Un Roi tout nu

Chapitre 3

 

Huslin maigrissait. Un cerne large marquait ses paupières.Depuis deux semaines, il amassait toute une science occulte. Ilconnaissait la quantité d’eau chaude que Jeanne et Renéeutilisaient pour leur toilette. Il avait compté les poules et leslapins dans la basse-cour. Les jours de lessive, il se documentaitdans un silence fébrile. Ces connaissances précises se mêlèrentdans sa tête à de vagues intuitions psychologiques. Son cerveaus’alourdit. Jeanne, heureuse et libre, dansait devant ses yeux,fluide, comme le génie des jardins et des ciels clairs.

En se levant de table, Potteau avait coutume de faire une heurede musique. Ses épaules massives dominaient le piano. Ses mainslarges ramassaient le clavier.

– Je plie la serviette de monsieur Foutrel… je prends labouteille de vin sous mon bras… j’emporte les petits pois…

Qu’elle fût seule ou au milieu de ses maîtres, Berthe ne pouvaittravailler qu’en se racontant.

– Je vais mettre la salière à la cuisine. Je prends lecouteau pour qu’il ne tombe pas.

Ce jour-là, Huslin, étendu sur une chaise longue, considéraitses amis et philosophait sur Serpolet, le chat, Toupie, le chien,les chardonnerets perchés sur des branches de rosiers. De plus, ilchassait ou écrasait les moustiques selon qu’ils se contentaient dezézayer à ses oreilles, ou sous son nez, ou qu’ils tentaient de s’yintroduire.

– Vous avez déroulé vos toiles ? demanda-t-il,apercevant Fauvarque à la porte de l’atelier. Venez vous asseoirlà. Quelle bonne après-midi, n’est-ce pas ?

Ils parlèrent de choses et autres. Du prince Adam et deM. Louvier qui étaient venus les voir, du traité sur lesPassions entrepris par Huslin, de la prochaine toile où Fauvarquegrouperait les animaux. Puis il y eut un silence où la pensée dupeintre alla rejoindre la phrase de Huslin, restée sans réponse,« une belle après-midi, n’est-ce pas ? » Et cessimples mots, telle une couleur qui se dilue dans une eau claire,déteignirent sur sa conscience.

– Oui, une belle après-midi, dit-il. Moi, des journéescomme celle-ci me donnent une sensation de plénitude qui étouffen’importe quel désir.

– Je sais bien que vous êtes ainsi, balbutia Huslin.

– Il y a des gens qui se plaignent du monde, reprit lepeintre, mais le monde est un paradis. C’est au point qu’on devientégoïste. J’ai reçu tout à l’heure une lettre de ma mère où elle medit qu’elle est malade et qu’elle a besoin d’argent… C’est entendu,je vendrai deux fauteuils, un tapis… cela fera en tout troisbillets de cent francs… et je devrais être malheureux comme lespierres… Mais que voulez-vous ? on oublie, dans ce jardinféerique, que le souffrance existe. D’ailleursexiste-t-elle ?

– Elle existe, dit Huslin.

– Vous croyez ? Est-ce qu’elle n’est pas encore uneinvention ? Moi, je crois que la souffrance est comparable auxciels noirs et aux arbres dépouillés de l’hiver que tout le mondes’accorde à trouver lugubres, alors que c’est simplementbeau ; aussi beau que la lumière et le printemps.

– Asseyez-vous donc, répéta l’écrivain.

– Non, je vais voir, chez le père Plomion, mon petitpoulain Café-au-lait. Délicieux petit poulain ! Il doitfigurer dans ma prochaine toile.

« Cet homme est intelligent, se dit Huslin en le voyantsortir. Nous sommes faits pour nous entendre… Mais la vie noussépare… »

Ses yeux se portèrent sur Renée qui se promenait seule dans lejardin. Il l’appela d’un signe et lui dit :

– Quel étrange sentiment on éprouve à voir des amis commeles nôtres, si intelligents, si fins, donnant une si belleimpression de santé morale, se débattre dans des affaires… dans desennuis…

– Je n’ai rien remarqué… De quels ennuisparlez-vous ?

Il se leva, marcha auprès d’elle et lui parla de la maladie dela mère de Fauvarque, des meubles qui, un à un, désertaient lamaison…

– C’est douloureux, murmura Renée, surtout quand on songe àla valeur d’Henri. Avez-vous connu beaucoup d’hommes de sa force,de son activité ? Je l’admire profondément.

– Moi, dit Huslin, je l’aime comme un enfant qui seraitissu de mes entrailles.

– C’est vrai, approuva Renée, on ressent à la fois lebesoin de l’exalter comme un grand esprit et de le protéger commeun enfant. C’est un sentiment que j’aurais craint d’exprimer lapremière.

– Pourquoi cette défiance envers vous-même ? Il fauttoujours oser dire ce qu’on éprouve.

– C’est parfois tellement ridicule.

– Il faut certes que vous soyez en confiance, que vossentiments ne craignent pas l’air glacé au sortir de votre âme.Quelqu’un doit être là pour les accueillir avec le mystère d’un nidqui reçoit la couvée. Est-ce que Potteau est tendre avecvous ?

– Vous posez des questions auxquelles il est difficile derépondre.

– Vous pouvez me parler comme à une mère.

Insensiblement ils s’acheminèrent vers le potager, par uneétroite allée où ils se heurtaient de l’épaule et de la hanche.

– Nous nous connaissons depuis de longues années, dit lajeune fille, mais c’est la première fois que je me trouve seuleavec vous. Nous sommes, malgré tout, des étrangers l’un pourl’autre.

– Tant mieux, fit Huslin. Ce n’est qu’à la premièrerencontre avec quelqu’un que je me sens en sûreté. Généralement lepassé d’une amitié est un tissu de rancunes.

– Croyez-vous ?

– Souvent. Chez moi les sympathies sont brusques ettotales. Vous aurais-je connue ce matin que je serais déjà capablede vous livrer ingénument les secrets de ma pensée ; et sij’avais derrière moi une trahison, un vol, un meurtre, je vous lesconfierais, mettant ainsi ma vie entre vos mains.

– Quelle candeur étonnante ! s’écria Renée. On estgénéralement plus rétif à se livrer pour des choses… qui ne sontmême pas des crimes.

Ils avaient l’illusion de ne s’être jamais entendus parler avantcette minute. Quand Huslin discourait pour les autres, Renée étaitencline à le trouver maniéré et paradoxal. Aujourd’hui, elle étaitséduite par l’élégance naturelle de son esprit. Pour sa part,Huslin découvrait en sa compagne un don d’observation, que levoisinage vif, joyeux endiablé de Jeanne, faisait d’ordinaireparaître un peu lourd.

– Potteau n’est pas comme vous, reprit Renée.

– Ah ! vraiment ?

– Il est fermé, hérissé, même avec moi. J’aimerais àconnaître ses projets, à vivre dans l’intimité de son travail… Maisnon ! il m’aime, c’est tout… et je me demande parfois d’oùvient cet amour, comment il vient et pourquoi il vient…

Elle dit cela en souriant, mais Huslin fit à cet aveu un accueilgrave.

– Dans ce cas, remarqua-t-il, vous ne connaissez de luiqu’une apparence. C’est assez triste. Non seulement un mari ferméne s’épanche pas, mais on ne peut pas davantage s’épancher en lui.Il suspecte les confidences. Il n’en veut pas. Il lui suffitd’avoir l’image que vous êtes, contre l’image qu’il est lui-même…Voulez-vous que je lui parle ?

– Vous voulez parler à Potteau ? Je crains qu’il ne leprenne mal, car il est méfiant, vous savez.

– J’ai trop le culte des sentiments qui vous sont cherspour aller les compromettre grossièrement. Parmi tous mes défauts,il s’est trouvé, égarée sans doute, une qualité dont je suissûr : c’est un tact, un souci des êtres, une science pour lesaborder sans les effaroucher.

Il reprit, après une pause :

– Mais, au moins, croyez-vous que Potteau puisse un jourvous assurer une vie aisée ?

Renée baissa la tête. Huslin l’amenait tout doucement dansl’inquiétude où il vivait.

– Vous avez ici l’exemple de Fauvarque, ajouta-t-il.

Renée allait répondre quand elle entendit Potteau qui l’appelaitd’une voix furieuse. Elle dut quitter Huslin précipitamment.

– Nous recauserons, fit-elle en s’éloignant.

Resté seul, Huslin, qui avait une peur maladive des poingsmusclés de Potteau, porta ses yeux sur les plates-bandes. Ilobserva les haricots lustrés et humides, ensuite il admira,par-dessus la clôture, les champs lumineux et le sommet frémissantdes arbres. Estimant enfin que rien de fâcheux ne pouvait plus seproduire, il retourna dans le jardin et s’assit sous lemarronnier.

Il était là depuis un quart d’heure lorsque Jeanne parut. Ellevit Huslin et lança :

– Bonjour…

Il répondit d’un ton singulier :

– Vous êtes bien pressée…

– Vous aviez à me parler ?

– J’aime toujours à échanger un mot avec vous.

– À vos ordres, monsieur Victor Huslin.

– Vous vous moquez de moi ?

– Je suis gaie, est-ce que cela vous fâche ?

– Venez ici.

Elle s’approcha et il se donna la volupté de demeurer assis,bien calé dans son fauteuil, tandis qu’elle restait debout près delui. Il lui demanda ce qu’elle faisait, où elle allait, pourquoielle riait toujours, pourquoi elle était toujours pressée, pourquoiil était impossible de la garder sur une chaise longue quelquesinstants à côté de soi ? Puis, comme elle répondait, ils’immobilisa, la face levée vers elle. Il s’enivra du mouvement deses lèvres petites et charnues, des hachures d’or de sesprunelles ; mais il n’écoutait pas ce qu’elle disait.« Sa gaieté, songeait-il, n’est plus celle d’autrefois. J’yvoyais alors le reflet de Fauvarque… C’est, maintenant, unjaillissement égoïste dont la source est en elle et qui retombe enelle : le prélude ordinaire des grandes décisions de lafemme… »

– Vous devez avoir horreur des histoires d’argent, dit-ilbrusquement.

– Moi ? horreur ! mais à quel propos ?

– Vous avez horreur de toutes les vilaines choses.

Il la tira vers lui par la main.

– Croyez-vous que Fauvarque travaille assez ?

– Il est tout le temps dans son atelier.

– Oui, il fait des fresques… qui ne se vendront pas.

– Il ne pense guère à la vente, répondit Jeanne.

– Je me demande s’il pense à vous.

– Oh ! lui… il m’aime, j’en suis sûre.

– Seulement il s’imagine que vous n’avez besoin derien.

– La vérité est que j’ai besoin de peu de chose.

– Enfin, je vois ce que je vois : vous êtes jolie,charmante, pétrie de goût, le moindre chiffon vous sied, mais vousn’êtes pas élégante.

– Pas élégante ! fit Jeanne.

Elle était devenue rouge. Ses yeux se remplirent de reproches,car la critique ne portait plus seulement contre Fauvarque, ellel’atteignait elle-même.

– Jeanne, ma petite amie délicieuse, ne prenez pas ceméchant visage… Je voulais dire que vous n’êtes pas habillée commevous devriez l’être… Moi, je vous vois dans des étoffes… desvelours… des…

Ses deux bras arrondis enveloppaient Jeanne. Ils vibraientautour de son corps sans même effleurer les plis de sa robe. Cettepossession fictive grisait Huslin. Et sans qu’elle pût s’en rendrecompte, il la pénétrait, s’exaltait d’elle…

Secouant son beau front large, elle dit :

– Non, non, je ne me vois ni dans vos étoffes, ni dans vosvelours…

Mais d’un ton d’autorité qui impressionna la jeune femme, ils’écria :

– Pourquoi protestez-vous ? puisque c’est votrebonheur qui me préoccupe. Oui, votre maison est vide ! Et moiqui vous aime, je vois les catastrophes qui vous menacent…Laissez-moi travailler pour ma petite idole. Je veux que vous soyezriche !

Et il reprit plus doucement :

– Ces choses que je vous dis pourraient vous inquiéter.Pourtant mon intention est tout autre, Jeanne. Je vous en prie, nevous tourmentez pas.

– Qui vous dit que je me tourmente ?

– Ayez confiance en Fauvarque.

– Qui vous dit que je n’ai pas confiance en lui ?

– Ayez confiance en Fauvarque, parce que moi je nel’oublierai pas. Je veille ici sur votre foyer comme si c’était lemien. Mes nuits se passeront à édifier votre bonheur. Si votre mariveut me suivre en toute chose aveuglément, je vous promets, Jeanne,que vous pourrez mener enfin l’existence large qui seule convient àl’être gracieux et frêle, que vous êtes.

Ce disant, il la saisit, l’attira contre lui. Sans même serendre compte qu’elle le frappait au visage, il plongea ses jouesau creux de la poitrine, entre les seins, sous les aisselles, enbalbutiant :

– C’est uniquement pour vous protéger… ma petiteJeanne.

Mais elle s’était déjà libérée. Frémissante, sans un mot, elleentra dans la maison.

« Elle ne m’a pas compris, personne ne me comprendrajamais, se dit Huslin. Mes plus nobles élans sont accueillis avecméfiance… quelle étrange destinée que la mienne !… » Iléprouvait cependant un grand besoin d’être généreux, d’être bon,d’être doux. Son geste brutal lui paraissait un acte d’adorationtrès pure. Les bienfaits vagues qu’il avait en projets luisemblaient réalisés. Il songea : « J’ai agi suivant moncœur… En vérité, que deviendrait-elle sans moi ? » Etdéjà, posant les yeux sur la maison paisible, il crut voirruisseler une pluie d’or sur les murs.

Ici s’arrête le manuscrit, dans sa version corrigée par unemain déjà défaillante, mais tel que l’auteur, réserve faite desdernières retouches, eut permis qu’on le publiât. Pour le reste,nous avons hésité entre deux partis s’offrant à nous : ou nouscontenter de donner le plan sommaire qui nous restait, tracé par laplume de l’auteur, ou livrer l’intégralité ou presque de chapitresauxquels notre ami n’avait souvent mis qu’une premièremain.

Nous prenons sur nous de nous rallier à la seconde solution.Il aurait été trop triste de replonger dans l’ombre mortelle tantde pages qui, avec les faiblesses inévitables d’un premier jet,témoignent d’une force lyrique, d’une intuition psychologique peucommunes. Ces pages, cependant, demandent à être jugées moins enelles-mêmes que par leur vertu de suggestion, et comme la chaîneinestimable, sur laquelle Albert Adès allait broder la magie d’uneéclatante réalisation.

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