Un Roi tout nu

Chapitre 11

 

Il y avait une semaine que le deuil était entré dans la maisonquand M. Lavoine, par lettre recommandée, exigea le paiementimmédiat des termes échus ou l’évacuation des lieux dans laquinzaine. Le peintre ne voulut pas accabler Jeanne en luiannonçant cette nouvelle. Il cacha la lettre et, dès le lendemain,se rendit à Villennes. Dressant sa petite taille, le jarret tendu,M. Lavoine se montra féroce. Fauvarque reconnut que cetteférocité n’était pas foncière, mais uniquement de principe.M. Lavoine était méchant comme il était rigide, uniquement parla crainte d’être faible. Et à cause de cela se férocité étaitimplacable. Il humilia Fauvarque qui, malgré son mépris pour cethomme, en souffrit :

– Quitter ! mais c’est impossible, monsieur Lavoine,impossible !… Ce que je vous dois, évidemment, c’est quelquechose, mais ce n’est rien tout de même comparé à ce que j’ai engagédans cette maison de ma pensée, de ma vie ! Chaque arbre, pourmoi, est un capital qui dort… Je les connais branche par branche…Je sais ce que chaque branche veut dire… En somme, c’est du travailqui est fait… qui n’a plus qu’à être mis sur la toile… Commentpourrais-je vous rendre la maison ? Ce serait une année deperdue, ce serait terrible.

La bouche de M. Lavoine se fendit avec une joie mauvaise etun rire, caustique et bref, vint cogner les tympans deFauvarque.

– Qu’est-ce que vous me chantez là ? Qu’est-ce que çasignifie ? s’écria-t-il enfin. Que vous êtes devenu lepropriétaire de ma maison ? Ma foi, vous êtes un drôle delocataire !

Fauvarque sentit qu’en effet, il parlait au milieu d’un rêve. Cequi, en lui, était réalité, la seule réalité, devenait chimère dèsqu’il l’exprimait à voix haute devant cet homme au jugement simpleet pratique.

– Allez ! reprit Lavoine, estimez-vous heureux, monpetit… Un autre vous traînerait à Versailles, moi je ne vous saisismême pas !…

Fauvarque balbutia quelques paroles de remerciement. Il nepouvait en effet nier que M. Lavoine eût agi avec luiloyalement. Il demeura écrasé. Les arguments qui lui montaient à labouche ne contenaient que des sentiments ; c’étaient lesplaidoiries d’un idéal, d’un cœur, d’un génie peut-être, maisaucune ne pouvait résister à l’examen de cet adversaire, logique,mais effroyablement pratique. Fauvarque sonda avec terreur à quelpoint il était pauvre en face de la vie.

Mais allait-il ainsi se retirer, accepter la sentence de cethomme ? Et après, que ferait-il ? Ici en pleine lutte,aux prises avec un homme actif et confiant, saisi lui-même du sensde la réalité et en même temps d’un certain courage en face desfaits précis, il était enclin à admettre bravement, loyalement, laseule solution possible ; mais il savait qu’une fois dehors,quand il faudrait dire à Jeanne déjà si éprouvée : nouspartons ! toute l’énergie qu’il pourrait déployer n’éviteraitpas une catastrophe.

– Cependant, dit-il, il faut que vous me rendiez justice.Votre maison n’est plus comme lorsque je l’ai prise. On peut direque je l’ai refaite. J’ai déplacé des murs, construit une verrière,ouvert une porte, bouché des fenêtres et j’ai tout repeintjusqu’aux plafonds.

– Vous avez fait cela ! s’écria Lavoine avec unecolère froide, mais je vous ferais mettre en prison si c’étaitvrai. Alors, vous avez démoli ma maison sans m’en avertir ?Allons ! prenez votre chapeau. Je veux voir.

Ce qui, pour Fauvarque, était un argument, le seul qu’il eût oséproférer parce qu’il lui semblait être fondé sur une réalitésolide, se retournait contre lui, et dès que Lavoine eut parlé, ilreconnut qu’il avait raison.

Pourtant il essaya de se justifier. Il parla du confort qu’ilavait donné à la maison, de son caractère d’originalité. Lavoinemarchait d’un pas vif. Ses jambes courtes avançaient raides,rapides, l’une devant l’autre.

– Mais vous êtes un insensé ! un fou !s’exclamait-il par moments, pour résumer sans doute ses réflexions…Un insensé ! un fou !… Vous êtes donc maçon ! Vousêtes donc architecte ! Vous êtes donc le diable !

D’un coup d’œil, quand ils furent arrivés à la ferme, il serendit compte des changements qui y avaient été faits.

– Je vois, dit-il, se mettre en colère ne vaut rien, maisdès demain il faut que vous commenciez à remettre tout ça en place…Sinon, gare à vous !

Atterré, Fauvarque s’écria :

– Mais il me faudrait trois mois de travail, c’estimpossible, impossible ! Voyons, monsieur Lavoine, rendez-vouscompte, regardez autour de vous ; c’est beau,maintenant ! c’est beau !

– Eh ! bien, moi, trancha Lavoine, je ne veux pas quece soit beau, je veux que ce soit comme c’était ! Et prenezgarde, je vous dis, parce que je suis long à me mettre en colère,mais quand je le suis, je fais du mal ! Parce que, depuis unan, je me montre conciliant et que je le suis encore, vous avezfini par me prendre pour un imbécile !

Le bruit de la discussion avait ameuté la maison. Potteau etFoutrel étaient descendus d’abord, puis Renée et Jeanne. En lavoyant pâle, maigrie, les yeux enfoncés dans les orbites, pris depitié et de faiblesse, Fauvarque sentit les larmes lui monter auxyeux. Seul Huslin manquait. Il n’était pas encore rentré deParis.

Fauvarque se recueillit une minute. Concentré, il pesa ce qu’ilvoulait dire. À cause de Jeanne il consentit au plus grandsacrifice qu’il pût concevoir.

– Monsieur Lavoine, dit-il, puisque c’est comme ça, j’aimeencore mieux vous payer.

– Me payer ? Vous pouvez donc me payer ? demandasévèrement M. Lavoine.

– Oui, je peux et non pas ce que je vous dois, mais dixfois, vingt fois, cent fois la somme. Je viens de terminer unefresque, celle que vous voyez là en face. Il y a dix ans que j’ypense, que je la prépare par des dessins, des études… Ceci c’estl’œuvre la plus parfaite qui me soit sortie des mains : jevous la donne.

Tous comprirent la grandeur du sacrifice. Jeanne s’apitoya. Ellefut sur le point de crier à Fauvarque : « Pas cela !j’aimerais mieux partir. » Cependant elle se tut, parcequ’elle ne se sentait pas le courage de souffrir. Mais Lavoinesecoua lentement la tête et dit à Fauvarque avec un sourire demépris :

– Parlez-moi sérieusement, comme un homme !

– Vous refusez ? cria Jeanne dont le visage seconvulsa de colère.

– Pas moyen, murmura Fauvarque découragé, pas moyen, monbon Foutrel, pas moyen mon bon Potteau, on parle chacun sa langue…Il parle chinois et je parle français… ou bien c’est le contraire,il parle français et moi je parle chinois, je ne sais plus.

Essoufflé, lourd, les mâchoires frémissantes de rage, Potteaus’avança vers M. Lavoine :

– Quoi ? vous prétendez, demanda-t-il d’une voixcontenue, que vous préférez deux billets crasseux, deux billetsinfects, à cette œuvre… dites !… allons, dites !

– Prenez-la, vous, cette fameuse fresque et donnez-moi lesdeux billets, riposta Lavoine.

– Ils sont comme moi, eux, ils n’ont pas d’argent !dit Fauvarque.

– Je vois, ils n’ont jamais d’argent ceux qui vous font descompliments.

– Assez ! taisez-vous ! ne riez pas en parlant àun homme de génie… à un géant ! vous qui n’êtes rien, hurlaPotteau.

– Il refuse… il refuse… dit Jeanne avec un éclat de riresinistre.

Tous sentaient au milieu d’eux l’absence de Huslin, le seul quipût faire un geste utile.

Foutrel, plus doux, essaya de gagner Lavoine par lapersuasion.

– Monsieur Lavoine, dit-il, ils se mettent tous en fureur,mais moi, voyez-vous, je veux vous parler calmement… et je vousjure que Fauvarque est un grand peintre… et que cette fresque il nela vendrait pas pour vingt mille francs…

– Et si elle ne me plaît pas ! cria Lavoine.

Potteau se précipita sur lui :

– Et la lune, est-ce que vous l’aimez ? et lesoleil ? et la mer ? et les arbres ? répondez, ouiou non… Vous ne les avez jamais regardés ? Vous ne savez pasde quoi je parle ? Il doit y avoir une fenêtre quelque partdans votre cervelle qui est restée fermée : ouvrez-la, faitesentrer la lumière !

Lavoine se tut. Il se raidissait, s’observait, la volonté tenduecomme s’il était entouré de fauves. Foutrel et Renée voulurent luirendre confiance.

– Je pourrais vous montrer des journaux, lui dit Foutrel àl’oreille, des journaux où il est dit de Fauvarque qu’il est lepeintre le plus brillant, le plus vigoureux…

– Oui, il faut les montrer à monsieur Lavoine, dit Renée.Il y en a dans ce meuble, n’est-ce pas, Foutrel ?

Elle alla ouvrir un tiroir du classeur, réunit un paquet dejournaux qu’elle vint apporter au propriétaire. Il les garda enmain un instant et alla les poser sur la table.

– Vous n’avez pas eu le temps de lire, observa Renée.

– J’ai lu.

– Vous lisez vite, fit Jeanne.

À ce moment les bras de Lavoine s’élevèrent avec violence et iléclata, indigné, véhément :

– À la fin, j’en ai assez ! Vous m’embêtez ! Jesuis ici au milieu d’une bande d’enfants ! Vous n’avez pasl’air de savoir comment va le monde ! Je veux ma maison,n’est-ce pas ? je la veux dans quinze jours, c’est net, et jela veux comme elle était. C’est clair. Il y a la loi, n’est-cepas ? Et parce que vous n’êtes pas, au fond, des fripouilles,je ne saisirai pas. Savez-vous ce que ça veut dire ? Vouspourrez emporter vos affaires ?

– Eh ! bien, je vous les donne mes affaires, s’écriaFauvarque… Le piano… les meubles… les matelas.

Lavoine haussa les épaules :

– Votre piano ? il n’a pas de forme… Lesmeubles ? du bois blanc… Vos matelas ? despaillasses !…

– Eh ! bien, allez-vous en, alors, cria Jeanne.

Potteau était devenu grave, contenu, dans l’excès de sa douleur.Il suivit Lavoine jusqu’à la porte.

– Vous non plus, dit-il, vous n’êtes pas un méchant homme,monsieur Lavoine. Mais la bêtise, la bêtise à ce point, c’est ducrime… Cela aussi devrait être dans la loi.

Il fixait son regard sur la nuque brune, molle et satinée etavait le sentiment qu’en la serrant entre deux doigts, il pourraitsuspendre la vie de cet homme.

Il claqua la grille derrière le petit homme raidi, et revints’affaisser parmi les autres. C’était déjà le soir. Tous ensemblesongeaient à ce que pesaient leurs rêves et le monde où ils semaintenaient à force de douleur.

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