Un Roi tout nu

Chapitre 4

 

Sous la lumière jaunâtre de la lampe, Antoinette, la bonne desSentilhes, se coiffait fiévreusement. Ses joues rouges sereflétaient dans une glace à main brisée, appuyée contre unethéière. Elle se considérait avec des yeux lourds, dénuésd’expression. Du coude elle fit glisser dans le tiroir ouvert de latable en bois blanc, un livre auquel pendait une feuille decresson. Elle tourna son visage à droite, où se tenait tranquilleun robinet bien fermé, puis à gauche, où un petit fourneau noirpuait la graisse.

Hérissant son chignon d’un peigne à verroteries, elle se leva,ôta son tablier à volants de broderie anglaise, jeta un châle surses épaules et entr’ouvrit la porte pour sortir. Au même instant,madame Sentilhes entrait dans la cuisine.

– Vous montiez sans avoir éteint ? observa-t-elle.

Antoinette regardait la lampe en tirant sur ses doigtscourts.

– Je venais vous avertir que vous descendez tard. C’est àhuit heures seulement que je vous entends balayer l’antichambre.Cependant il fait jour à cinq heures. Thérèse est à son ouvrageavant vous. Elle aime son métier Thérèse, elle a de l’avenir.Tandis que vous… je me rends compte que ça vous est égal… Vousn’arriverez à rien !

Valentine parlait avec une telle chaleur que la servante, filledu Boucot transplantée depuis peu à Paris, crut naïvement quec’était en faisant comme Thérèse que madame avait réussi.

Ses yeux aux prunelles remontées demeuraient fixes et vitreux –des yeux de chèvre – dans son visage bouffi. Ne sachant où lesporter, elle les réfugia dans ceux de Valentine.

– Vous veillez tard peut-être ? Vous avez les traitstirés.

Le corps de la servante ondula. Elle devint cramoisie : despas montaient l’escalier. Un jeune homme passa en coup de vent,gagnant le sixième. Valentine reconnut Foutrel.

– Je comprends, conclut-elle avec mépris, vous pouvez vousretirer, nous en reparlerons.

Carlos se déshabillait lorsque sa femme lui rapporta l’incident.Il ne répondit pas tout de suite et écouta ses commentaires. Maisdès qu’elle lui eut demandé son avis, il déclara :

– Je crois que tu t’égares, ma chérie. Ni Foutrel, niAlphonsine ne méritent d’être blâmés. Je ne vois qu’un coupable,c’est Fauvarque.

Il voulait, projet vague encore, jouer un rôle dans la destinéede ses voisins. Il jugeait son intervention nécessaire. CertesFauvarque le dominait par son génie, sa fantaisie et tout le côtébrillant de son esprit, mais Carlos s’assurerait une supérioritésur son rival en prenant en face de lui la position d’un hommesimplement raisonnable. Aucun des actes de Fauvarque ne pouvaitrésister, pensait-il, à l’examen d’une logique sévère. Son amitiépour des gens comme Foutrel, pour Guy Gomme manquait de sérieux.Potteau lui-même paraissait à Carlos trop noir et trop taciturnepour faire un ami avouable. Quant à la situation de fortune duménage, elle lui semblait remplie de mystères. La confiance deFauvarque à cet égard n’était, sans doute, qu’une façade. Sentilhesse flattait d’imposer sa raison ; il ressaisissait de lasorte, à ses yeux et aux yeux de Valentine, son prestigecompromis.

– Oui, Fauvarque est le coupable, insista-t-il, voyant quesa femme s’étonnait. Sans lui, il n’y aurait pas de Foutrel. Nouslui devons ce coureur de filles. Demande un peu à madame Dorange ceque le scélérat a fait la semaine dernière dans le grandescalier : il a dévissé la boule de cuivre qui termine larampe. C’est embêtant !… Tu avoueras que c’est embêtant…

– Tous les commerçants se plaignent de lui, ajoutaValentine. Il doit partout de l’argent. Partout il a séduit quelquefille de boutique. Et lorsqu’on rapporte la chose à Fauvarque, ilrit, il rit… C’est très curieux.

– Je lui en parlerai, s’écria Carlos.

Il souleva son drap et se coucha. Valentine, dont le corps sedécoupait dans une ombre, sous un voile de batiste froissée,approuva mollement son mari. Elle saisit son vêtement de nuit, ettandis que sa chemise de jour s’écroulait d’un coup, le fourreaumoins transparent de sa chemise de nuit descendait lentement sur sachair découverte. Mais Sentilhes ruminait…

– Je choisirai mon jour, dit-il, je ne parlerai que preuvesen mains. Je voudrais connaître l’état de fortune de nos amis… Ensomme, Valentine, à part Huslin, Demons, et monsieur Focqueroux… jene vois personne lui acheter ses études. Il m’a dit un jour, enplaisantant : « Ces riches, on a beau se frotter à eux,il ne vous reste rien entre les mains. »

Il parlait avec fièvre, content d’avoir trouvé un sujet deréflexion qui ne fût pas sa propre détresse morale. Mais il quêtaitvainement l’adhésion de sa femme. À mesure que la discussion seprolongeait, Valentine devenait plus rude parce qu’elle ne faisaitemploi dans ses relations avec son mari, que de sentiments durs etde termes catégoriques. Par contre, dès qu’elle était seule, elletrouvait qu’il parlait logiquement. Une griserie la prenait àsonger qu’elle pourrait, comme une sœur, pénétrer dans la destinéede Fauvarque, en connaître les mystères et la diriger discrètement,sagement, vers des bonheurs stables.

Une après-midi, Valentine alla faire visite à Jeanne à l’heuredu goûter. Elle chercha Fauvarque, ne le vit pas. Saisie detristesse, elle fit la remarque de son absence. Jeanne sourit.

– Eh ! bien, dit-elle, il a été gagner del’argent.

Valentine feignit de n’en rien croire. Gagner de l’argent ?Et pourquoi faire, dans un ménage où, cela se voyait, l’argentvenait tout seul ? Jeanne leva les bras :

– Ma chère amie, s’écria-t-elle, vous vous abusezétrangement. Nous n’avons rien, rien… Il nous restait ce matin sixfrancs pour toute fortune. J’ai acheté mon goûter et je n’ai plusque quelques sous.

Madame Sentilhes pâlit. Sa main qui tenait une tartine deconfiture s’arrêta, paralysée, à mi-chemin de sa bouche.

– Comment ?… balbutia-t-elle.

Bouleversée, elle songea, pour s’affermir, que sa maison, àelle, était pleine de provisions, qu’elle avait de l’argent dans sabourse, et Sentilhes dans son portefeuille. Mais elle ne se sentitd’aplomb que lorsqu’elle fut dehors.

Elle respira profondément, avec la sensation d’échapper à undanger. La rue, cette boutique de cartes postales, cette crémerielui semblèrent de belles, de fortes et rassurantes réalités. Alorsla pensée de Jeanne et de Fauvarque la remplit de pitié.Distraitement, elle prit l’escalier au lieu de monter parl’ascenseur. « Pauvre foyer ballotté par les vents »,réfléchissait-elle à chaque marche, tandis que son amour s’enflaitde vagues aspirations.

En apprenant la nouvelle, Sentilhes épouvanté se prit la tête àdeux mains, et s’affaissa d’une masse dans son fauteuil, attitudedont Valentine éprouva une satisfaction.

– J’ai été prophète… trop, oui, vraiment… trop prophète…balbutia-t-il.

Le repas fut triste.

– Tu veux que je te décrive leur existence, s’écria Carlosd’une voix tragique, tu vas voir, c’est épouvantable… Pendant deuxmois, trois mois, il vit dans l’insouciance la plus complète, puisun jour, plus d’argent : ah ! comment faire ? Plusd’argent… On ne peut pas vivre sans argent !… Alors il courten gagner… Tu crois que ce n’est pas épouvantable ?…

Il rétablit ce soir-là tout son ascendant. Valentine, dans sonémoi, l’approuvait et l’admirait en fronçant les sourcils. Après ledîner elle alla s’asseoir devant le dernier portrait de son mari,qu’elle déclara d’une beauté incontestable.

Le lendemain, Carlos descendit seul chez ses amis. Il était émuà l’idée que son intervention aurait une influence décisive sur lesort de Fauvarque. Il l’entraîna loin de Jeanne, sous les arbres ettourna vers lui un visage grave. Puis il parla à voix basse. Épuisépar une journée de travail dans un atelier de gravure, Fauvarquen’écoutait pas. Il se bornait à hocher la tête en signed’assentiment. Mais au moment où Sentilhes lui murmura :« Courage, ne perdez pas courage, mon cher ami… » dans unéclair il comprit, se redressa, et se mit à rire :

– Des conseils !… s’exclama-t-il, non. J’aime autantvous le dire : inutile. Au cours de mon existence on m’en adonné des monceaux, des tonnes, des montagnes. Je suis un typeextraordinaire, les conseils ne me profitent pas… Vous craignezpour ma femme ? Regardez-la : c’est une reine… Noussommes tous les deux riches, riches à éclater… Je vous dis que nousne savons quoi faire de notre richesse… Il y en a partout. Là, sousmes pieds, vous appelez cela de la poussière…

Il prit une poignée de sable qu’il mit sous les yeux deSentilhes :

– Vous appelez ça de la poussière… Eh bien, pour moi, c’estde l’or… de l’or vif… et quoique ce soit de l’or… je le jette.

Suffoqué Sentilhes se laissa pousser vers la porte. Quand il futdehors, humilié, confondu, il s’écria :

– Vraiment… Ce n’est pas… non !… ce n’est vraimentpas…

La soirée fut morne. Voici la nuit, il ne dort pas. Il entenddistinctement les bruits de la rue : disputes de noctambulesavec des chauffeurs, propos d’ivrognes, voix rauques d’Algériens,voix criardes d’Annamites employés à l’usine à gaz.

Étendu sur le dos et les yeux ouverts dans l’obscurité, il a del’univers une vision redoutable. Lente, sûre, grandiose,l’ascension de Fauvarque occupe les trois quarts de l’horizon.

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