a pris froid tout à l’heure »,songea-t-il. À ce moment précis, elle eut une quinte.

– Te voilà revenue ? dit Fauvarque.

– Oui, je suis revenue, c’est ma maison, il me semble.

– Voilà ! Voilà ! Tu vas me parler durement.

– Je suis fatiguée.

– Tu es venue à pied de la gare par cette vilainejournée.

– Occupe-toi plutôt de ton mur.

– Là, Jeanne, sois douce, je t’en prie.

– Je suis fatiguée, là, et je n’ai envie de rien dire.

– Alors je te laisserai tranquille. Cependant tu aurais dûte placer à l’abri du vent.

– Un autre que toi serait descendu et m’aurait installéeconfortablement.

Du haut de son échelle, Fauvarque regardait le corps pelotonnéde Jeanne et il riait silencieusement. Car il la voyait petite,mais nerveuse, volontaire et forte. Il ne détestait pas la voixacerbe et les mots de dépit dont elle pimentait son retour, mais ilavait un étonnement joyeux de voir ces mots modulés par des lèvressi rouges et si joliment dessinées. Il descendit et, dès qu’il sepencha vers elle, fut saisi de griserie. La pose qu’elle avaitprise, ses yeux fermés, son bras nu remonté sous sa joue luirappelèrent l’amour. Il souleva la chaise longue contre sa poitrineet la déposa dans un coin mieux abrité. Puis il remonta surl’échelle et, les yeux baissés vers Jeanne, murmura :

– On dirait une petite reine.

– Ah ! oui… Elle est jolie la petite reine, fit Jeanneen hochant la tête.

– Mais certainement.

– Elle n’est pas riche…

– Bah ! murmura Fauvarque avec un geste vague, unepetite reine qui n’est pas riche… Elles n’ont pas besoin d’êtreriches… Il y a des petites reines qui ne sont pas riches.

– Je voudrais bien en connaître, dit Jeanne.

– Toi, par exemple, et beaucoup d’autres… seulement tu nele sais pas encore, petite reine Jeanne…

– Tu m’en racontes de belles histoires… Alors et toi ?Tu es le roi Henri.

– Le roi Henri, approuva Fauvarque en recommençant àpeindre.

– Il badigeonne le mur à la chaux, le roi Henri, repritJeanne en pouffant.

– Eh ! oui, dit gaiement Fauvarque. Je suis le roiHenri qui badigeonne le mur à la chaux et tu es la petite reineJeanne qui n’est pas riche. Je sais bien. Il y aura des gens quidiront : « Ils ne sont pas sérieux, ce roi Henri et cettereine Jeanne. A-t-on jamais vu une reine Jeanne qui ne soit pasriche et un roi Henri qui badigeonne à la chaux ? » Maisces gens-là nous les connaissons bien, toi et moi. Ils prennent lecarton pour la vérité et ils rêvent sur du carton, parce que lavérité profonde, ils ne la voient jamais.

« Huslin a gardé mon secret », pensa Jeanne. Enapprenant sa mort, elle avait craint qu’il n’eût révélé à Fauvarquesa liaison avec elle. Elle avait décidé qu’elle se tuerait, elleaussi, si son mari en était instruit, car elle était orgueilleuseet, même dans le malheur, n’était guère disposée à rendre compte deses actes à quiconque. L’accueil de son mari la libéra de ce souci.Dès lors, elle s’abandonna au prestige de sa voix forte, aurayonnement de son intelligence et de sa santé, sachant désormaisqu’elle poursuivrait son existence à ses côtés.

– Ils rêvent sur du carton !… fit-elle.

– Ça te paraît drôle ? reprit Fauvarque. Et pourtant,écoute-moi dix minutes et je te montrerai que toutes les confusionsgraves de la vie et les neuf dixièmes des souffrances humainesproviennent de ce que les hommes, au lieu de voir et de comprendrece qui est, rêvent sur du carton !… Que voient-ils leshommes ? Ce n’est ni la nature, ni la vie !… Ce qu’ilsvoient ce sont des placages collés sur l’une et l’autre, mais de sicomplets placages que l’une et l’autre disparaissent à jamais poureux. J’appelle ça du carton. Tu les appelleras comme tu voudras,mais ça signifiera la même chose… Et l’humanité tout entièrechemine, chemine, des années, des années, des siècles, des siècles,entre deux haies de carton !… Arts, politique, morale,religion, carton ! J’en ai vu des hommes dans ma vie, lesgrands efflanqués mangeurs de viandes qui font des rêves en carton,des beaux parleurs qui élaborent des lois en carton, des moralistescourtauds, carrés, au visage méchant, qui bourrent de carton lescervelles dévotes, des prophètes à face de porc qui voudraientrégner sur un paradis en carton. Je connais des financiers, jeconnais des poètes… La plupart sont sûrs que tout est inutile…ceux-là mêmes qui croient en quelque chose, à une divinité, à unejustice, à des prolongements de l’âme, se les représentent de tellesorte que ce n’est que carton ou fumée de carton… Ah ! c’estqu’il faut voir ça !… Tu es jeune et naïve, mais je te prometsque c’est un spectacle ! un fameux spectacle !… Ha !Ha ! Ha ! Ha !

Tout en riant et parlant, Fauvarque travaillait. En émettant lesidées essentielles, il se tournait vers Jeanne. Bientôt, ildescendit de l’échelle, la poussa plus loin. Il s’approcha de laporte que Jeanne avait fermée, regarda au dehors. Le vent emportaitles feuilles d’automne en de puissants tourbillons. Elless’élevaient par centaines, en colonnes frémissantes, passant d’unetrombe d’air à l’autre, descendant brusquement d’étage,semblait-il. Et soudain, un nouveau coup, frappant de haut en bas,les abattait brusquement sur le sol.

– Prenons des exemples, dit Fauvarque en remontant sur sonéchelle. L’argent, qu’est-ce que c’est que l’argent ?

– Du carton ! cria Jeanne.

– Naturellement, bien sûr, du carton ! Que ce cartonsoit du métal, que ce métal soit bouton d’or, brun ou argenté, iln’est que du carton dès qu’il prétend n’être plus du métal toutcourt, mais une espèce de dieu formidable… Et sais-tu pourquoil’argent c’est du carton ? parce que l’argent cache mon champ,ma récolte, mon intelligence, et ramène tout à un chiffre. Toi, unchiffre… moi… Et la plus belle œuvre du monde vaudra le prix d’unbon dîner. Ah ! oui, l’argent c’est grave, c’est le carton parexcellence, le carton de carton.

– Ça n’est pas autant de la blague que ça en a l’air, ceque tu dis là, murmura Jeanne.

– Demain, s’exclama Fauvarque, je me raserai la tête et jeme tracerai un trait rouge autour du crâne. Tu me vois avec untrait rouge, bien fulgurant, autour du crâne… Ha ! Ha !Ha ! J’irai au village, avec un tam-tam et je crierai :« Approchez, père Mouchard, mère Sicre, grand-père Plomion,apprenez la grande nouvelle. Dès aujourd’hui, celui de vous quin’aura pas un trait rouge autour du crâne ne sera pas un homme, cesera un misérable, un pauvre malheureux, un mendiant, on le jetteraen prison, on le diffamera… S’il possédait un champ prospère,celui-ci sera transformé en poussière stérile… S’il possédait unemaison, cette maison ne sera plus qu’un antre vil ; s’ilpossédait un arbre, l’arbre se desséchera ; s’il avait du vinen cave, ce vin se tournera en eau !…

Jeanne s’était levée. Avec des gestes de joie violente ellegambadait au pied de l’échelle. Ce grand souffle de pensée auquelles sifflements de bourrasque ajoutaient encore de la force, laranimait. La joie qu’elle venait chercher auprès de Fauvarque lagagnait, la gonflait et, en levant la tête, lorsqu’elle voyait laface puissante de Fauvarque rire et lancer le sarcasme, elle étaitéblouie comme par un soleil.

– Un trait rouge autour du crâne, ce monstre ! cemonstre de Fauvarque !

– Non, tu vois la plaisanterie sinistre ! Celui quin’a pas son trait rouge est un gueux.

– Gueux ! Gueux !

– Là, sincèrement, tu me vois tombant dans des panneauxcomme ceux-là ? Il peuvent rester dans leur carton, lesbougres, moi, je regarde.

– Allez-vous finir, vieux monstre, de gesticuler sur votreéchelle !

– Ils s’imaginent avoir fondé un ordre social… Tu entendsbien : un ordre social ! Mais du jour où ce fameux ordresocial est institué, crac, crac, crac, il croule de toutes parts.Ha ! Ha ! Ha ! Ha !… On cherche à soutenir, àconsolider, cette construction ridicule : crac… crac… Alorsils font comme un chef d’industrie qui engage jusqu’à son derniersou pour faire marcher une mauvaise affaire… crac… Ha !Ha ! Ha ! Ha ! Ha ! On la hérisse deforteresses… crac… on y jette des millions… crac… on y jette deshommes, crac, crac, crac… Jamais l’affaire ne marchera… L’équipedes grands, l’équipe des rois, l’équipe des présidents, l’équipedes commissaires des peuples, l’équipe des nihilistes y passeront,mais un jour la bâtisse tombera en ruine… Et moi je rirai, jerirai, je rirai… parce que tout ça c’est du bruit ! la seulechose vraie, c’est un homme.

Jeanne était prise d’un fou rire.

– Voici qu’un jour ces pauvres imbéciles, avec la têtepleine d’idées en carton, avec le cœur bourré de sentiments encarton, aperçoivent un homme qui se promène sur une route.« Ah ! Ah ! font-ils, quelle espèce d’homme est-celà ? Un homme qui a cent sous ou un homme qui a centmillions ? » – « Non, messieurs, qu’on leur répond,ce n’est ni l’un ni l’autre, c’est un homme qui n’a rien. » –« Rien ? il n’a rien ? » Et frotte, et frotte,et frotte les yeux pour voir le phénomène. – « Rien ?Quel animal ça peut-t-il être ? Ça n’a pas de senscommun ? Il a pourtant la figure d’un homme ! » Onleur dit : – « Vous ne l’avez pas reconnu ? Cephénomène-là c’est Fauvarque ! pas un traître sou enpoche : Henri Fauvarque ! » – « Pas même unsou ? C’est donc le diable en personne ! » Et ils semettent à courir… Quelle escapade ! Quelles entorses !Ils courent encore !…

– Vous tairez-vous ? J’ai les côtes endolories.

Fauvarque criait maintenant, mâchant son rire, bavard,s’essuyant les lèvres avec le bas de sa blouse de toile bleue. Etil se réjouissait de l’accompagnement que lui faisait le vent.

– Alors, j’ai compris que parmi ces esprits dénaturés, cesêtres avilis, sans foi, sans croyance, mais malades, gravementmalades, nous n’avions qu’à nous tenir tranquilles, comme dans uneavant-scène. Nous nous plantons là, tranquillement, et nousregardons passer les préoccupations en carton, les rêves en carton,les existences en carton… Et s’il venait un homme me demander quinous sommes, je lui dirais : Moi, je suis roi et elle estreine !

– En carton !… s’exclama Jeanne.

– Ah ! mais non, au contraire… Il pourra s’approcherl’ami, il pourra tâter… « Moi je suis roi et elle estreine… » Le voilà stupéfait qui écarquille les yeux, quicherche, qui cherche… Qu’est-ce qu’il cherche ? Il cherche deschichis en carton sur nos têtes, des chichis en carton sur nospoitrines ! Mais nous deux, on serait nus !

– Non ?

– On serait tout nus, et l’ami chercherait. À la finj’aurais pitié de lui et je lui dirais : « Vous perdezvotre temps, mon ami. Vous cherchez des chichis ? Il n’y en apas. » – « Comment, il n’y en a pas ! » –« Eh ! non, il n’y en a pas. Mois, je suis un roi et elleest une reine, mais on est un roi et une reine tout nus. »

– Il est fou ! il est fou !…

– Il faut voir la tête du type ! reprit Fauvarque.Ha ! Ha ! Ha ! Je la vois, la tête du type.Ah ! c’est qu’il faudrait voir ça, Jeanne, il faudrait voircette tête !

– Il est fou, complètement fou !

– Un roi et une reine tout nus ! Des chichis ! ducarton, des boniments ! Allons donc ! Tout nus !… Iln’y a pas d’autre moyen d’être roi, il n’y a pas d’autre moyend’être reine.

Jeanne s’était assise, elle ne riait plus. Elle regardaitFauvarque. Lui, la tête contre le plafond, appuyé du dos à sonéchelle, se contentait maintenant de sourire à toutes cesévocations d’êtres débiles, de cerveaux faussés, de destinéesavortées, de craintes misérables, de stériles fatigues, d’amoursmaladives, de lamentables espoirs qu’il faisait jaillir devant lui,et sa face éclairée dont coulait la raillerie était celle d’unprophète. Et Jeanne, le cœur terrifié, crut que le monde, encercle, attendait un arrêt de lui.

FIN

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