Un Roi tout nu

Chapitre 1

 

Par-dessus le mur de clôture, et à travers les arbres, on vitpendant plusieurs semaines Henri Fauvarque abattre des cloisons,construire, repeindre la maisonnette, installer des cheminées,tracer des allées dans le jardin. Les voisins, qui n’avaient connujusque-là qu’un terrain abandonné, s’émerveillaient de voir surgirune résidence claire, au milieu d’un parc.

Lorsque tout fut en ordre, vers la fin d’une matinée, Fauvarqueintroduisit sa jeune épouse dans le domaine qu’il lui avaitpréparé. Elle amenait une chèvre, trois chats, deux perruches, ettraînait un hamac qu’on suspendait entre deux arbres.

Alors, cela devint le lieu de toutes les fantaisies. La cheminéelâcha des panaches de fumée ; la chèvre se battit contre sonombre ; les perruches poussèrent des cris stridents quiamusaient la jeune femme. Celle-ci étalait ses cheveux en vaguesd’or sur ses épaules et jouait avec les chats. Fauvarquetravaillait. Il clouait des châssis, tendait ses toiles, peignait.Pour se reposer, il se couchait dans le hamac, sous les feuillages,et songeait.

Ce jour-là, en rentrant de sa promenade quotidienne, il déposason chapeau et sa canne, et pénétra dans l’atelier. Il fut contentd’y trouver Jeanne. À peine vêtue, épaules et jambes nues, elleachevait de se coiffer. Il eût éprouvé du plaisir à soulever deterre ce corps charmant, mais il réprima le geste, de crainte qu’ilne parût une prise de possession trop brutale.

Les arbres enserraient l’atelier de si près que l’extrémité desbranches venait s’aplatir contre les vitres. Et lorsqu’on voyaits’incliner les plantes du jardin sous une poussée de brise,aussitôt on entendait, tambour léger, le lierre rouler sur letoit.

– Je viens de passer deux heures, dit Fauvarque, devant unportrait de Raphaël et une draperie du Vinci.

– Eh bien ? demanda-t-elle.

– C’est formidable ! Il faut voir cette manche deJeanne d’Aragon, installée au milieu de la toile. Et ce sont destourbillons de tulle, des dentelles, des étoffes. Quant à ladraperie du Vinci…

– La draperie du Vinci ? fit-elle.

– Tu vois ce cerveau prodigieux, s’écria-t-il, consacrantdes jours, des semaines, des mois de sa vie à un morceau d’étoffegrand comme la main. On est étourdi à l’imaginer penché tout entiersur cette tâche ingrate. Puis, dans la rue, quel contraste !Des gens courent dans tous les sens ; les uns mettent autantde hâte à tourner à gauche, que les autres à s’en aller à droite,les voitures montent les unes sur les autres… interpellez un homme,il se dérobe ; abordez une femme, elle se hérisse ;approchez un enfant, il s’échappe en hurlant… Tout le monde estpressé, méfiant, frénétique…

– Quatre heures, les Coustou seront bientôt là, dit Jeanneen chantonnant, je vais passer ma robe et préparer le thé.

La bouilloire sur le feu, ils sortirent au jardin où étaientdisposés, autour de la table massive, des fauteuils d’osier. Letemps s’alourdissait. Fauvarque leva les yeux furtivement. Il étaitassis sous plusieurs étages de verdure. Le mûrier sauvage étaitlui-même recouvert entièrement par le bras puissant d’un grisard.Au-dessus, on devinait une voûte fuyante de nuages.

Des amis le poussaient à s’entendre avec Coustou pour la ventede ses tableaux. Mais depuis qu’il avait prié le marchand de venirle voir, Fauvarque s’acharnait en méditations sur son œuvre, et ils’était persuadé qu’elle n’exprimait pas encore clairement saconception picturale. La livrer au public serait donc un acteprématuré qui pourrait compromettre l’effort poursuivi pendantdouze ans.

– Non, je ne donnerai rien, dit-il, se parlant à lui-même…Les nuages roulent, le temps passe, les hommes sont pressés, c’estleur affaire, moi, je résiste.

Ayant pris cette décision, il suivit d’un œil plus tranquille leva-et-vient de sa femme, entre la table et la maison : ilsurprenait son dos, la cadence de ses hanches, puis son visage, lerayonnement de ses prunelles et voici que la table se couvrait degâteaux, de tasses, de bouteilles. Il aimait cette image légère quilui donnait l’illusion d’être, lui-même, lourd sur le sol, pareil àquelque monument où se brise l’agitation superficielle de la vie.De temps à autre, Jeanne, qui était gourmande, ramassait desmiettes autour des plats.

Les moindres actes de Fauvarque – et même ses silences –prenaient une forme inattendue. Dès son enfance, son originalitéétait apparue à sa famille. Son père, capitaine en retraite, mortdepuis peu, s’oubliait parfois à le considérer avec des yeuxperplexes. Sa mère, plus longue à s’émouvoir, s’émut d’une manièremoins profonde. Mais le petit Henri fut haï avec persistance parses tantes Zélie et Virginie que scandalisait son élégance morale,et qui lui reprochaient d’être avec elles « comme unétranger ».

Il apprit peu à l’école. Son caractère marquant était, alorscomme aujourd’hui, de ne point forcer sa nature. À peine sorti ducollège, il s’adonna à la peinture. Il le fit sans consulterpersonne, si bien que personne ne s’en mêla, sauf les tantes Zélieet Virginie qui, à deux ou trois reprises, tourmentèrent madameFauvarque en lui affirmant que son fils devenait la risée deFontainebleau, sa ville natale.

Il passait dans la forêt des journées entières. Là, livré àlui-même, en face de la vie, il éprouva enfin le besoin des’instruire. Il réunit des ouvrages où avaient étudié ses frères etlisait lorsqu’il voulait se reposer de peindre. Il n’apprenait pasdans ces traités arides la géologie, la botanique, la physique, lachimie, des formules ou des principes. Ses yeux de peintre voyaientdéfiler des fresques, et il puisait dans ce spectacle dessensations profondes. Il vivait la rotation du globe, la profondeurdes mers, la croissance des êtres et l’inertie des minéraux. Etlorsqu’il retournait tout ému à sa toile, une même volonté animaitson cerveau et sa main : introduire dans sa couleur et dansses formes quelque chose des miracles entrevus.

– On sonne, les voici, dit Jeanne en battant des mains, etils allèrent ouvrir ensemble.

– Tiens, c’est madame Sentilhes, dit Fauvarque toujoursémerveillé devant la beauté de cette femme.

– Et puis Huslin, et puis Foutrel, continua Jeanne.

– Mon mari nous suit, expliqua Valentine toute confusedevant le peintre et, contre son habitude, maniérée. Excusez-nousde venir ainsi vous importuner, mais notre ami Huslin est seulresponsable.

– Oh ! oui, excusez-nous… implora Sentilhes, accueillipar les perruches avec des cris affreux.

Il arrivait radieux, la tête découverte, la bouche mouillée dejolies paroles et s’avança vers Jeanne en suppliantencore :

– Excusez-nous de n’avoir su résister au charme… àl’attrait… Vous êtes des voisins tellement extraordinaires !Je passe mes journées à vous admirer de là-haut… Êtes-vous assezfous !… Êtes-vous assez jeunes !… Vraiment, on croiraitque… oui !… vraiment…

Les deux couples ne s’étaient rencontrés qu’une fois dans unconcert sous les auspices de Huslin. Depuis, Sentilhes ne rêvaitplus qu’à Jeanne, et Valentine avait gardé une forte impression deFauvarque. Elle était même un peu gênée d’avouer à l’écrivain unrevirement si rapide, à l’égard de ses voisins ; car, avantqu’elle les connût, tout en eux l’exaspérait. Leur bonheur luiparaissait insolent. Femme d’un peintre qui, au surplus, étaitnotoire, elle considérait son ménage comme un ménage d’artistes,mais elle était inquiète de ne pas y trouver les couleurs riantes,les tableaux frais qui se découvraient à ses yeux de l’autre côtéde la rue.

– Vous attendiez quelqu’un ? demanda Huslin, dont lesyeux s’étaient posés sur la table.

Foutrel s’installa silencieusement.

– Nous manquons de discrétion, s’écria Valentine.

– Au contraire, cela est préparé pour vous, dit Fauvarqueen se penchant vers elle.

– C’est la vérité, dit Jeanne… Coustou devait bien veniravec sa femme, mais il est en retard d’une heure : nous necomptons plus sur lui.

Les Sentilhes se récrièrent. Cependant Jeanne découpait lesgâteaux et Fauvarque débouchait les bouteilles.

– Ma femme a raison, il ne faut jamais attendre ses invitéspour commencer la fête, expliqua-t-il. On s’exaspère, on devientlugubre et inabordable. Au contraire, quand on s’est bienréconforté avant leur arrivée, on les accueille à bras ouverts…

Sentilhes, qui était venu avec l’idée de se montrer plus fou queFauvarque, se déclara transporté par cette formule. Il la répéta deson mieux, mais comme il la déformait, il pria son hôte de la luidonner par écrit.

On s’assit, on causa, on se taisait aussi par moment, la penséeen arrêt sur une feuille immobile dans l’air, sur un rais de soleilau fond du jardin. Jeanne, les lèvres trempées dans sa tasse,observait son mari à la dérobée. Chacun de ses gestes luiplaisait ; elle était ravie du moindre mot venant de lui. Sontorse moulé, ses reins nerveux, son profil puissant et cependantféminin par la joliesse des lignes donnaient au peintre, dans unesociété, un tel relief qu’il semblait taillé dans du métal.Souvent, à le voir là, près d’elle, sa femme éprouvait uncontentement naïf, un étonnement. Alors, elle se levait et, pourbriser le sortilège, le bourrait de petits coups rapides, luifrottait rudement les oreilles entre ses mains ; ou bien,comme aujourd’hui, sa joie se dilatait, se faisait pressante,gonflait son cœur, sa poitrine, et, soudain, partait en fusée derire.

– À la bonne heure, il faut rire, dit Fauvarque. Si on neriait pas au milieu d’aussi agréables convives, on ne riraitjamais.

Valentine, qui était assise tout près de Jeanne, devina le flotde tendresse qui avait soulevé la petite épouse. Elle la trouvamignonne et lui envia la fraîcheur de son amour. Puis ses yeuxretournèrent à Sentilhes. Elle vit un gros enfant tout rouge. Elleeut, elle aussi, de l’attendrissement pour ce compagnon de sa vie,mais ce n’était qu’un mouvement d’indulgence, presque maternel.« Mon pauvre chéri, semblait-elle dire, ris, amuse-toi de boncœur, mais auprès du rire de Fauvarque le tien devient lourd etmaladroit, auprès de sa vigoureuse confiance ton optimisme a l’aird’une niaiserie charmante et sa joie submerge la tienne. Risnéanmoins, amuse-toi de bon cœur…

Les arbres étaient pleins d’oiseaux qui chantaient.

– Comme on est bien, dit Valentine ; vous dégagez dubonheur autour de vous.

Les Coustou arrivèrent très tard, pénétrés de leur importance.Lorsqu’ils s’aperçurent qu’on avait goûté sans eux, ilss’excusèrent.

Avant la tombée du soir, Fauvarque introduisit ses hôtes dansl’atelier pour leur montrer, disait-il « une bonne étude, pasencore une œuvre ». Il avait procédé par larges taches. Sousun marronnier, Jeanne lisait dans un grand livre. Près d’elleMusette – la chèvre – rêvait, debout, le menton posé sur uninvisible appui ; le ventre lustré de Jeannot lapin, l’aînédes chats, miroitait dans l’herbe, et les perruches – madame Julieet madame Rose – vêtues comme des rentières d’un autre âgeperchaient sur les barreaux d’une chaise.

– Vous vous rappelez ? murmura Fauvarque en mettant lamain sur l’épaule de Huslin. À seize ans j’étais pressé, pressé.Une toile, une autre toile. J’aurais peint les murs, j’aurais peintles maisons… Vingt ans ont passé là-dessus et maintenant je n’aiplus aucune hâte ; ce que j’ai à faire je le feraitranquillement.

Malgré l’amusement qu’ils éprouvaient à l’écouter, les Coustou,Jeanne, Huslin étaient sûrs du génie de Fauvarque. Ils savaient quegrâce à sa discipline patiente il réaliserait son œuvre. Cejour-là, maître de lui-même, il plierait à la vision commune, sansles affaiblir, ses conceptions formidables, mais encore fantasqueset inaccessibles.

– Il me semble, dit Coustou, que dès à présent vouspourriez répandre vos études avec profit. Elles vous classeraientau premier rang…

– Je ne veux pas, interrompit gaiement Fauvarque. J’y vaislentement, lentement, lentement, mais j’atteindrai le but bonpremier. On me verra venir de loin, d’un pas léger, le visagefrais, les chaussures propres… Courir, attraper des entorses,pourquoi ? Du train dont me voilà parti j’ai à vivre jusqu’àcent ans !

Il lança cette dernière phrase sur le ton d’une boutade. Ilétait vrai cependant que Fauvarque voyait s’étendre devant lui leterrain sûr d’une vieillesse féconde et magnifique.

Rayonnant, il répéta :

– Cent ans ! Et quand le moment sera venu de mourir,je choisirai mon jour. Je réunirai mes descendants et mesdisciples, je leur dirai : « Voici mon corps. Faites-ence qu’il vous plaira… Moi, je poursuis mon voyage. »

Fauvarque se dépensait à certaines heures pour ceux qui vivaientautour de lui. Il disait que les hommes doivent tourner l’un versl’autre la face riante de leur individu. Deux ou trois gestes fous,une saillie de temps en temps, donnaient à sa femme le courage defranchir les longues étapes de ses recherches ; et il nevoulait pas que le trajet fût morne.

Les dits gestes une fois esquissés, il ramenait les bras contreson corps, soucieux d’une stricte économie de ses forces. Ilretrouvait ainsi le fond étale de sa conscience où l’œuvre sepréparait.

Huslin, de sa main blanche, guidait le regard de Valentine surla toile. Doucement, discrètement, avec sensualité, il voulait lapénétrer de son admiration. Il lui parlait bas, de très près et parmoments, l’effleurait volontairement de son haleine.

– Voyez, disait-il.

Les doigts fiévreux passés sous le bras dur de son amie, il larapprochait de la toile et l’attirait contre lui du mêmemouvement.

– Je veux ; disait-il, que vous compreniez la beautéde cette œuvre ; je vous jure que j’y attache de l’importance,une importance énorme… voyez ce visage adorable… et cette sérénité…et ces lignes… et ces larges feuilles de marronniers pareilles àdes mains qui plaquent des accords…

Elle demeurait muette, ne comprenant pas encore. Mais ses yeuxluisaient en regardant Fauvarque. Elle suivait éblouie lesbondissements de cette intelligence. Comme à Jeanne, par instants,un excès d’étonnement et de joie lui arrachait un rire puéril dontsa face était tout éclairée. Jusqu’ici, elle n’avait jamais éprouvéd’enthousiasme. Pour la première fois, elle s’oubliait elle-même etrecevait d’un étranger la lumière où baignait son cœur.

– Mais l’homme ? demande Huslin impatienté par sonsilence ; sans parler du peintre, l’homme, comment letrouvez-vous ?

Elle répondit plus vivement qu’elle n’aurait voulu :

– L’homme ! oui !… L’homme est prodigieux…

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