Un Roi tout nu

Chapitre 8

 

Les jours suivants, Carlos Sentilhes vécut sous la menace d’unmalheur irréparable. Une colère, violente, farouche mettait le feudans ses veines. Un sentiment cuisant de l’injustice lerévoltait.

– Quoi ! s’écriait-il, tout l’effort de ma vie m’aurapoussé vers un but et dès que j’y parviens une fatalité m’enrejette. Non, vraiment ! quelle pauvre plaisanterie que lemonde… moi, j’appelle ça… j’appelle ça… une plaisanterie…

À certaines heures, après de tragiques contractions de pensée,quelque chose, semblait-il, montait du fond de lui, par un couloirétroit, vers les sommets de son intelligence. Il en suivaitl’ascension avec angoisse et cette chose, tout à coup, il lasentait se dégager, et, légère, se balancer là-haut un instant,puis tomber dans l’inconnu. Alors, il se disait que son cerveauétait fermé, et que l’activité de son esprit se déroulait au delà,derrière un mur qu’il ne pouvait renverser.

Son foyer jusqu’ici ne lui avait offert ni de grandestendresses, ni de grands encouragements. Il y trouvait, du moins,en dépit de quelques conflits passagers, une atmosphère paisible etcertaines commodités. Mais bientôt sa vie conjugale se bouleversa.Valentine dressée contre lui, à l’heure où il aurait eu besoind’une alliée, se déclara l’adversaire de ses aspirations. Et tandisqu’il cherchait à se ressaisir, elle contrariait ses méditations,riait de ses tentatives. Il trébuchait sur des obstaclescontinuels, criait, menaçait et s’entêtait.

Un matin, il s’éveilla avec une image précise entre lespaupières. Il se vit pareil à une flèche rigide, lancée vers lacime des montagnes. Parvenue au but, elle retombait dans la neigeet s’y enfonçait graduellement.

– Voilà ! dit-il en se dressant sur son séant, voilà…j’ai compris, je suis monté trop haut… Une force m’a hisséjusqu’ici… et cette force n’est plus en moi… et je ne vis à cettehauteur qu’avec difficulté…

Il reprit :

– Agir… Non, je ne puis pas agir… parce qu’à cette hauteur,je ne m’appartiens plus… je n’ai plus le contrôle de mes facultés…Mon œuvre se résume en ceci : être là… Être là ! c’est lemaximum de ce que je puis faire…

Un pressentiment vague lui suggérait que pour agir il ne luirestait qu’un moyen : redescendre ; c’était le préludehabituel des défaillances de sa volonté et il lui était doux,alors, de se livrer à la nostalgie du passé… Dans quelque recoin deson cœur un parfum s’exhalait : il reconnaissait une femme,une jeune fille ; ses lèvres s’entr’ouvraient pour leursourire comme autrefois. Mais il sentait également que revenir enarrière lui était impossible. Reprendre son œuvre ?Comment ? Il méprisait cette œuvre, et il lui faudraitrenoncer à cette conscience artistique que lui avait inculquéeFauvarque.

Il entrait souvent chez ses voisins. Un jour il trouva Jeannequi pleurait. Doucement, avec une émotion pleine de bonté, il seplia jusqu’à la main de la jeune femme. Il avait vieilli depuisdeux mois. Ses lèvres charnues souriaient sans voiler la tristesseinfinie de ses yeux.

– Alors, c’est un chagrin, c’est donc un chagrin ?dit-il en caressant le poignet blanc de Jeanne. Ah ! commec’est triste vraiment, comme ça doit être lourd sur un cœur aussipetit que le vôtre. On se demande… Ah ! oui… oui…

Au milieu de ses larmes, Jeanne fut touchée par tant debonhomie. Elle se renversa sur les coussins, se mit à rire.

– Voyez ! Voyez ! reprit Sentilhes, voyez lajeunesse… Elle n’a pas fini de pleurer qu’elle rit déjà, qu’ellerit aux éclats.

– Vous êtes bon, s’écria Jeanne ; si vous saviezl’ennui qui nous tombe sur la tête.

Fauvarque leva les bras.

– Évidemment, fit-il, c’est un ennui. Elle se décourage unpeu, rien de plus naturel. Mais réellement, vous nous voyez entrain de pleurer, tous, sur une maison ?

M. Pigeon sortait de chez eux. Au cours de deux visitesprécédentes, leur propriétaire s’était déjà montré mécontent duparti qu’ils avaient su tirer du vieil atelier. Il se sentait volé,puisque le bâtiment n’était ni en ruine, ni pourri par l’humiditécomme il l’avait cru tout d’abord. Mais, ayant loué avec toutessortes de réserves, il venait de leur annoncer que le loyer seraittriplé au prochain terme. Encore devait-on s’estimer heureux qu’iln’engageât pas de poursuites après avoir été fraudé, lui, un hommed’expérience.

Cette nouvelle atterra Sentilhes.

– Qu’allez-vous faire ? demanda-t-il.

– Partir. Déménager au plus vite, s’écriait Fauvarquegaiement. Cinq fois plus cher, c’est bon pour un autre. Nous nouscontentons de six mois passés dans ces magnifiques domaines. Aufond, il a raison, notre vieux grigou, nous l’avons roulé, volé.S’il y avait une justice, nous serions en prison, au même titre queles pires bandits. Songez que nous avons eu pendant six mois notrehôtel et notre parc, en plein Passy.

Incapable de surmonter le plaisir qu’elle éprouvait àl’entendre, Jeanne prit un coussin de velours violet et le lança detoutes ses forces sur Fauvarque qui le reçut en pleine figure.

Sentilhes crut que le monde se dérobait sous lui. « Ilsvont s’en aller et ils rient ! » pensa-t-il avecamertume.

D’une voix étouffée par l’émotion, il avertit le peintre qu’ilavait un mot à lui dire. Il cédait à la foi naïve qu’il attachait àsa parole. Prendre Fauvarque à l’écart, et sincèrement, totalement,lui raconter sa détresse ; c’était à cette minute, dans sonesprit, le moyen d’éviter une catastrophe.

Ils sortirent ensemble. Les feuilles d’automne jonchaient lejardin. On commençait à voir dans la voûte éclaircie des arbresquelques branches dénudées dont le dessin contre le ciel sedétachait rigide et sombre.

– Ah ! dit Sentilhes, je vous envie, je vous enviemême dans vos misères. Aussitôt qu’elles vous touchent, ellesdeviennent de la joie. Ainsi, vous allez quitter un endroit dontvous aviez fait un paradis, vous aurez à reconstruire le nidailleurs, sans argent… mais vous gardez, malgré tout, votre bonnehumeur.

– Elle n’est pas venue toute seule, dit Fauvarque, c’estune œuvre comme une autre. Et puis, regretter quoi ? Tout esttoujours pareil dans le monde qui nous entoure. Nos meubles ?…Ils se réduisent, quels qu’ils soient, à des morceaux de boisassemblés… Nos maisons ?… Ce sont des pierres posées les unessur les autres… Les paysages ? des arbres, de l’eau, desallées placées de telle ou telle façon… Une seule choseimporte : c’est de vivre et de créer.

Un vent frais déchirant l’atmosphère assez douce de la journéeles fit frissonner en même temps que les feuilles dont beaucoup semirent à tomber.

Alors Sentilhes s’écria :

– Oui, vous êtes merveilleux. Tout chez vous est création.Vous ne vous êtes pas contenté de créer dans le domaine de votreart. Je vous admire, Fauvarque, je vous admire et me réjouis, moiqui ne suis rien, moi, pauvre être inutile et morne, de pouvoir aumoins me réconforter au spectacle d’un homme aussi étonnant quevous.

Il fit une pause. Son front se plissa, toute sa physionomie serembrunit.

– Fauvarque, appela-t-il, vous m’êtes témoin que depuisdeux mois j’ai fait un effort surhumain. Je n’ai pas hésité àdevenir un martyr, un grand martyr de l’art… et vous voyez à quoij’en suis réduit… Ma peinture ? Je n’en fais plus… Lesnouvelles commandes ?… Refusées… Mon impuissance ?… je nela cèle plus. Avant tout, j’ai voulu sauvegarder ma conscience depeintre. À l’heure où je vous parle, un doute plane sur moi, macarrière est compromise, ma femme elle-même… ma femme…

Fauvarque branlait la tête en silence. Il s’aperçut queSentilhes attendait, de sa part, une appréciation.

– Vous voulez que je vous approuve ? dit-il. C’estdifficile… Il faut être très fort pour faire ce que vous avezfait.

Sentilhes ferma les yeux et dit avec solennité :

– Oui, voilà… Il faut être fort… En brisant mon passé,j’ignorais cela. Parce que jusqu’ici ma volonté m’a toujours amenélà où il me plaisait d’aboutir, je pensais, j’étais sûr que ceserait la même chose… Eh bien, Fauvarque, cette fois… non… Cettefois : non… Ma volonté est arrivée au point ou elle devait…s’arrêter.

Il avait achevé sa phrase d’une voix très basse pour enaccroître l’effet tragique ; malgré la profondeur de sonangoisse, il avait surtout pour but, à cette minute, d’émouvoir sonami. Mais celui-ci le considérait froidement, avec la cruautétranquille du médecin qui songe en lui-même : « Cet hommeest condamné. »

– Les premiers temps, ajouta Sentilhes avec force, jesaisissais un crayon, traçais un trait. Aussitôt, j’étais déçu…Naïvement j’avais cru qu’un chef-d’œuvre jaillirait du premier coupau seul passage de ma main… Dégoûté, je froissais ma feuille et enprenais une autre.

Il avait passé à ce travail des nuits entières. Quand l’aubefaisait pâlir les lampes de l’atelier, le tapis était jonché dedessins déchirés. Des toiles gisaient au pied du chevalet. Ilsentait s’épuiser la charge d’enthousiasme avec laquelle il étaitparti. Si un retour d’énergie visitait son esprit, au lieu de fairede ce rayon de vie le commencement d’un acte, ce qui est dur etingrat, il le dissolvait dans un océan de rêve et, couché sur ledivan, les yeux mi-clos, en tirait des voluptés illusoires, maisintenses et faciles. Il se voyait devant sa toile ; autour delui circulaient des poètes, des philosophes et des femmesinspirées ; des musiques lointaines venaient par effluves dufond du parc. Chaque fois qu’il posait une tache sur la surfacevierge, une beauté surgissait. Là, un jet d’eau, là, une figured’adolescent… là, une brebis blanche… Alors, ceux qui observaientcriaient, hurlaient, d’enthousiasme : « ViveCarlos ! Vive Sentilhes ! Vive CarlosSentilhes !… »

S’étant repu de gloire, il laissait échapper le rêve de savolonté pantelante, de ses muscles avilis. Par ses oreilles, sabouche, ses narines, ses yeux ouverts, une réalité morne pénétraitson hébétude. Et tandis que sa pensée se faisait précise, danscette clarté du jour qui dépouille les songes et donne aux idéesaussi bien qu’aux objets leurs contours irréductibles, il avait lesentiment que l’ombre gigantesque de Fauvarque devenait compacte,lourde et l’écrasait.

Carlos s’interrompit pour lever les yeux. Fauvarqueriait :

– Eh ! oui, dit-il, en abattant la main sur l’épaulede Sentilhes, nous avons parfois tendance à nous bercer de rêvesimbéciles. Quand j’étais gamin, je faisais comme vous. Je mepersuadais qu’à dix-huit ans je serais l’émule de Raphaël…

Aucune émotion n’altérait cette voix claire. Le masque loyaldemeurait ce qu’il avait toujours été, paisible et riant. Fauvarqueéprouvait si peu la pitié qu’il ignorait jusqu’à la dureté de sonattitude. D’ailleurs, il n’obéissait ni à la méchanceté ni àl’égoïsme, mais à une logique implacable qui lui montrait dansl’échec, l’infirmité, l’impuissance des réalités néfastes quel’homme fort doit éviter comme une lèpre. Si, au lieu d’étaler sonangoisse, Sentilhes était venu lui montrer un chef-d’œuvre, avecune franchise dont seul il était capable, il eût partagé sonenthousiasme et sa joie.

Cependant Sentilhes avait besoin d’une parole de réconfort. Ill’attendait de Fauvarque, parce que c’était de lui que venait soninfortune. Les yeux brillants, les poings crispés, la tête en feu,il sentit que la colère remplaçait peu à peu l’humilité aveclaquelle il était arrivé tout à l’heure. N’avait-il pas un droitcontre Fauvarque ?

– Vous êtes un ami, un véritable, un grand ami,s’écria-t-il, en levant le bras dans un geste où il y avait dudésespoir et des menaces… Vous pouvez me sauver. Vous pouvez… Ouiou non, croyez-vous que je sois un peintre ?

– Je vois, murmura Fauvarque, je vois… vous m’embarrassezbeaucoup… Comment pourrais-je vous dire si vous êtes véritablementun peintre ?… Il est possible que je me trompe.

– Vous n’aimez pas ce que je fais ! dit Sentilhes.

– Il ne s’agit pas d’aimer ou de ne pas aimer, poursuivitFauvarque… Pour l’instant, à mon avis, vous n’avez encore rienfait, rien. Je ne puis pas dire que ce soit mauvais, que j’aime ouque je n’aime pas : vous n’avez rien fait.

Sentilhes était semblable à tous les faibles. Un grand coup, aulieu de stimuler son énergie, brisait sa résistance. Il baissa latête. Des images de désespoir : du sang… la mort… furent, dansles premiers instants, la seule réaction de son être. Il se dirigealentement vers la porte du jardin, tout en piquant du bout de sacanne les feuilles desséchées qui gisaient dans l’allée. Maistandis qu’il marchait, sa volonté, sa rancune, sa colère, il lesretrouvait qui s’amassaient en lui sournoisement. « Non,pensa-t-il, ni sang, ni mort… Il dit, ce misérable, que je n’airien fait jusqu’ici… Eh ! bien, nous verrons… Je deviendrai sigrand… J’aurai tant de génie… que je l’écraserai sous mespieds… »

Quant à Fauvarque, il cherchait un mot de consolation :

– Voyez… faites quelque chose, murmura-t-il.

Au moment où Sentilhes, de l’autre côté de la rue, allaitfranchir le seuil de sa maison, Fauvarque rouvrit vivement sa porteet ajouta, d’une voix tout autre :

– Mes amitiés à votre femme… et revenez bientôt, n’est-cepas ? Cela nous fait plaisir.

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