Un Roi tout nu

Chapitre 6

 

La table était dressée sur la terrasse. Foutrel, épuisé, s’étaitdéjà couché. Potteau mettait des accords sur le piano. Fauvarquediscutait musique avec lui. Mais soudain ils s’interrompirent.Jeanne et Renée, à qui Huslin parlait à voix basse, renversées dansleurs sièges, le bord des narines légèrement enflammé et le coindes yeux mouillé, riaient d’un rire gaillard qui secouait leursgenoux. Fauvarque, moitié sérieux, moitié plaisant, dit à Potteaudont il voyait l’inquiétude :

– Cette canaille de Huslin, on se demande ce qu’il peutbien raconter à nos femmes pour les faire rire de si boncœur ?

Après dîner, Jeanne, sur un agenda, marqua les frais de lajournée. Elle était chargée de tenir le compte des dépensescommunes. Elle mouillait son crayon et respirait profondémentchaque fois qu’elle posait un chiffre.

– Dix-huit et dix-huit, combien ça fait il, Henri ?demanda-t-elle en levant la tête.

– Ça fait dix-sept, répondit Fauvarque.

– Dix-sept ? La bonne plaisanterie ! Ça doitfaire plus.

Potteau lui vint en aide.

– Trente-six, Jeanne.

– Trente-six ? Blagueur ! Dites-moi, Huslin,dix-huit et dix-huit ?…

– Ça fait exactement vingt-sept, répondit Huslin.

– Vingt-sept ? reprit Jeanne… Eh bien ! oui, çafait exactement vingt-sept.

– Ne cherchons plus, conclut Fauvarque.

Les comptes établis, Huslin fit, d’une voix volontairementsourde, une lecture de Ronsard. Elle acheva d’endormir Potteau.Fauvarque lui-même, ensommeillé, suivait péniblement. Il proposad’aller se coucher tôt, par exception, ce soir-là. Mais Jeanne serécria. Quant à Renée, elle engagea Potteau à gagner son lit. Il seretira en grommelant. Fauvarque le suivit. De nouveau Jeanne etRenée restaient seules avec Huslin.

Peu après, le livre de Ronsard se ferma. Les deux étrangerspartis, ces vers archaïques et doux devenaient inutiles etennuyeux. Des peupliers, pareils à des oiseaux de nuit au long col,battaient leurs plumes rêches. Une vie étrange les animait dansl’ombre. Huslin renoua, tout bas, la chaîne de sesconfidences :

– Je me souviens aussi d’une autre femme, murmura-t-il.Celle-là était de Saint-Paul, au Brésil, une créole. Ellem’attendit dans son lit, par pudeur, pour ne pas se déshabillerdevant moi. Dès que j’arrivais, elle me faisait une place. Elle nem’enlaçait pas, elle ne pressait pas son corps contre le mien toutde suite. Elle me tendait les lèvres en fermant les yeux… Le jouroù je lui annonçai mon départ, elle entra brusquement dans unecolère folle. Fermant sa chemise sur sa chair dorée, elle m’ordonnade rester. Je me fâchai. Je voulus partir. Elle s’accrocha à mespieds et les baisa. Je la repoussai et sortis. Elle me suivit. Ilétait minuit et il faisait froid. Elle courut cent pas dans la rueen chemise. Par pitié je remontai. Ce fut quand même la dernièrenuit…

Huslin remarqua l’éclat des yeux de Jeanne et de Renée. Ellesécoutaient avec recueillement.

– C’est sur le paquebot du retour, que je connus unePortugaise. Elle allait atteindre la quarantaine et commençait à secroire vieille. Elle m’intéressa. Je lui déclarai mon amour. Elleme repoussa. Je la poursuivis. Enfin, la veille de notre entrée àPorto, je m’aperçus qu’elle était profondément triste et,lorsqu’elle descendit pour gagner sa cabine, je l’accompagnai. Ellese hâtait, fiévreuse, dans l’étroit couloir qui tremblait dubattement des turbines. Mais parvenue à proximité de sa porte, ellese tourna soudain vers moi, joignit les mains, me supplia de laquitter. Elle me dit avec feu qu’elle était sœur d’un archevêque,vertueuse, mère de quatre enfants, que son mari était un hommehonorable et qu’il serait cruel de la faire pécher si peu d’heuresavant sa rentrée au foyer. Je lui dis adieu et remontai. Il faisaitclair de lune. Debout contre le bastingage, je fumai longtemps descigarettes. J’entendis rire et me retournai. C’était elle. Elle meregarda avec amour, me parla, je ne répondis pas. Elle vint seserrer contre moi et me demanda comment il se faisait que le reflettriangulaire de la lune nous suivit toujours, malgré la marche dunavire. Je répondis froidement par quelques mots d’explication.Alors, brusquement, elle saisit ma main, la baisa, fondit enlarmes, et s’enfuit. Je ne l’ai plus revue.

– Pourquoi avez-vous fait cela ? s’exclama Jeanne.

Pâle et verdâtre, le front de Huslin émergeait de la nuit. Sesmains, au pur dessin, s’appuyaient aux accoudoirs de son fauteuil.Une aube religieuse éclairait ses prunelles et sa barbe légèrevibrait.

– Il n’y a, reprit-il, qu’une loi humaine : l’amour.Le monde était conçu comme un jardin où les créatures s’aimeraientjusqu’à l’effondrement physique… Une faute, un oubli a laisséouvert dans l’homme l’abîme de ses besoins… et la conceptionpremière fut compromise et amoindrie… Je lui restitue sagrandeur.

Les yeux de Huslin se posaient sur la route, grise parmi leschamps noirs qui retenaient l’obscurité ; sa pensées’engageait sur ce rail solitaire. Et il parlait de ses amours. Ilen parlait bien. Jeanne et Renée, assises en face de lui, leregardaient avec des yeux fixes. Elles n’avaient jamais assisté àun tel concert et se répétaient, éblouies : quelpoète !

– J’ignore les demi-possessions. Je demande tout un être,je fais l’abandon de tout moi-même. Si j’avais un crime derrièremoi, je le confierais à ma maîtresse, mettant ainsi ma vie entreses mains.

– Et si, un jour, elle vous quittait ? Vous seriezperdu ! Les femmes sont tellement perverses ! balbutiaRenée.

– Peuh ! ma raison ne regarde pas si loin.

Il désigna, de la main, un diadème lumineux posé au loin sur undrap noir.

– Vous voyez, c’est Paris. La cité du monde dont le nomfrappe le plus intensément les esprits. Pour moi, parce qu’elle estla ville de l’amour. Mais nous qui y vivons, nous savons quelsgrands fleuves de la vie sociale et de la vie amoureuse s’ycôtoient sans mêler leurs eaux. C’est en plein jour que le premiers’étale, l’autre est relégué dans la nuit, dans les lieux obscurs,comme si l’amour était une chose honteuse, l’eau sale d’égoutsinfects.

Les deux femmes se sentaient grandes. Elles prenaient sentimentd’une religion, méconnue jusque-là, dont Huslin était le prophète.Elles s’indignèrent contre l’hypocrisie du monde. Jeanne qui,délicate, pudique et scrupuleuse, cachait son amour, même à sespropres yeux, Renée qui en écartait l’image, découvrirent tout àcoup, dans les replis de leur chair, le courage d’une passion quis’étale et cette farouche ardeur des chattes passionnées, qui nesortent de leur silence que pour clamer leur spasme.

Elles regardaient Huslin, redressées, épanouies sur leurssièges.

– Touche, frère, semblaient-elles dire, ici ce sont nosseins durs en qui le simple contact de nos blouses déchaîne desbesoins orageux ; ici nos ventres qui accueillent le germe desvies futures ; ces deux branches fleuries qui voudraientt’enlacer, ce sont nos bras ; là est notre bouche mûre commeune grosse fraise ; celles-ci sont nos hanches larges ;plus bas, sont nos cuisses sur lesquelles tu as sauté enfant et oùtu peux aujourd’hui poser tes joues fiévreuses…

– On peut dire, s’écria Huslin, que l’histoire des sociétésest une longue lutte contre l’amour. De la même façon que l’homme achassé les fauves dans les forêts, les déserts et les jungles, lasociété a traqué l’amour, comme une bête dangereuse. De ce jour, ladéchéance sociale de la femme était consommée, car la femme estl’instrument de l’amour.

– Et si nous nous révoltions ? dit Jeanne.

– Voilà ce que j’allais dire !… approuva Renée.

Et chacune sentait en elle seule assez d’amour pour rachetertoutes les sœurs déchues.

La nuit commençait à fraîchir. Ils rentrèrent, courbés, lesjambes flageolantes. Huslin entreprit de fermer les rideaux de ferde la porte et de poser la barre de sûreté. Il apportait dans sontravail cette bonne volonté maladroite qui donnait à ses gestes uncharme puéril.

Cette besogne achevée, il s’approcha des deux femmes. Ellesétaient tournées vers lui dans une attitude de rêve ; elleslui sourirent.

Ils étaient debout, enfermés tous les trois dans cette piècehermétiquement close. Tout dormait. Le frémissement nocturne de lacampagne ne pénétrait plus jusqu’à eux. La flamme jaune de la lampen’était qu’une lueur cotonneuse. Et tous les trois se sentirentappelés, au milieu de ces parois épaisses, où régnait une tiède etmystérieuse sécurité, à n’être ensemble qu’une seule âme, veilléepar leurs ombres, ces géants muets appuyés le long des murs.

Elles s’engagèrent dans la cage sombre de l’escalier. Huslin lessuivit avec la lampe, qu’il tenait dans ses deux mains au niveau deson front. Il attendit qu’elles fussent parvenues à leur porte etque leurs deux voix se fussent mêlées à la sienne pour l’adieu.

– À demain…

– Oui, à demain…

– Faites de bons rêves…

Tous les trois se sentaient unis comme s’ils formaient le noyaud’une confrérie humaine destinée à grandir à travers le monde.

Seul, Huslin posa la lampe et vint s’étendre sur le divan ensuivant d’un regard attendri les images qui restaient de Jeanne etde Renée. L’or de leurs cheveux brillait autour du samovar et ilvoyait se préciser leur sourire sous l’abat-jour de la lampe.C’étaient bien leurs deux physionomies rieuses où le rêve sesuspend au bout des cils, mais il ne savait plus les distinguer.Laquelle était Jeanne ? Laquelle Renée ? Ellesdisparurent et devant ses yeux s’élevèrent deux fleursgigantesques, roses comme la chair. Il laissa tomber sa face,lourdement, dans cette double vision qui avait le goût de laréalité. Il la huma sans y porter les mains, immobile, tendu, etjoua de ses lèvres, de ses narines, de ses paupières, avec lesenivrants fantômes, jusqu’à l’évanouissement de sa conscience…

Il y avait un quart d’heure qu’il était plongé dans son rêvequand une forme étrangère se dessina sur sa pupille. C’était unefemme vêtue d’une ample robe. Il la reconnut, mais comme elle luiétait indifférente ! comme elle semblait sans vie ! sanschaleur !

– Vous êtes encore là, balbutia-t-elle, j’avais oublié monvoile…

Il se souleva sur un coude, la regarda.

– Renée, dit-il après un long moment, comme s’il venaitseulement de la reconnaître.

Elle se mit à frissonner.

– Vous avez quelque chose à me dire ?demanda-t-elle.

– Approchez-vous…

Il était gris des images auxquelles il venait de demander lavolupté et il avait appelé cette femme sans désir. Mais à mesurequ’elle s’approchait, elle semblait entrer dans un cercle embrasé,s’animer, se charger des désirs de Huslin. Il l’attira contre lui.Quand il l’eut étreinte dans ses bras, il lui vint l’intuitionvague que ce corps tangible mais souple, brûlant, malléable commeune création de l’esprit, était surgi de sa fièvre et des excès deson amour.

– Mes deux mains ne suffisent plus pour vous prendre,murmura-t-il.

Il la regarda dans les yeux :

– L’oubli de votre voile n’est qu’un prétexte… Vous êtesrevenue me chercher, n’est-ce pas ?

Elle ne fit pas de réponse. Mais entre ses deux bras il lasentit trembler. Il la souleva, frotta une allumette, éteignit lalampe.

– Passez, je vous éclaire.

Ils montèrent sans bruit. Maintenant c’était lui qui était enpossession de lui-même, elle qui ployait, perdue dans de lointainesvisions, déjà épuisée, semblait-il, par ses jouissances. Il lasoutint. Arrivés sur le palier, ils eurent pour se diriger le traitde lumière qui bordait la porte entr’ouverte. Elle voulut, sapudeur soudain revenue, lui tendre la main et lui dire adieu.

– Accueillez-moi, supplia-t-il, je serai sage, sage,sage…

Il continua à murmurer ce mot de plus en plus bas, tandis qu’ilspénétraient dans la chambre envahie d’un parfum de lavande.Lorsqu’il eut refermé la porte, il aperçut, assise sur le lit deRenée, Jeanne qui étouffa dans l’oreiller le flamboiement de sesyeux clairs et un cri à peine perceptible.

– Sage !… sage !… sage !… sage !…balbutiait-il encore, comme s’il prononçait la formule magique quilui ouvrait un monde inespéré.

Les deux femmes, pudiquement, se voilaient le visage.

– À demain, dit Jeanne doucement.

– Oui, à demain, répondit Huslin.

Il inclina la tête jusqu’à l’épaule de Jeanne et là, sous lejersey tiède, ses lèvres baisèrent la chair parfumée.

– Mon ami ! fit-elle en lui caressant les cheveux avecla main.

Renée, discrètement, essaya de gagner la porte, mais Jeanne larappela :

– Toi aussi, il t’embrassera, dit-elle. Tu comprends bienque c’est seulement pour… s’amuser…

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