Un Roi tout nu

Chapitre 3

 

Après avoir quitté Fauvarque, Huslin se dirigea vers le Bois. Ilsuivit le boulevard de Montmorency en lisière du chemin de fer deceinture. Il aimait à longer les jardins silencieux au fonddesquels se dresse une maison. Par moment, il s’assurait que lavoie était déserte, ses yeux se posaient longuement sur les façadesclaires et si une jeune fille, une femme ou tout simplement la têtebouclée d’un enfant paraissaient à une fenêtre, il éprouvait uneémotion profonde et incompréhensible.

Il sonna à la porte d’un immeuble neuf et gagna le deuxièmeétage. Un valet de chambre lui ouvrit.

– Monsieur Victor !

– Bonjour, Fulgence. Ma mère est là ?

Elle était à sa toilette. Assise devant sa coiffeuse, endéshabillé clair, les cheveux pendants sur le dos, elle tourna lesyeux vers la porte.

Il s’approcha la main tendue et quand il fut, près d’elle, posases lèvres humides sur l’épaule blanche à moitié découverte.

– C’est pour ne pas déranger votre visage,murmura-t-il.

Il s’assit dans le fauteuil qu’elle lui désignait. C’était unefemme riante, à l’élocution très vive. Elle s’exprimait avecanimation et regardait fixement dans les yeux ; mais dèsqu’elle avait cessé de parler, elle semblait s’abstraire etrêver.

Elle fit à son fils le reproche de venir la voir trop rarement.Son père s’en était plaint à plusieurs reprises. Lui-même seraitpassé rue Théophile-Gautier s’il avait pu disposer d’une minute,mais, depuis la fin de la guerre, il était surchargé de travail auxAffaires étrangères. Huslin admirait la jeunesse de cette femme,son accent léger, ses dents blanches, la rondeur de ses épaules. Aulieu de répondre à ses reproches, il lui dit :

– Je m’émerveille, ma mère, que vous soyez parvenue àtraverser irréprochable les années brillantes de votre jeunesse. Jevois vos épaules, vos bras magnifiques, cette chevelure épaisse…même, si j’oubliais que je suis votre enfant, je vous trouveraisdivinement belle.

Madame Huslin renversa son visage avec une joie confuse.

– Mes souvenirs, poursuivit Huslin, me montrent une mèretrès courtisée. Il y avait autour de vous, deux hommes qui m’onlaissé une forte impression d’élégance morale, Adrien Gigoux et sirEdgar Palmerson…

– Que dirait ton père s’il t’écoutait ? s’écria madameHuslin.

– Je ne vous ai rien reproché…

Ils causèrent amicalement. Derrière les vitres, le soleilluisait dans les arbres du boulevard. Soudain, madame Huslindemanda à son fils s’il voulait se marier.

Il réfléchit.

– Non, ma mère, dit-il. Je me donne trop à ceux que j’aime.Celle dont vous voudriez me parler ne peut être qu’une délicieusepersonne ; je serais son esclave ou bien je letorturerais.

– Tu la torturerais ? Voilà une étrange réponse.

– Mère, balbutia-t-il, je vous parle en toute sincérité.J’ai de mon âme une vieille expérience… Le geste, le moindre gesteque vous me voyez faire… je l’ai démonté, examiné, remonté descentaines de fois… Il en est de même pour le sentiment, le moindrequi, un jour, a pu s’égarer en moi.

Le soleil sautait de feuille en feuille. Dans leur balancementles branches étaient submergées de lumière et d’ombre tout à tour.Ces mouvements alternés faisaient courir des frissons de moire dansla masse poreuse et dentelée des arbres. Huslin modelait sesréflexions sur cette image instable.

– Alors, poursuivit-il, il arrive, maman, il arrive cettechose inquiétante, qu’en réalité je n’existe pas ou, plusprécisément, que mon existence incorporelle a besoin d’êtreprouvée… Dès que je suis seul, cette idée me rend capable des actesles plus fous… et c’est pourquoi l’amour m’est nécessaire… Enmêlant ma vie à la vie des êtres, il me semble tenir un instant,comme une étincelle, la preuve… Comprenez-vous, maman ?…Ah ! certes, on voudrait en avoir de plus éclatantes, de plusmathématiques… Je crois pour ma part que c’est encore dans l’amourque nous les trouverons, mais dans le tréfonds de l’amour… Cardites-vous bien ceci : nous ne savons pas aimer et lesétreintes de la chair sont les balbutiements d’une science terriblequi garde, sans doute, les ultimes secrets de la destinée.

Madame Huslin ne répondit pas.

Elle se rappelait Adrien Gigoux et sir Edgar Palmerson quil’intriguaient aussi jadis par leurs considérations mystérieuses.Elle ne retint pas son fils, mais obtint sa promesse qu’il vîntdîner le soir même.

Huslin alla s’asseoir au Parc des Princes. Les mamans, lesnourrices, les petits garçons et les petites filles mettaient déjàpartout, avant l’apparition des fleurs, les taches colorées duprintemps. Un grand sapin demeurait sombre au milieu de la lumièreintense. Huslin songea : « Il fait du soleil unenourriture intérieure ; c’est mon frère. » Puis sa penséese porta vers madame Sentilhes.

– Valentine, dit-il en lui-même, les mouvements de votreêtre sont désordonnés et sauvages ; je voudrais vous faireadmirer la noble sérénité du sapin.

Il se leva, car il avait frissonnée de froid. Il fit lentementle tour du jardin. Il se dit que la courbe ensoleillée des pelousessemble bercer quelque chose. Il se pencha sur un brin d’herbe quibrillait et vibrait seul, pour son compte, entre deux pierres. Ilremarqua le lierre serré qui vêtait les deux branches évasées d’unmême arbre.

– Du lierre par terre, du lierre sur les grilles, du lierresur les murs, du lierre partout, comme un adorateur éperdu :encore un frère, murmura-t-il.

Les jeunes bouleaux aux troncs d’argent plaqué étaient habilléspour la noce et il y avait également, dans un voile de lumière, lesarbres fantômes qu’on voit et qui ne sont pas là.

– Ivresse ! Recueillement ! Éternité !Fatalité ! murmura l’écrivain qui croyait embrasser l’universdans ces mots.

Soudain, il eut le sentiment d’apercevoir une forme connue.C’était l’ombre de sa tête qui surgissait là-bas, loin, au milieude la pelouse. Il en fut déçu parce qu’il avait eu l’espoir subitde trouver Valentine devant lui.

– Valentine ! Valentine ! Valentine ! Fleurde chair ! Âme primitive ! prononça-t-il sans se rendrecompte que c’était très haut.

Une nourrice se tourna vers lui avec curiosité. Il blêmit decolère, mais son désir de voir madame Sentilhes grandissait en lui.Depuis plusieurs mois, humilié par elle, il évitait de passerdevant sa porte et fuyait les salons où il pouvait la rencontrer.Ce matin, quelques mots prononcés devant Fauvarque avaient suffipour ébranler sa volonté. Ses narines, son cerveau étaient pleinstout à coup du parfum de cette femme.

Il arrêta une voiture. Comme il arrivait chez les Sentilhes, lescloches des églises de Passy, d’Auteuil et celles des pensionnatsnombreux dans les environs s’ébranlèrent à quelques instantsd’intervalle pour annoncer onze heures.

La femme de chambre apprit à Huslin que monsieur était occupéavec la marquise de Laveline ; madame était là, mais il yaurait sans doute un moment à attendre parce qu’elle était encoreen déshabillé du matin. Il reçut un choc et rougit :

– Peu importe, murmura-t-il vivement, j’espère bien que jepuis être reçu tout à fait en ami…

La servante partie, il guetta le mot qui l’autoriserait àentrer. Voyant que celui-ci tardait à venir, il s’éloigna mécontentà l’autre bout du vestibule et s’assit d’un air renfrogné.« Elle aura eu le temps de se corseter, de mettre sontailleur, ses bottines », pensa-t-il, et, dans le feu de sonindignation, se forma la vision d’une Valentine Sentilhes casquée,cuirassée, boudinée des pieds à la tête dans une armure inviolableet glacée.

Cependant une voix chantante vint le prendre au milieu de sesévocations maussades.

– Êtes-vous là, mon cher Huslin ?

Il répondit entre ses dents et avança sans aucune hâte, sombre,sachant que maintenant rien ne valait plus d’être pressé. Il enjugea autrement quand il vit madame Sentilhes. Elle avait gardé sarobe d’intérieur et l’on découvrait son cou, sa gorge et ses brasadmirables. On eût dit un panier débordant de fruits et il regardacomme un bon présage qu’elle le reçût dans son boudoir.

– Le retour de l’enfant prodigue, murmura-t-il.

– Vous voyez, dit-elle, je vous accueille comme unepersonne qui a tout oublié.

Elle reprit familière :

– Venez vous asseoir près de moi.

Mais Huslin ne répondit pas. Elle se tourna et le vit deboutprès du divan, absorbé par le spectacle d’une chemise de nuitoubliée sur le bras du fauteuil.

– Vous regardez ça, criait-elle en rougissant ; mafemme de chambre est une écervelée. Mais pourquoiregardez-vous ? Je vous ordonne de venir vous asseoir, vous mefaites terriblement rougir.

Elle pencha le buste en avant et se croisa les jambes. Dans unéclair, Huslin vit quelque chose de ses genoux qui portaient desjarretières blanches comme des couronnes nuptiales.

– Vous avez été mauvaise avec moi, dit-il au bout d’unsilence. Vous m’avez bafoué auprès de nos amis communs. Celaprouve… que vous vous obstinez à me haïr.

Elle haussa les épaules, il reprit :

– Vous ne parlez que de votre vertu. J’avais eu le soucipourtant d’en tenir compte… Vos devoirs conjugaux étaient à l’abri,madame… On n’y touchait pas. Que vous ai-je demandé en somme ?Pas grand’chose : de devenir la sœur attendrie toujourspenchée sur mes sentiments.

Valentine éclata de rire. Grande, opulente dans ses formes, elledégageait de la santé dans chacun de ses gestes :

– Vos sentiments pour moi, dit-elle, sont les sentimentsd’un étranger.

– Voilà bien ce que vous êtes, ricana-t-il, vous enfermezvotre tendresse dans le cercle infime de vos obligationsfamiliales, sans vous apercevoir que vous êtes en train d’atrophiervotre cœur. Mais ce n’est pas uniquement votre faute, l’humanité denos jours crève dans son égoïsme.

Il ajouta plus bas, d’une voix grave :

– Je vous expliquerai l’enseignement du Christ.

Cette parole déconcerta et irrita Valentine. Elle détourna delui son regard pour bien lui faire comprendre qu’il outrepassait laliberté permise.

Il ne tint pas compte de cet avertissement.

– D’ailleurs, je l’ai déjà remarqué, dit-il, vous n’avezpas une belle âme. Elle est confuse, elle n’a pas le dessin fermeauquel on reconnaît les âmes d’initiées, des prophètes, des femmesinspirées. Il faut vous en rendre compte, chère amie, on a prisplus de soin à modeler vos jambes.

– Laissons le dessin de mon âme, ordonna-t-elle avec ennui.Avez-vous autre chose à me raconter ?

Il alla incliner à la fenêtre son visage pâle. Au bout d’uninstant, il dit :

– Venez ici. Je vous montrerai un génie.

– Quel génie ?

– Henri Fauvarque.

– Où est-il ?

– Vous le voyez, là, dans le terrain d’en face !

– Henri Fauvarque, murmura-t-elle d’un air pensif, je croisconnaître le nom. N’est-ce pas lui qui pendant deux ou trois ans nepeignait qu’un œuf sur une table en bois blanc ?

– Vos souvenirs sont vieux, répondit Huslin. C’est en effetlui qui, pendant des années, peignit un œuf sur un coin de table enbois blanc. Il voyait dans un œuf le commencement d’un admirablecorps de femme.

– Et que voyait-il dans la table ? demandaValentine.

Huslin lui prit la main, la serra très fort :

– Ne vous moquez pas, dit-il. Fauvarque est un peintreprodigieux. Notoire à vingt-cinq ans, depuis de années il s’estlaissé oublier. Il a compris qu’il avait eu tort de se produire audébut de ses recherches. Un artiste de sa trempe ne doit pasbégayer en public. Il ne lui reste plus qu’un pas à franchir, et jefrémis d’émotion : il va commencer à peindre les hommes.

– Peindre les hommes ? s’écria madame Sentilhes…alors, ne trouvez-vous pas merveilleux que Carlos, du premier coup,ait peint le monde le plus élégant de Paris ?…

Huslin demeura muet, mais il eut un rictus qui jeta le troubleen Valentine ; ensuite il posa son front et écrasa son nezcontre la vitre. Son haleine y répandit une buée légère, qu’ils’amusa à voir se rétracter puis s’élargir lors de chaque nouvelleexpiration. En même temps il s’amusait avec une idéediabolique.

Loin de dénoncer l’erreur de Valentine, il cherchait le moyen dela tourner à son profit. Avec une joie perverse, il se persuadaitqu’il n’avait qu’un geste à faire : mettre la jeune femme enprésence de Fauvarque.

– Oh ! écoutez mon mari, reprit madame Sentilhes, ilrit, il rit toute la journée, comme un enfant.

– Je l’entends rire en effet, répondit Huslin.

Il eut un élan de sympathie vers cet ami loyal :« Pauvre bonhomme, lui dit-il en pensée ; parce quej’aime ta femme, je vais t’assassiner moralement, et dessécherpeut-être pour toujours la source de ce rire… »

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