Un Roi tout nu

Chapitre 12

 

Fauvarque sentit autour de lui comme une conspiration pourrabattre son enthousiasme et avilir son caractère.

Jusqu’ici, une chose avait été tenue par tous comme intangibleau-dessus des autres préoccupations. C’était son œuvre. Quand unetoile sortait de ses mains, le visage de Jeanne, le visage deHuslin et de tous les amis s’illuminaient de joie. On sentait dansla maison un élément nouveau, une naissance. Il était entendu quepour gagner sa vie, Fauvarque mettrait bout à bout toutes sortesd’expédients. Personne ne s’en scandalisait. On en riait aucontraire et c’était pour chacun une raison de plus d’admirerFauvarque.

Un bouleversement profond s’était produit en quelques mois.L’œuvre passait au second plan et c’était tout à coup lespréoccupations d’ordre matériel qui prenaient la première place.Désormais, quand il montrait sa dernière toile, personne n’encontestait la beauté, mais les éloges se passaient en murmures, enfélicitations et, cinq minutes étaient à peine passées, que déjàchacun se rétractait.

« Où sont les émotions d’autrefois ? songeaitFauvarque, le cœur aussi triste que si son œuvre marquait ladéchéance de son talent. Une toile ! mais nous en parlionspendant dix jours sans arrêt et nous trouvions qu’il y avait biendes choses inexprimables qui n’avaient pas été dites… »

Soudain son sentiment se précisa davantage ; sa tristesses’approfondit et devint de l’angoisse. Il comprit que, lorsqueJeanne était en présence d’une nouvelle œuvre, elle songeait :« Oui ! mais est-ce de là que sortira notrerichesse ? »

Fauvarque s’aperçut que la chaleur des êtres qui vivaient autourde lui avait rongé sa volonté. Il restait amolli quand elle seretirait, alors qu’il était sûr et intégral autrefois dans sasolitude. C’était une tristesse pour lui de constater qu’il sedécourageait aujourd’hui parce que l’estime qu’on lui portait avaitchangé de qualité. On l’avait trahi. Habitué à voir Jeanne, Huslin,Renée, proches comme sa propre pensée, confiant, il s’étaitdéchargé sur eux d’une partie de lui-même. L’enthousiasme quientretient le génie et le féconde et qu’il avait jadis tiré delui-même, c’est d’eux qu’il l’attendait maintenant. Il leur avaitappris à juger ses œuvres et il s’inquiétait de leur jugement.C’était lui le coupable sans doute. Il avait manqué de prudence.Était-ce bien un manque de prudence ?… Fauvarque comprit lesens des quelques fils d’argent mêlés à ses cheveux bruns. Et ilrépéta pour lui-même ce qu’il avait dit pour Huslin, dans unecomplète indifférence d’esprit :

– Dame ! j’ai quarante ans !… Est-ce bien sûr,voyons ?… Est-ce trente ou est-ce quarante ?

Et il compta sur ses doigts. C’était bien quarante.

Il dit un jour à Jeanne :

– Si j’étais un sabotier et qu’à chaque sabot confectionnéje t’appelle pour te dire : « Regarde, Jeanne, je viensde finir un sabot », tu pourrais trouver que c’est monotone,mais ici je te montre des créations !… et des créations, ça nese fait pas comme ça !…

– Eh ! bien, s’écria Jeanne, en voilà desreproches ! Est-ce que je ne t’ai pas dit que la toile étaitbonne ?

– Elle est bonne ! Voilà ! Je n’ai plus, avec ça,qu’à danser de joie comme un imbécile ! Mais ne te rends-tupas compte qu’en me disant « elle est bonne » tu mecoupes bras et jambes ? Tu prends un air de juge bienveillant,au lieu qu’autrefois tu m’admirais ?

Il souffrait de devoir avouer ce besoin et sentait que Jeanne,par sa simple indifférence, lui tirait des secrets qui étaient lamoitié de sa force.

– Je comprends, fit-elle, tu veux que je m’exclame, bouchebée, que c’est admirable. Eh bien, voilà, monsieur : c’estad-mi-ra-ble !

– Merci !… merci !… merci !… répétaFauvarque, effondré sur un siège.

Déjà Fauvarque, après cette scène, avait senti que l’ordre deson existence était menacé. Les jours qui suivirent, de nouveauxindices lui en donnèrent la certitude. Jeanne vivait, l’esprittendu, comme à la veille d’une crise. Et le peintre se rendaitcompte qu’elle était prête pour la lutte. Il pourrait, sans doute,la combattre, mais quelque chose d’eux-mêmes périrait. À table,d’instinct, il se servait un peu moins qu’à sa faim et, comme sitous ses amis étaient engagés dans le complot, Jeanne ne craignaitpas de lui dire :

– Il y a pour dix-huit francs de viande dans ce plat.D’ailleurs, il va falloir que tu me donnes de l’argent. Potteau m’adéjà prêté cinquante francs.

– Ce sont les derniers billets, ça va chauffer, ditFauvarque avec un rire qui manquait d’assurance.

– Tu t’arrangeras, répondait Jeanne.

Et quand le plat suivant était sur la table, au moment où lepeintre se servait, elle reprenait :

– Ces petits pois ne sont pas du jardin ; il n’y en apas encore assez. Trois kilos, ça fait un peu plus de sept francs,c’est Renée qui les a payés.

La minute où l’argent allait enfin manquer se préparaitlonguement d’avance, arrivait en grand équipage. Là encore,Fauvarque se rappelait ce qui se passait dans les mêmescirconstances quelques années plus tôt. Il disait : « Tusais, Jeanne, plus un traître sou. » Elle éclatait de rire endisant : « Monsieur le docteur recommande une diètesévère. » Fauvarque allait prendre des travaux de gravure, dedécoration ou de dessin en ville, s’y consacrait jour et nuitpendant deux ou trois semaines (sans compter que c’était aux heuresde gêne que des acheteurs se présentaient pour ses tableaux) etdeux mois de tranquillité suivaient. Il voyait que maintenant onlui demandait tout autre chose. Avec l’âge, l’usure del’enthousiasme, des besoins surgissaient ; on lui demandait deconstituer un fonds de fortune solide. Plus d’aléas ! plus degêne ! il fallait vivre sans inquiétude et sans heurt. Chacunavait besoin de s’étaler dans des certitudes. Et Fauvarqueregardait les petites dents blanches de Jeanne qui se faisaientplus acérées, plus avides. Il ne pouvait pas, d’un geste brutal,repousser les pétitions nouvelles qu’elle lui présentait sansarrêt. Au fond de sa conscience remuait, atrophié d’ailleurs etimpuissant, le sens ancestral de la responsabilité de l’homme. Etpuis, quand il regardait autour de lui, il s’apercevait que tout lemonde vieillissait ensemble. Et que c’était pour cela qu’on sesentait moins à l’aise, qu’on devenait exigeant et méchant.

La vie l’envahissait. C’était un flot montant, régulier,implacable, et Fauvarque sentait qu’il serait bientôt submergé, etqu’une vie passe de la même façon qu’une heure. Les doctrines,toutes conçues en vue du travail de l’esprit, qu’il professait etauxquelles ses amis faisaient écho avec enthousiasme,apparaissaient fidèle, mais à cause de cela l’hostilité de tous legagnait. Et Potteau, c’était un complice ! Foutrel eût vouluque la crise fût préparée plus doucement et ne compromît pas laconfiance de Fauvarque en son œuvre. La doctrine qu’il adoptait, ill’accompagnait d’un grand nombre d’atténuations, mais il étaitcertain qu’il voyait les exigences de la vie et qu’il ne jugeaitplus comme autrefois. « Ils m’abandonnent tous, songeaitFauvarque. J’ai quarante ans et je leur parais comme lereprésentant d’un régime mort. Eux aussi ont vieilli, mais ils nesont pas, comme moi, aveuglés sur leurs œuvres. Au lieu de guiderles autres, je vais attendre d’eux qu’ils m’indiquent la route àsuivre ! Je briserai plutôt les liens qui me lient à euxtous ! »

Il se le disait sincèrement, mais, l’intégrité de sa Foin’existant plus, il sentait qu’il transigerait quand même à desconditions raisonnables.

Enfin, un matin que Jeanne lui demandait de l’argent, Fauvarquetendit avec une certaine gravité les derniers billets qui luirestaient :

– Voici, dit-il, je te donne quatre cents francs d’un coup,parce qu’il ne m’en reste plus et qu’il vaut mieux voir, dèsaujourd’hui, un moyen d’en gagner d’autres.

Ces billets pesaient dans ses mains et il les considéra des yeuxdes hommes, c’est-à-dire comme des parcelles de sa vie même quis’en allait.

– Ils feront la semaine, dit Jeanne.

Et il sentit qu’il était, malgré lui, un atome de viesociale.

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