Un Roi tout nu

Chapitre 2

 

Ayant posé le pied sur l’asphalte du trottoir, le peintre HenriFauvarque respira fortement. Il prenait ainsi possession de la rue,du soleil, de l’univers. Il inspecta le ciel devant lui, derrièrelui, à droite, à gauche, au-dessus de sa tête. Puis, visiblementsatisfait, il fit un salut amical à sa femme qui, de là-haut, leregardait par la fenêtre.

La veille, il avait emprunté au tapissier une charrette à bras,remisée dans un garage voisin. Il y avait entassé d’avance desseaux de couleurs, une échelle, une quantité d’outils.

Il la tira sur la chaussée, mit ses gants, son chapeau de feutregris, boutonna son veston serré à la taille, saisit les brancardset se mit à pousser le véhicule. À ce moment, il entendit un éclatde rire strident : c’était sa femme qui s’amusait à le voirdans cet équipage.

– Ah ! gosse de gosse ! songea-t-il, et il partitcontent.

Sur son passage, ce n’étaient que des têtes se tournant, desvisages se déridant. Ses chaussures vernies surtout mettaient lespassants en joie. Quelques-uns, descendus sur la chaussée,attendaient pour reprendre leur chemin qu’il eût disparu dans lelointain.

Lui ne se doutait pas de l’émotion qu’il provoquait.« Cette fois, pensait-il, je tombe en plein sur la demeuredont j’ai toujours rêvé. Immense jardin en plein Passy, maisonnettesous les arbres, sans voisins, sans concierge, le tout pour unmorceau de pain : bonne affaire… Certes, il faut remettre lelieu en état. J’en ai pour vingt jours de travail. Pour commencer,abattre deux murs de manière à élargir l’atelier ; avec despierres construire un édicule qui me servira de chambre dedébarras ; ensuite, monter deux poêles, et qui tirent, qu’onvoie fumer de loin… Enfin, réparer la toiture… Il n’y a qu’àramasser les ardoises dans le jardin… »

– Ça va, petit père ? fit un gamin qui tenait unpanier en équilibre sur sa tête.

– Mais oui, répondit Fauvarque.

Sa manie de déplacer les murs, de boucher les portes, de peindreles plafonds, jointe à sa médiocre situation de fortune le mettaitfréquemment au plus mal avec ses propriétaires, si bien qu’ilprocédait à son trentième déménagement en treize ans, depuis sondépart du foyer paternel. Jadis, il déplorait, en abandonnant ungîte, le confort qu’il y avait introduit. Il s’arma bientôt dephilosophie à cet égard. Peu après son mariage, il avait loué quaiVoltaire en disant cette fois à sa femme : « Nous ysommes bien, nous aurons peut-être des enfants ; je te prometsqu’aucune force au monde ne pourra nous déloger. » La guerreéclata. Il partit.

À ce passé, Fauvarque songeait gaiement. C’était toujoursgaiement qu’il songeait au passé, car il y trouvait, comme sur lesdalles d’un entrepôt, des amas d’idées, d’images et de forcesprisonnières. Ses plus dures épreuves se survivaient en lui sousforme de somptueuses conquêtes. Il s’arrêta, reprit son souffle etdit :

– Jusqu’ici, j’ai été à droite, à gauche, j’ai habitéMontmartre, les Batignolles, Neuilly, Vincennes, c’est bien… Mais,cette fois, je m’installe à Passy… et il pourra venir me voir, lepropriétaire, quand je serai sur place !

Il traversait le pont de Grenelle lorsqu’il sentit une mains’abattre sur son épaule :

– Comment ! on déménage sans moi ?

Il se détourna et ses yeux rencontrèrent les narines larges etprofondes de son ami Foutrel…

– C’est vrai, vieux, je t’avais oublié.

– J’arrive de chez toi en courant.

Fils d’un riche charpentier de Limoges, Michel Foutrelpoursuivait ses études de droit à Paris, depuis une bonne douzained’années. Il se comparait volontiers à ces élèves des antiquesuniversités de Bologne ou de Toulouse qui, toute leur vie durant,suivaient l’enseignement d’Accursius, l’idole des jurisconsultes,ou de Pierre de Belleperche.

– Nous entrons dans un autre milieu, comprends-tu ?dit Foutrel. J’ai fait hier un saut jusqu’au cagibi que tu vaslouer, c’est très bien. L’immeuble d’en face est habitébourgeoisement. Une concierge très gentille. J’ai bavardé avecelle. Les commerçants affables. Je leur ai dit un mot sur toncompte… Il est utile qu’ils sachent qui tu es… et qu’ils t’admirentcomme tu le mérites… Parbleu, autrement, à quoi bon être un artistede génie et avoir turbiné comme toi ?

Le rire de Fauvarque résonna.

– Ton propriétaire, monsieur Pigeon, est charmant. J’aifait également un tour dans son bureau. Il m’a invité à dîner pourvendredi ; nous causerons d’affaires… Et puis, je t’avoueraiqu’il était temps de quitter le Champ de Mars.

– Pourquoi ?

– À cause des femmes.

– Vraiment… là aussi ?…

– Trois rendez-vous dans la même nuit ?… Ça devenaitimpossible.

Michel Foutrel était la distraction de Fauvarque. Travailleur etsage, le peintre aimait chez ce grand garçon affectueux, lesexcentricités et les vices qu’il n’eût pas tolérés chez lui-même.Quant à Foutrel, il trouvait en Fauvarque son unique dignité.

– À propos, pendant que j’y pense : pourrais-tu meprêter un louis ?

– Un louis, répondit Fauvarque. En pleindéménagement ?…

– Dix francs…

– Mon cher, je t’assure…

– Allons, cent sous !

– J’aurai voulu…

– Eh bien, n’en parlons plus, conclut Foutrel avecphilosophie.

Ils croisèrent des femmes allant faire leur marché. Peudésirables dans des robes démodées, elles fuyaient le regard. Deuxjeunes filles raides encadraient leur père. À l’intérieur desmaisons, comme dans les boîtes superposées, couraient des peignoirsrouges, jaunes et violets. Un nègre, venu du fond de l’Océanie,tout crépu sous sa casquette verte, transportait, cigare auxlèvres, la physionomie épanouie, un bidon de benzine dans la mainet un pneu rapiécé, sur son épaule.

– Décidément tout le monde est à l’air, ce matin, remarquaFauvarque.

Il avait reconnu, à l’entresol d’un immeuble de l’avenueThéophile-Gautier, le buste immobile de Victor Huslin. Âgé detrente ans, celui-ci avait acquis dans les lettres un renom déjàconsidérable. Deux livres touffus où la sensibilité prenait unesaveur âcre, son caractère, étrange, un peu mystique faisaient delui une personnalité captivante. Issu d’un père diplomate et d’unePolonaise, il était d’abord opportuniste et souple. Répandu dans legrand monde, et dans les milieux financiers, il s’était vu confierquelquefois des missions secrètes et passait pour un homme dont lavie est déjà riche en aventures. Ses cheveux lisses rejetés enarrière et les fils de sa barbe très blonde, recueillaient lalumière et lui faisaient une sorte de brillante auréole.

Fauvarque s’arrêta.

– Ho hé ?

– Je descends, murmura Huslin, sans quitter son expressionfroide.

– Comment ? Ça ne vous surprend pas ?

– Quoi donc ?

– Ce petit sport ? fit Fauvarque en montrant savoiture, après que son ami eut serré avec froideur la main deFoutrel qu’il n’aimait guère.

– Où avez-vous loué ? demanda simplementl’écrivain.

– Dans un forêt vierge.

Un indulgent sourire effleura les lèvres de Huslin.

– Rue de Boulainvilliers, ajouta Fauvarque en indiquant lenuméro.

– Mes compliments, je connais le terrain. Vous habitezjuste en face de mon ami Carlos Sentilhes.

– Drôle de relation ! fit le peintre. Et il faittoujours de belles « Madames » dans des nuages demousseline et sous les pluies de roses, ce braveSentilhes ?

– Toujours, répondit Huslin. Dans son entourage, on leprend pour un grand peintre. C’est du reste un gentil garçon.

Rêveusement, il ajouta :

– Sa femme est très belle.

Malgré la distinction rigoureuse qu’il affectait dans tous sesactes, Huslin ne craignait pas d’être vu en conversation amicaleavec un homme qui poussait une charrette à bras. C’est qu’il avaitune vive admiration pour Fauvarque. Ils se mirent donc à cheminerde compagnie, causant, heureux de s’être retrouvés, car ils ne sevoyaient que par crise.

– Il y avait bien trois mois… dit Fauvarque.

Huslin répondit :

– Je m’étais éloigné de Paris pour résoudre un graveproblème : oui ou non, faut-il continuer àtravailler ?

– N’hésitons pas, mon cher, il faut travailler !s’écria Fauvarque.

Mais Huslin leva le doigt d’un air de mystère :

– Ne répondez pas tout de suite, réfléchissez : il y alà un problème qui se pose pour les hommes comme pour lespeuples.

Fauvarque savait l’empire que Huslin prenait sur les espritsavec ses paradoxes glacés. Il en avait souffert et, ce matin, sousle beau ciel clair, il n’entendait pas se laisser dominer.

– Vraiment ? ironisa-t-il.

L’écrivain lui jeta un regard dur. Par haine de la moindrecontradiction, il poursuivait ses idées au delà même de l’absurdesans perdre jamais l’apparence d’une parfaite logique. Aussi segardait-il de l’éloquence. Les paupières baissées, il semblaitguetter les syllabes qui lui sortaient d’entre les dents.

– J’examine mon propre cas, dit-il, et je prétends que jene suis pas né pour écrire. Ce n’est là qu’un emploi artificiel –comme toutes les autres – de mon activité. Je suis venu au mondeavec un cœur et un cerveau…

Mais ils venaient d’arriver. Fauvarque se frotta les mains, pritau fond de sa poche une grande clef avec laquelle il ouvrit laporte du jardin.

– Alors, Sentilhes habite par ici ?

– Au sixième, en face, fit Huslin assez bas et sans leverles yeux par crainte de paraître indiscret.

Ils entrèrent et se trouvèrent aussitôt à l’ombre d’arbresmagnifiques, où l’on voyait pendre des pèlerines de lierre. Danschacune des feuilles rigides, le soleil glissait une sourde lueurde veilleuse et il mettait au contraire les immenses grisards dansun tel halo lumineux qu’ils semblaient recouverts de paillettesd’acier.

– Nous sommes à Passy ! s’extasia Foutrel.

– C’est merveilleux ! Qui croirait cela dudehors ? observa Huslin, et il prenait volupté à marcher dansle tapis spongieux que formaient les feuilles mortes accumulées parune longue série d’automnes.

– La maisonnette, comme vous voyez, se trouve tout au fonddu jardin, et disparaît sous la poussière, dit Fauvarque. Dans unmois vous la verrez !

Il ajouta :

– Ravi de vous avoir rencontré, mon vieux Huslin ; jevais vous demander maintenant de nous laisser travailler, Foutrelet moi.

Il ôta son veston, le plia, le posa sur une branche, déplia uneblouse, l’enfila et déchargea ses outils. Précis dans ses gestes,toujours occupé, ne courant jamais, ne regardant que le coin demur, le lopin de terre ou le morceau de bois, objets de sontravail, Fauvarque était de ces hommes qui viennent à boutrapidement d’une besogne considérable. Quand il avait fini sajournée, il se lavait les mains, se brossait les cheveux, fixaitson chapeau, passait son veston et, sans jeter un regard derrièrelui, toujours méthodique, il gagnait la porte, l’ouvrait, larefermait et s’éloignait, une canne sous le bras, d’un pasléger.

– Quel splendide exemple ! murmura Huslin en lequittant, le cœur gonflé d’une tendresse infinie.

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