Un Roi tout nu

Chapitre 2

 

Valentine retourna chez Jeanne en voisine. Elle y entrait à toutpropos, avant d’aller à ses visites et aussi lorsqu’elle enrevenait. Par les beaux jours elle profitait du jardin. Ellerencontrait Foutrel, quelquefois Huslin, venu pour la surveiller.Fauvarque était là, en plein air ou dans l’atelier.

Le peintre était irrégulier dans son travail. Lorsqu’il nepeignait pas, il ne manquait pas d’ouvrage. La maisonnette, remiseen état, exigeait une surveillance attentive. En l’apercevant toutà coup, debout sur la pointe des pieds, à l’extrémité d’une échelletrop courte, inspectant la gouttière ou les solives du plafond, lesdeux femmes étouffaient un cri. Elles partageaient les mêmesémois.

La distraction la plus ordinaire de Fauvarque était lamenuiserie. Il sciait les planches de sapin, fabriquait des sièges,des tables, des bibliothèques qu’il peignait ensuite et qui s’enallaient meubler son intérieur. Les pièces inhabitées furentaménagées en vue des camarades qui auraient un jour besoind’hospitalité. Il fabriqua même des lits, où les Sentilhes tinrentà s’étendre pour les éprouver.

À l’heure du thé on se réunissait. Valentine appelait son marien agitant une clochette. Sentilhes descendait. Il eût embrassétout le monde tant il était heureux. Il tournait autour de Jeanne,lui proposait son aide, voulait transporter les tasses. Elle lerenvoyait en riant.

L’après-midi passait vite. Carlos partait le premier et souvent,au moment de dîner, on l’entendait héler de là-haut :« Lou-lou, Lou-lou… »

– Mon Dieu ! criait Valentine qui s’était oubliée… etsans prendre le temps de saluer ses hôtes, elle se dépêchait demonter.

Les Sentilhes connurent les amis de la maison. Guy Gomme semontrait généralement vers la fin de l’après-midi. Il refusaitaussi bien à boire qu’à manger. Il ne parlait pas, semblait ne pasécouter, mais il aimait à se sentir là. Quand on lui demandait deréciter l’un de ses poèmes, il répondait poliment :« Non, merci. »

Maxime Legris venait plutôt après dîner. Grand, mince, timide,il ignorait l’art de se trouver un siège. On le voyait debout quandtout le monde était assis. Jeanne lui disait : « Puisquevous êtes debout, chantez-nous les mélodies deMoussorgsky. »

Le sachant phtisique, Sentilhes écoutait, profondément ému.

– Cela doit vous fatiguer de chanter ? luidisait-il.

– Cela me tue, répondait le jeune homme.

Un jour parurent en coup de vent, un gros homme brun d’unelaideur saisissante, et une femme que paraient au contraire lestons du lait, des roses et de l’or. Lui avait le front bas, leslèvres fines et sa peau bistrée se tendait sur le nez. Sous labarre sombre des sourcils pétillaient deux pointes fauves.

– Voici Potteau ! le plus grand compositeur et la plussinistre face du monde, présenta Fauvarque.

La seconde moitié de la phrase ne parut pas exagérée àValentine.

La fiancée de Potteau n’était que souplesse et clarté.« Rayon de miel », avait coutume de dire Huslin. Elles’appelait Renée Vidil.

Fauvarque, la maison de Fauvarque, tel était maintenant l’axeinvariable des pensées de Valentine. Dès que Jeanne lui ouvrait,ses yeux partaient à la recherche de Fauvarque et, s’ils tardaientà le trouver, une angoisse la saisissait. Le voir ! Elle avaitbesoin de le voir. Son image en vie, mouvante, sans cesserenouvelée était l’aliment nécessaire à son être. Aux heuresd’absence, les nerfs et la pensée tendus vers lui, elle avait lesentiment de le créer pour la minute où elle descendait. QuandFauvarque était enfin sous ses yeux, elle croyait cueillir le fruitde son œuvre.

Elle rentrait, ivre de sa joie, attentive, le long du parcours,à ne rien perdre de cette essence miraculeuse dont son cœur tropplein manquait de déborder. Arrivée chez elle, elle ne résistaitplus. Elle se dépensait en paroles. Elle n’avait jamais tant parlé.Fauvarque emplissait la maison.

Tandis qu’elle lui racontait deux fois, trois fois dans lasoirée, des scènes auxquelles il venait d’assister tout à l’heureavec elle, Sentilhes songeait que ce n’était plus là la même femme.Il l’avait toujours connue indifférente aux hommes, méthodique dansses actes, intéressée dans son amour et il se demandait commentelle avait pu garder si longtemps le secret de la fièvre, de lacouleur, du désordre dont chatoyaient maintenant ses récits.

Dès le premier jour, il avait deviné son enthousiasme et s’étaitdit qu’il se formait en elle un sentiment qui ressemblaitsingulièrement à l’amour. Il se le dit, se le répéta, revintsouvent sur cette pensée et il était étonné de l’admettre sansindignation. Il s’accoudait à son chevalet, prenait un airpréoccupé et laissait tomber ces mots :

– Elle aime Fauvarque…

Cela résonnait calmement à ses oreilles. Il reprenait d’unaccent plus profond :

– Oui… Elle aime Fauvarque…

Mais aucune émotion ne suivait, pas l’ombre d’une suggestiontragique… Alors il s’avançait jusqu’au guéridon, saisissait entredeux doigts la fleur rouge d’un fuchsia et, d’un ton d’ironie,légèrement amer, il se disait :

– Mon pauvre Carlos, je te découvre… une âme de mari…comment dirais-je ? de mari… cela me paraît… oui !vraiment…

En réalité, Sentilhes admirait trop son nouvel ami Fauvarquepour faire surgir d’un sentiment qui allait à lui, les imagesbrutales dont se fût nourrie sa colère.

Intimement, sans d’ailleurs en convenir, il pressentait quel’amour de Valentine ne pouvait pas aboutir à une bassesse.Ah ! certes, il eût souhaité de la voir aveugle et sourde àl’endroit de Fauvarque, mais comment lui reprocher d’être sensibleà une séduction qu’il subissait parfois jusqu’à douter desoi ?

Juin s’achevait par de belles journées. Le quartier rappelait laprovince avec ses rues désertes, blanches de poussière. C’étaitl’époque où les Sentilhes prenaient habituellement leurs vacances.Lui en parla. Valentine fit la moue à l’idée d’un voyage. Ils’empressa de l’approuver. Ni l’un ni l’autre ne voulaient quitterleurs voisins.

Les nuits étaient douces, presque toujours étoilées. Fauvarqueet sa femme restaient tard dans le jardin. L’atelier répandaitalentour sa lumière jaune, arrondie sous les arbres. Ellen’atteignait pas le couple assis à l’écart. Bientôt, dansl’obscurité, le mari disparaissait. Mais on voyait longtemps unpoint blanc où se ramassait le reflet poudreux des étoiles :c’était Jeanne.

Des immeubles gris entouraient le jardin de murailles hautes etabruptes. Obstinément fermés à la suavité de l’heure, ils ladéversaient toute dans le carré d’arbres qu’ils surplombaient commeune fraîche oasis au creux d’une montagne.

Les Sentilhes pressés l’un contre l’autre dans la fenêtre quis’ouvrait à la hauteur des genoux, encombrés par leurs sièges, nerecevaient qu’à de longs intervalles, accidentellement, la brisequi mettait dans les grisards d’en face un bruissementininterrompu.

– Pousse-toi, Carlos.

– Mais, ma chérie, je suis réellement tout à fait àl’étroit.

Il s’épuisait à exalter les beautés de l’heure ; ellefermait les yeux pour en tirer une jouissance plus complète, maisle jardin, en bas, la fascinait. L’homme qu’elle aimait respiraitlibrement dans la nuit ! Elle ne sentait plus, par contraste,que le plafond bas qui l’étouffait.

Elle disait sans douceur :

– Avec tes longues jambes, il n’y a pas moyen d’être deux àcette fenêtre.

S’il se tassait sur lui-même, elle reprenait d’une voixcompatissante :

– Non, je t’assure, c’est inutile… Nous pourrionsdescendre.

Alors, elle jetait vivement une cape sur ses épaules, il prenaitun chapeau et tous deux se hâtaient de sortir. Du coup elle étaitrassérénée. Carlos suivait, content.

Ils traversaient la rue, Fauvarque venait leur ouvrir. Tout desuite il leur disait :

– Nous allons nous asseoir, il fait si bon.

Jeanne, du doigt, leur indiquait leur place.

– Voici deux fauteuils que nous avions préparés pourvous.

Ils ne voulaient rien perdre de l’enchantement où plongeait lemonde. Chacun s’asseyait. On se taisait.

Cependant, tous n’apportaient pas une égale liberté en face dela nuit. Jeanne et Henri seuls s’en pénétraient pleinement,Valentine et Carlos avaient les yeux fixés sur leurs hôtes,imitaient leurs physionomies, prenaient leurs attitudes, recevaientd’eux leurs sensations.

Quand il était tard, Fauvarque secouait les épaules.

– Il commence à faire humide, disait-il.

Jeanne se soulevait :

– Je crois, en effet, qu’il faudrait rentrer.

– C’est vrai, murmuraient les Sentilhes.

On les retenait encore une demi-heure. Tous ensemble ilsrentraient dans l’atelier, rassasiés d’espace. Jeanne tirait sur labaie vitrée les stores de satinette orange, puis elle faisait duthé.

Fauvarque aussi pressentait l’amour de Valentine. Il en suivaitle progrès sur son visage et savourait en silence la part qui s’enépanchait vers lui. Cette femme lui montrait des prunellesmagnifiquement pleines, des narines palpitantes ; ellemettait, pour venir, les robes qui lui seyaient le mieux et selavait dans des eaux parfumées. Il acceptait ces dons, laregardait, la respirait et, au milieu de ces fines et nombreusesjouissances, poursuivait avec elle des relations si courtoisesqu’il paraissait tout ignorer. S’il l’avait saisie brusquement dansses bras en disant : « Vous m’aimez ? » elleeût répondu : « Oui. » Mais il était trop sage pourassumer un rôle inutile.

Après ces veillées, Valentine se sentait l’âme robuste, heureuseet sereine. Sentilhes l’accompagnait. Elle se serrait contre luiet, soudain, s’intéressait à sa personne et à ses espoirs. Elledevinait alors qu’il se livrait à son art avec une ardeurraffermie, que ses projets étaient plus vastes. Lui aussi puisaitlà-bas des énergies qui le renouvelaient.

Enrichis par une force étrangère, ils se haussaient ensemblevers un plan de vie supérieur à l’ancien. Mais ils ne voyaient pasencore ce qu’il y avait d’artificiel dans cet accroissement deleurs individus. Pendant quelques heures, ils vivaient del’impulsion reçue. Puis elle s’épuisait, laissant en eux le vide,et leurs êtres dépossédés aspiraient à Fauvarque.

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