Un Roi tout nu

Chapitre 3

 

– Alors, Jeanne ? Il n’y en a plus de cette confitureexquise ?

– Probablement, puisque je l’ai mangée.

– Voyons ? C’est bien le pot que j’ai acheté cematin ?

– Ça doit être celui-là… Il n’en reste pas d’autre.

Puis elle persifla légèrement son mari :

– Vous en avez de drôles d’idées de vouloir manger de laconfiture à quatre heures de l’après-midi.

Fauvarque négligea de répondre. Il exagérait plaisamment le côtépiteux de son attitude, le pot vide en main. L’arôme des abricotsavivait sa convoitise. Mais il finit par un regard de gaietéaimante vers sa femme.

– Habille-toi vite, fit Jeanne. Nous sortons.

Au moment de fixer son faux-col le peintre ajouta deux touchesde pinceau à sa toile. Ayant brossé son veston bleu, son feutre,vérifié le contenu des poches de son gilet, il s’esquiva du côté dela cuisine, coiffé de son chapeau et serrant sa canne sous sonbras.

– Voilà bien notre maniaque, marmonna Jeanne. Avant desortir, un coup d’œil pour s’assurer qu’il n’y a ni robinet ouvert,ni fenêtre mal fermée…

Il reparut. Elle essayait sur ses joues roses une série devoilettes, à ramages différents. Il s’assit patiemment et regardaau dehors.

– Eh bien ? fit-elle. Tu as dû trouver la cuisineinondée, des voleurs sous la table, des fourmis dans le rôti de cesoir…

– Si ce n’était que ça… répondit Fauvarque en levant lamain.

– Le gaz !… cria Jeanne.

– Mais oui, le gaz… Une flamme de trente centimètres et labouteille d’essence sur la tablette à côté…

Les Fauvarque fréquentaient un grand nombre de gensd’affaires : banquiers, ingénieurs, industriels. Le voisinagede cette richesse ne leur causait aucune gêne. À travers l’opulenced’autrui ils évoluaient légèrement en conservant le sens de leurspersonnalités. Aussi occupaient-ils dans ces milieux une placeparticulière. Aux yeux des hommes pratiques qu’ils y rencontraientils étaient les messagers d’une vie surnaturelle. Tous devenaientamoureux de Jeanne. Tous traversaient une crise d’enthousiasme pourFauvarque. Ils saisissaient le premier prétexte pour aller frapperà leur porte. Durant une heure, ils éprouvaient de la volupté às’enfermer dans cet îlot paisible, sous des arbres, en face devisages calmes et ils se sentaient pénétrés d’un peu de chaleurprimitive.

– Ici vous êtes chez vous : prenez un bon siège entrema femme et moi, étirez-vous, bâillez… leur disait Fauvarque. Vousavez le droit de dire ce qu’il vous plaît… et même de ne rien diredu tout…

Souvent, après dîner, une auto stoppait et Jeanne annonçait lesDemons. Elle ne se trompait pas. Le banquier et sa jeune femmevenaient proposer une promenade au Bois dans leur voiture.

– Nous avons des amis, répondit Jeanne, un soir que Carloset Valentine étaient là.

– Combien sont-ils ? deux ? mais je lesemmène.

Dans la suite ils s’en allèrent toujours à six ou à sept encomptant Huslin. Mais l’écrivain se faisait rare. Il surveillait,de loin en loin, en attendant son heure, la marche des sentimentsde Valentine. La torpédo était spacieuse. Demons la conduisait, lerire aux lèvres, avec infiniment de tact. Il avait un immense nezaquilin toujours plein de sensations subtiles et qui inspiraitconfiance quand il disait :

– Je connais une clairière qui sent bon. Voulez-vous que jevous y mène ?

– Oui, criaient à la fois toutes les poitrines.

Lentement, sur des voies de velours, la voiture roulait pendantdes heures. Elle se perdait sous les arbres, faisait des lacets,allait, venait. Les hommes, tête nue, recevaient l’air léger dansleurs cheveux.

– Regardez comme la lumière des phares découpe les arbreset jusqu’aux moindres feuilles en leur donnant des tons irisés,disait Demons à Fauvarque auprès de lui.

– Ce sont là les tons du mois d’avril, répondait le peintreet c’est féerique ce coin de nature rajeunie au milieu de la nuit.Mais, quand même, on sent les arbres immobiles, silencieux etgraves. On dirait des géants qui dorment sur un pied.

Demons approuvait d’un signe. Il avait le souci que les bribesde conversations échangées s’achevassent par une phrase deFauvarque.

Derrière, Jeanne et Valentine étaient enveloppées de capes et devoiles. Madame Demons souriait, grande, brune ; ses cheveuxbrillaient tel l’ébène ciré et ses prunelles étaient plus noires etbien brillantes encore. Elle s’amusait comme une enfant chaque foisque Fauvarque parlait.

Carlos prenait de ces trois jolies femmes un soin méticuleux. Ilrectifiait les plis de leurs voiles, voulait que leurs piedsfussent à l’aise, veillait à ce qu’elles n’eussent point frais. Ilposait ses questions avec des moues caressantes en se penchant enavant. Quand elles lui répondaient qu’elles se trouvaient« très bien », il se replongeait dans son coin.

– Tant mieux, tant mieux, murmurait-il, j’avais si peurvraiment.

Cependant il ne se sentait pas véritablement heureux. Des idéesconfuses s’insinuaient en lui. Il lui arrivait de descendrejoyeusement l’escalier en se disant : « Allons passer uneheure chez notre brave Fauvarque !… » et d’avoir, enfaisant le geste de sonner, la sensation que son cœur serétractait. Le contact de son ami qui, dans les premières semaines,l’exaltait, maintenant éteignit sa joie et ses enthousiasmes.

***

La porte s’ouvre. Fauvarque est devant lui. Sentilhes détourneles yeux. Il ne s’attendait pas à ce rayonnement. Fauvarque parle.Sentilhes voudrait ne pas entendre. Il ne s’attendait pas à lavibration métallique de cette voix. Fauvarque raconte sa confiance,Sentilhes se sent bousculé. Fauvarque s’écrie : « J’ai dugénie. » Sentilhes se sent atrocement mutilé. Le sens de sapropre importance décroît peu à peu. Sa fortune ? un hochetdérisoire. Fauvarque passe comme un lourd véhicule et prend toutela largeur de la route. Sentilhes est obligé de s’écraser contre lemur.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer