Un Roi tout nu

Chapitre 7

 

De chez Sentilhes à la gare Saint-Lazare, ils n’avaient paséchangé une parole. Fauvarque trouva au fond de sa poche les deuxbillets de retour, et ils s’engagèrent sous la marquise. Luisuivait Jeanne en songeant : « Que lui ai-je fait ?Pourquoi m’en veut-elle ? » Il craignait l’expressionmorne avec laquelle elle gagnait les wagons de deuxième classe. Letrain, bas sur ses roues, avec toutes ses portières ouvertes,s’étirait dans un bâillement prolongé.

– Je paierai les suppléments. Viens, nous serons mieux ici,dit Fauvarque en désignant un compartiment de première.

Jeanne revint sur ses pas et monta. Afin d’éviter les yeux deson mari, elle regarda par la portière. Les quais étaient gris depoussière. De l’eau y croupissait par endroit. Sur la voie, desflaques de graisse s’étalaient entre les rails. L’air confiné, lafumée en suspens achevaient de rendre misérable ce hall immense oùles êtres passent anonymes comme des colis.

Patiemment Fauvarque attendit que le train s’ébranlât. Deuxrangées d’immeubles plats comme des ruines défilèrent. Malgré leslueurs sourdes qui éclairaient quelques-unes des fenêtres, on eûtdit la vie improbable derrière ces façades. Vinrent les faubourgs.Un peu de campagne sombre s’insinua, écarta les maisons, se fitentre elles une place de plus en plus large. Jeanne regardaitobstinément au dehors où il n’y eut bientôt plus que la nuit.Fauvarque s’avança vers elle d’un geste franc.

– Alors, demanda-t-il en riant, c’est défendu de causer, cesoir ?

– Non.

– Tu as un reproche à me faire ?

Elle ne répondit pas.

– Je vois, tu en as un !

Elle haussa les épaules et le silence retomba. Entre eux dumoins, car, filant encadré de deux parois de nuit, le train faisaitun vacarme terrifiant. Une lumière lointaine déployait par momentde vastes espaces derrière la vitre, puis, de nouveau, c’était uncouloir sombre.

Fauvarque se recula. Mais son sourire persistait. Il s’abandonnaà la fuite du train qui les emportait, Jeanne et lui, pareils àdeux cellules d’un organisme dispersé. L’un et l’autre avaient lesentiment que sortis du cadre où étaient installées leursexistences, ils erraient fragiles et vulnérables. Mais sans douteque là-bas, chez eux, grâce à quelques artifices, entourés de leursmurs, de leurs meubles, ils se rappelleraient un but qu’ilss’étaient assigné dans la vie. Et leurs caractères propres,renaissant par reflet, les fortifieraient en eux-mêmes.

« Évidemment, rêvait Fauvarque, c’est une tristesse… nousdescendons un jour voir des amis, dans une ville… Nous sommeslibres, jeunes et sains… Quand même, dès que tombe le soir, il fautsonger à dormir… Notre maison est loin… il faut prendre destramways… un train… traverser la campagne… plusieurs petitesvilles… des villages… ensuite marcher dans la nuit jusqu’à uncertain croisement de routes… À ce point précis de la terre, noslits sont préparés et le chien nous reconnaît quand nousentrons… »

Après deux heures de trajet, ils arrivèrent à Vernouillet.

La nuit était noire. Sous le crépitement lumineux d’un arcvoltaïque, les faces étaient suscitées violemment, mais d’un seulcôté, comme des masques. Ils reconnurent le visage rubicond àmoitié endormi d’un contrôleur. Ils se virent mutuellement, avecdes joues énormes et des épaules postiches. Ils sortirent mêlés àune foule de monstres silencieux et sages, qui se divisa dès laporte en plusieurs groupes et alla se fragmentant de plus en plus.Bientôt Jeanne et Fauvarque se trouvèrent seuls sur la route. Ilsmarchaient vite. Le ciel était trop vaste. Deux yeux rondssurgirent. Ils tournèrent à droite, à gauche ; un mugissements’éleva.

– Range-toi, cria Fauvarque.

Jeanne continua, et ils furent ensevelis dans un nuage depoussière. Un juron allait jaillir du cœur de Fauvarque, mais il semaîtrisa, car il haïssait les défaillances morales qui laissentl’être veule et appauvri.

– Les riches… ricana Jeanne.

Ces mots l’attristèrent. Cependant, il répondit, railleur sansen avoir envie :

– Tu en as vu quelques-uns et non des moindres ce soir.

– Je te crois ! s’écria-t-elle d’une voix forte, où ilapparaissait qu’enfin elle descendait sur le terrain de sesréflexions.

Elle ajouta :

– Tu as vu Cardoner ? Cette espèce de vagueentrepreneur que tu nourrissais de tes idées, en faitd’architecture ? Il a eu un air bien protecteur en te serrantla main, et il est parti devant nous, dans une somptueuselimousine.

– Pauvre vieux Cardoner, répondit naïvement Fauvarque avecun rire traînant, et il m’a raconté que son foie est attaqué.

– Si tu savais ce que je me soucie de son foie !s’écria Jeanne irritée par cette réponse.

Elle reprit :

– Alors les Sentilhes roulent sur les millions !

– Le voici bombardé peintre officiel, reçu aux dîners del’Élysée ! décoré ! Il ne lui reste plus qu’à entrer àl’Institut, répondit mollement Fauvarque ; pauvre garçon, ilest perdu sans espoir…

– Ah ! c’est scandaleux. Tu as vu la face rouge demadame Verdavoir. On l’invitait sans doute parce qu’elle vient decommander sa tête, et qu’elle paye cher. Elle portait tant debagues et tant de bracelets qu’elle avait du mal à remuer lesbras.

Fauvarque étouffa un petit rire :

– La pauvre femme ne se doute pas, murmura-t-il, qu’à cetteminute, nous deux, sur cette route, nous sommes en train de nouspayer de la rigolade sur son compte.

Jeanne se tut un instant. Son pas se fit plus nerveux. « Ilesquive toutes mes questions », pensa-t-elle. Soudain sa voixs’éleva agressive, et, dans l’obscurité, résonna fort comme dansune chambre close.

– Mais enfin, s’écria-t-elle, tu trouves à chacun desraisons de les plaindre. On dirait que chez nous tout est sujetd’allégresse.

– Nous, c’est autre chose, dit Fauvarque, nous sommesheureux.

Ils firent en silence le reste du trajet. Lorsqu’ils arrivèrentle chien aboya ; Fauvarque alluma la lampe à pétrole. Unelumière dorée se répandit et vint s’écraser doucement contre lesmurs.

Les décorations de Fauvarque, les meubles de Fauvarque, lestoiles de Fauvarque parurent. Il les reconnut joyeusement. C’étaitbien là ses réserves de forces, ses économies de courage ; ilretrouvait sa confiance revenue à la maison avant lui.

– Ça fait du bien d’être chez soi, dit-il à voix haute.

Il reprit :

– Sur les routes de Seine-et-Oise il se rencontre sansdoute des gens fortunés, décorés, illustres, mais entre ces quatremurs, je ne connais qu’une paire de monarques tout-puissants, c’esttoi, et moi…

Jeanne en répondit pas. Elle entra dans la cuisine où il fallaitréchauffer le dîner. Il l’entendit frotter une allumette, déplacerdes casseroles, ouvrir le robinet. Alors, assis sous la lampe, ilse mit à réfléchir sans forfanterie, loyalement. Des véritéss’éclairaient pour lui ce soir. Il regarda encore autour de lui. Yavait-il dans cette maison des traces de Jeanne ?Retrouvait-elle aussi en entrant un dépôt de sa vie morale, unerichesse qui lui fût propre ? Aux heures de lassitude ses yeuxpouvaient-ils s’accrocher à quelque preuve tangible d’une heured’enthousiasme et de création ?

Un chapeau de paille à rubans roses traînait sur une chaise et,là-bas, sous le coussin violet du sofa s’était affaissé un sac àouvrage. Dans ce milieu où la personnalité du peintre avait mordujusqu’aux pierres, il n’y avait que ces deux humbles jalons, cesdeux objets frêles et qu’un geste pouvait écarter pour fairesouvenir que Jeanne, – oui, dans cette pièce, dans cette maison,poursuivait sa vie et, un à un, laissait tomber ses jours dans lepassé qui, pour elle, était un gouffre sans fond.

Le cœur d’Henri était long à s’émouvoir. Mais son cerveaus’entoura de ténèbres, et il songea : « C’est donc celale sort des femmes ?… »

Elle allait, venait. Elle préparait la table, surveillait lescasseroles. Ah ! comme il la trouvait jolie, jeune, comme iltrouvait son front et ses yeux lumineux. Cependant il se disaitavec stupeur :

– Elle n’a qu’un présent…

Et il comprit qu’il devait avoir pitié. « Que fait-elledans la vie ? Elle y passe comme une ombre, elle a été mise làpar la nature autour du riche et puissant potentat que jesuis… »

Il répéta :

– Elle n’a qu’un présent…

Et il comprit pourquoi les femmes y sont tellement attachées.Futiles et variables elles avaient droit de l’être puisque rien neles fixe. La minute qui passe les soulève telles de petites vagueset les laisse prêtes à d’autres frissons.

Mais à cette minute il eut une montée de confiance presquemystique. Jeanne s’approchait de lui. Il se rappela cette chosegrave, cette chose mystérieuse, qu’elle portait un enfant dans sonsein.

– Valentine m’a raconté que Huslin est entré ces tempsderniers dans de grosses affaires et qu’il a déjà amassé beaucoupd’argent, dit-elle.

– C’est bien le moins, avec le mal qu’il sedonne !

– Il n’y a pas que les imbéciles qui s’enrichissent,conclut Jeanne.

« Tu n’as que le présent, lui répondit Fauvarque en pensée,mais c’est tout le présent du monde avec ses convoitises, sesfrénésies, ses jouissances, et ton goût pour ce présent terriblecommencer à lutter contre moi ! »

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